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Le Monde Imaginaire du Président Bush

2 juillet 2005

Mémo A: Fans, Surfeurs, Clients
De: Jude Wanniski
Re: L'Opinion de Zbigniew Brzezinski

Un sondage, conduit la semaine dernière par l'institut Gallup, rapporte que 46% des personnes interrogées estiment que le Président Bush devrait être mis en accusation si l'on peut démontrer qu'il a volontairement trompé la nation pour la mener en guerre contre l'Irak. Mais à moins que vivre dans un monde imaginaire ne soit une cause d'empeachment, je ne pense pas que cette idée puisse aboutir. Le Sénateur républicain Chuck Hagel, du Nebraska, pense que le gouvernement est "déconnecté de la réalité," ce qui correspond à ce que j'ai toujours pensé du déphasage de notre président. Ce furent ses subordonnés, les néocons, qui le conduisirent indûment à la guerre - en construisant une histoire bidon et en la lui enfonçant dans le cerveau, une histoire à laquelle il se raccroche toujours pour justifier les coûts humain et financier de la guerre. Le discours qu'il a adressé à la nation en prime time mardi dernier, essayant de rallier la nation à ses côtés, a totalement raté son objectif, puisque le peuple américain peut désormais se rendre compte que la réalité est tout autre et que l'Irak est un bourbier aussi impossible à vaincre que le Vietnam ne le fut, en son temps, dans sa phase finale.

L'édito, que Zbigniew Brzezinski (l'ancien Conseiller à la Sécurité Nationale de Jimmy Carter) a livré jeudi dernier au Financial Times, est le meilleur commentaire que j'ai entendu sur ce discours. Lui aussi pense que le Président vit dans un autre monde, un monde qu'il a fabriqué lui-même, et il apporte une critique constructive, comme jamais un autre Démocrate élu ne l'a fait auparavant. C'est probablement parce que "Zbig" considère à juste titre que la question palestinienne fait partie intégrante du conflit en Irak, et qu'aucun parti politique n'est prêt à se confronter à Israël sur cette question.

L'explication vaseuse de Bush sur la Guerre d'Irak
Par Zbigniew Brzezinski

A la manière d'un romancier qui souhaite injecter un peu de vraisemblance à son roman, George W. Bush, le président américain, a commencé son discours sur l'Irak en se référant à un fait historique, bien trop tragiquement connu de son auditoire. L'évocation du crime monstrueux du 11 septembre 2001 a été servie en guise d'introduction au bobard qui a suivi : que l'Irak était complice dans les attentats du 11 septembre et que ce pays avait donc, en fait, attaqué les Etats-Unis ; que les Etats-Unis n'avaient eu d'autre choix que de se défendre contre l'agression irakienne ; et qu'enfin, si l'Amérique ne luttait pas contre les terroristes en Irak, ces derniers déferleraient par l'océan pour attaquer l'Amérique.

Mais comme la fiction ne suit pas les mêmes règles que l'Histoire, M. Bush n'était aucunement obligé de se référer à sa propre certitude initiale - à propos des "armes de destruction massive" irakiennes (ou, plutôt, leur absence embarrassante) ou à la suite maladroite qu'il a donnée à la campagne d'abord victorieuse de l'armée américaine ; ou au fait que l'occupation de l'Irak se transforme en gigantesque centre de recrutement pour les terroristes. De la même manière, il était inutile de parler de la triste réalité de l'insurrection irakienne qui ne semble pas à "l'agonie" ou des choix inextricables auxquels les Etats-Unis sont désormais confrontés.

Mais l'aspect le plus dérangeant de ce discours est qu'il ne propose pas d'analyse sérieuse sur les problèmes de sécurité à une échelle régionale plus large et de la relation entre ces problèmes et l'énigme irakienne. Cette relation fait courir le risque à l'Amérique de se retrouver en dehors du coup au Moyen-Orient - en grande partie à cause des agissements de M. Bush. Et cela dépend beaucoup de la durée de la poursuite par les Etats-Unis d'objectifs irréalisables en Irak. Et aussi si les Etats-Unis s'engagent sérieusement dans le processus de paix israélo-palestinien, comment la relation américaine avec l'Iran est gérée et de quelle manière est mené le plaidoyer pour la démocratie au Moyen-Orient.

La vérité à propos de l'Irak est que 135.000 soldats américains ne peuvent pas créer une "démocratie" stable dans une société déchirée par des conflits ethniques et religieux qui s'intensifient. Les chefs militaires américains, contredisant M. Bush, ont déclaré publiquement que l'insurrection ne faiblit pas. Il est utile de rappeler à ce sujet l'observation sage qu'avait faite Henry Kissinger (sur la guerre du Vietnam, mais qui a toute sa pertinence ici) selon laquelle les guérilleros sont en train de gagner si ce n'est pas eux qui perdent. Plus longtemps les troupes US restent impliquées en Irak, plus la victoire restera "sur l'horizon" - ce qui veut dire : un objectif qui s'éloigne au fur et à mesure que l'on se dirige vers lui.

Seuls les Irakiens peuvent établir un minimum de stabilité en Irak, et cela ne peut se faire que part la coopération entre Chiites et Kurdes. Ces deux communautés ont le pouvoir, soit de convaincre, soit d'écraser les Sunnites moins nombreux. En conséquence, l'objectif immédiat des Etats-Unis devrait favoriser un dialogue entre les leaders autosuffisants chiites et kurdes sur les conditions qui leur permettraient de réclamer publiquement le désengagement des Etats-Unis.

Tout cela serait bien moins risqué si c'était accompagné de progrès sérieux dans le processus de paix israélo-palestinien. Des progrès qui doivent aller au-delà du désengagement de Gaza, sinon un regain de violence réciproque est à attendre. Pour progresser, il faut que les Etats-Unis s'impliquent et montrent leur volonté de faire pression sur les deux parties pour qu'elles adoptent une vraie détermination et qu'elles se dirigent vers des objectifs clairs. Les faux-fuyants, la partialité au bénéfice d'une des deux parties et la tentation d'occulter cette question sont des encouragements à un conflit perpétuel.


De la même façon, le retrait des Etats-Unis de l'Irak serait rendu à la fois plus difficile et plus coûteux en cas d'escalade des hostilités entre les Etats-Unis et l'Iran. L'Iran n'a pas tiré tous les avantages de l'occasion qui lui est offerte de semer le trouble, mais la tentation de le faire augmentera si la politique américaine envers lui liait la question nucléaire à la poursuite d'un "changement de régime". Nous n'avons pas beaucoup d'indications que la Maison Blanche est sensible à cette réalité.

La démocratie au Moyen-Orient est un objectif valable à condition que ce soient les peuples de la région qui la poursuive eux-mêmes. En prenant publiquement un ton dictatorial, les officiels américains ont toutes les chances de provoquer l'émergence de régimes radicaux populistes motivés par une forte colère anti-américaine (et anti-israélienne).

L'histoire romancée de la guerre menée par les Etats-Unis contre le terrorisme en Irak ne prend pas en compte le fait que ce conflit engendre de l'hostilité envers les Etats-Unis, que la persistance du conflit israélo-palestinien stimule la colère régionale contre l'Amérique, que les menaces continuelles de "changement de régime" en Iran durcit l'animosité iranienne contre un pays qui prêche trop lourdement la démocratie en posant le risque de légitimer l'hostilité populaire contre cette idée. En expliquant les causes de l'échec impérial, Arnold Toynbee finit par attribuer cet échec à la "gestion suicidaire des affaires publiques". Bien entendu, lui parlait d'Histoire et pas de fiction.

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Traduit de l'américain par Jean-François Goulon
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