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Quel scandale "pétrole contre nourriture" ?

10 déc 2004

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De: Jude Wanniski
Re: Encore un complot impérialiste des néocons.

Ça a fait du bien de voir la Maison Blanche faire échouer les néoconservateurs dans leur projet grossier de diffamer le Secrétaire Général des Nations-Unies avec le soit-disant "scandale pétrole contre nourriture". Pendant un moment, on a bien cru que l'aile impérialiste des Républicains avait pris le contrôle du parti, mais l'ambassadeur des États-Unis, John Danforth, vient de faire savoir que le Président [Bush] ne fait pas partie de la meute qui en a après le scalp de Kofi [Annan]. Ce dernier n'a rien à craindre, mais les néocons ont toujours l'intention d'affaiblir autant qu'ils le pourront les Nations-Unies. C'est ce que j'ai voulu faire comprendre dans ce commentaire, que j'ai écrit pour Al-Jazeera la semaine dernière.


Qui se cachent derrière le scandale pétrole-contre-nourriture ?

Par Jude Wanniski

Depuis quelques mois, il est devenu limpide que Saddam Hussein disait la vérité lorsqu'il soutenait qu'il ne possédait pas d'armes de destruction massive ou qu'il n'entretenait pas de liens avec Al-Qaida. Les néocons., qui avaient persuadé le Président Bush de déclarer la guerre à l'Irak, auraient dû se sentir embarrasés. Pensez-vous! Pas le moins du monde! Ils savaient depuis bien avant l'invasion de l'Irak que Saddam Hussein avait fait tout son possible pour assurer au monde qu'il ne constituait aucune menace tant pour la région, que pour les Etats-Unis ou même pour le monde.

Les intentions des néoconservateurs n'ont jamais été secrètes : Ils voulaient un "changement de régime" — partie de leurs plans d'un Empire américain — avec un poste avancé permanent à Bagdad.

Pour y arriver, ils devaient balayer tous les obstacles se trouvant sur leur chemin, et donc des attaques en règles contre les institutions internationales, qui avaient été mises en place justement pour éviter les guerres en utilisant la diplomatie à travers la menace de sanctions.

Cela signifiait discréditer les Nations-Unies, la surveillance exercée par les Nations-Unies, les inspecteurs en armes chimiques et biologiques de la Commission de Vérification et d'Inspection (UNMOVIC) dirigée par Hans Blix, ainsi que l'Agence Internationale à l'Énergie Atomique (AIEA) dirigée par Mohamed el-Baradaï.

La France, l'Allemagne, la Russie et la Chine étaient devenues des obstacles au changement de régime à Bagdad, aussi bien au Conseil de Sécurité de l'O.N.U. qu'à l'OTAN [pour la France et l'Allemagne] .

Afin de les neutraliser auprès de l'opinion publique américaine, les néocons utilisèrent leurs relations dans les médias d'information en leur demandant de diffuser des accusations contre ces pays. Accusations selon lesquelles ceux-ci poursuivaient des intérêts égoïstes liés au pétrole irakien.

De toute cette salade est sorti le "scandale pétrole-contre-nourriture" qui menace à l'heure actuelle de faire tomber le Secrétaire Général Kofi Annan et de vilipender les Nations-Unies ainsi que les institutions qui y sont affiliées.

Un gros titre, dans le New York Times du 4 décembre, avertissait : "Des officiels aux Nations-Unies craignent que le poste d'Annan ne soit peut-être en danger."

Il est clair que les néocons et leurs relais médiatiques, qui véhiculent leurs paroles, sont à l'origine de ce "scandale".

Dans le reportage du Times, l'ancien ambassadeur [américain] auprès des Nations-Unies sous Bill Clinton, Richard Hoolbrooke et une autre personne soutenant Kofi Annan ont déclaré : "Le danger actuel est qu'un groupe de personnes, voulant détruire ou paralyser l'O.N.U., commence à s'attirer le soutien de ceux dont l'objectif est de la réformer les Nations-Unies."

Que se passe-t-il au juste ? Où se trouve le scandale ?

Pour l'instant, on n'a trouvé encore personne qui ait plongé la main dans le pot de confiture. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il y a eu des rumeurs selon lesquelles plusieurs personnes liée à la direction du programme pétrole-contre-nourriture en Irak, et l'O.N.U. elle-même, auraient tiré des bénéfices financiers par l'intermédiaire de transactions obscures.

Il est aussi prétendu que des dirigeants de l'O.N.U. auraient détourné leur regard lorsque Saddam Hussein aurait versé des pots-de-vin de plusieurs milliards de dollars qui auraient atterri sur des comptes étrangers. Il est aussi suggéré que Saddam utilisait ces sommes pour financer sa machine militaire et le terrorisme international, pour construire des palais afin d'accroître son emprise, tout en détournant l'argent de leurs destinataires — les pauvres en Irak.

Pour tout remettre dans l'ordre, il faut se rappeler que Saddam avait été dûment nommé à la tête de l'état irakien, que son gouvernement était non seulement reconnu officiellement durant la guerre Iran/Irak, mais qu'il avait reçu un soutien significatif durant cette même guerre.

La raison pour la quelle il a envahi le Koweït en 1990 est une autre histoire, mais il est à présent reconnu que ce conflit n'était qu'entre lui et l'émir du Koweït et pas avec d'autres pays du Moyen-Orient.

Il a été maintenant aussi démontré que l'Irak avait rempli les conditions que le Conseil de Sécurité lui avait imposées juste après la guerre, conditions qui exigeaient qu'il détruise ses armes non-conventionnelles pour obtenir la levée des sanctions économiques et pour que le gouvernement irakien puisse reprendre ses exportations de pétrole.

À cette fin, c'était l'O.N.U. qui avait pris possession des ressources pétrolières irakiennes.

Selon un calcul approximatif, j'ai compté que si les sanctions avaient été levées en 1991 (date à laquelle elles auraient dû effectivement être levées), l'Irak aurait gagné des sommes considérables grâce à la vente de son pétrole. À une moyenne de 10$ le baril pendant 14 ans, ils auraient encaissé 126 milliards de dollars [environ 2,45 millions de barils/jour].

À une moyenne, plus probable sur cette période, de 15$ à 20$ le baril, le gouvernement irakien aurait pu rembourser tous ses créanciers et en même temps permettre aux Irakiens de retrouver le niveau de vie élecé dont ils profitaient avant la guerre Iran/Irak (guerre durant laquelle, je vous le rappelle, les Etats-Unis soutenaient l'Irak).

Le programme pétrole-contre-nourriture a été mis en place en 1996 parce que les sanctions économiques imposées par l'O.N.U. perduraient, à cause de l'instance américano-britannique.

C'est ce que montre en partie les rapports de l'O.N.U., selon lesquels 1,5 civils irakiens sont morts à cause de la malnutrition et des maladies engendrées par les sanctions.

Plus directement, c'était parce que le président Clinton a bombardé l'Irak début septembre 1996 pendant sa campagne de réélection, sur l'information selon laquelle Bagdad avait violé l'espace aérien interdit au dessus du Kurdistan irakien.

Il s'avéra que Saddam n'avait pas violé cet espace aérien interdit mais qu'il avait envoyé des soldats par voie terrestre au Kurdistan, à la demande du gouvernement de cette province, qui était attaquée par des Kurdes soutenus par les Iraniens.

La raison ? La détresse économique, puisque cette région souffrait elle aussi de la malnutrition et de la maladie touchant l'ensemble de l'Irak.

Les Kurdes sont les amis des néoconservateurs. Il fallait qu'on les aide à se sortir de cette détresse. C'est pourquoi a été mis en place le programme pétrole-contre-nourriture, destiné à soulager tous les citoyens irakiens — et surtout les Kurdes qui obtiendront la part du lion de cette aide, financée par les revenus pétroliers.

Je ne connais pas tous les détails du déroulement de ce programme sur toutes ces années, mais, lorsque les néocons ont soulevé, par l'intermédiaire de leurs amis dans les médias, le problème de la corruption au sein des Nations-Unies, Annan a fini par comprendre qu'il devait répondre.

Il a déclaré qu'il allait ouvrir une enquête sur ces accusations et il a réussi à persuader l'ancien président de la Réserve Fédérale, Paul Volcker — sans doute le personnage politique américain le plus respecté et à l'image plus que parfaite — de diriger cette enquête et d'établir un rapport. Ce dernier est attendu dans le courant du mois prochain.

Annan a rejeté la demande de démission qui lui a été faite par le Sénateur Républicain du Minnesota, Norman Coleman.

Sans le nommer, c'était clairement de Coleman qu'il se référait lors d'une conférence de presse le week-end précédent en déclarant : "J'espérai qu'après avoir nommé une commission d'enquête indépendante [dirigée par Volcker], nous attendrions tous qu'ils accomplissent leur travail pour, ensuite, en tirer nos conclusions et adopter des jugements. Il s'avère que ce n'est pas ce qui c'est passé."

Pourquoi les espoirs d'Annan ont-ils été ruinés par Coleman, ce sénateur fraîchement élu qui préside le sous-comité permanent des enquêtes ?

L'hypothèse que j'avance est que les néocons., qui continuent d'avoir une sérieuse influence sur le gouvernement de Bush par l'intermédiaire du cabinet du vice-président Dick Cheney, savaient parfaitement qu'en accomplissant honnêtement sa tâche la commission Volcker établirait que le programme pétrole-contre-nourriture a pratiquement fonctionné comme il était censé le faire.

Cette commission ne trouverait rien qui puisse être considérer comme criminel ou corrompu et que même Saddam n'avait rien fait d'autre qu'un autre chef d'état dans sa situation n'aurait fait dans des circonstances similaires.

Il est parfaitement évident que Coleman a vu l'occasion de jeter le discrédit en affirmant que la corruption au sein de l'O.N.U. était déjà un fait connu.

Sa "révélation" était que le fils de Kofi Annan avait reçu des sommes pour un total de 150.000$ sur plusieurs années, de la part d'une société contractante dans le programme pétrole-contre-nourriture.

D'où est venue cette information ? Du New York Sun, un journal confidentiel fondé par le magnat canadien Conrad Black il y a quatre ans pour être l'organe des néocons.

Richard Perle, l'intellectuel néocon le plus en vue et qui a fourvoyé Bush dans la guerre contre l'Irak, a été un associé de longue date de Conrad Black et un des directeurs du Jerusalem Post, une des nombreuses holdings de presse de Black.

Perle est aussi le flambeau de l'empire médiatique "Fox News" de Rupert Murdoch, ainsi que de la National Review, et de toute une galaxie de membres permanents des deux partis politiques au Congrès des Etats-Unis.

Claudia Rosette, qui est éditorialiste au Wall Street Journal, s'est vue confier la mission de salir Volcker, et, dans plusieurs articles, cette dernière l'a pratiquement dépeint comme étant mené par le bout du nez par Kofi Annan, ou au minimum comme traînant les pieds alors qu'il devrait déjà pouvoir condamner l'O.N.U. pour corruption.

Le plan de jeu est bien sûr de forcer Volcker à faire un rapport qui vilipende l'O.N.U. et qui la menace d'interrompre le financement des Etats-Unis, à moins que la maison ne soit nettoyée.

Mais que se passera-t-il si Volcker découvre que le seul "tort" a été commis par le gouvernement de Bagdad, en vendant son propre pétrole à ses voisins, en particulier à la Turquie et à la Jordanie, et que les revenus furent déposés sur des comptes à la banque nationale et utilisés pour des raisons d'état légitimes ?

Nous savons aussi que le pétrole est passé par les mains de l'agence de l'O.N.U., établie pour s'assurer que les revenus étaient bien destinés au peuple et non pas au gouvernement irakien, et qu'il lui fallait aussi la coopération de Bagdad pour extraire le pétrole et le livrer.

Plutôt qu'un "pot-de-vin", comme l'a dénoncé Rosette, Coleman et la presse affiliée au néocons., ces 2,5% pourraient être plus correctement appelés "commission" destinée à faciliter ce processus.

Si ces commissions ont été versées au gouvernement, et non pas sur des comptes bancaires numérotés, le régime devrait alors être blanchi là-dessus par Volcker. Celui-ci se trouve dans une situation délicate.

Et qu'en est-il du rapport accablant établi par Charles Duelfer et son Groupe de Surveillance Irakien, qui a annoncé le mois dernier que Saddam Hussein avait détruit en 1991 toutes ses armes de destruction massive ainsi que les programmes y afférant ?

Bien que ça n'ait jamais fait partie de sa mission - lorsqu'il a été nommé par Bush pour vérifier plus en profondeur les intentions de l'Irak en matière d'ADM - son rapport a aussi abordé le programme pétrole-contre-nourriture.

Duelfer, qui ne pouvait pas prétendre avoir trouvé des ADM puisqu'il n'en existait pas, s'est visiblement servi du programme pétrole-contre-nourriture pour détourner l'attention de ces découvertes principales.

Ce rapport contenait la thèse gratuite que si Saddam voulait un jour reconstruire ses capacités d'ADM, il pourrait utiliser ce programme à cette fin, avec la complicité des Français, des Russes, des Chinois, des Nations-Unies et des principales compagnies de pétrole.

Pourtant, la logique devrait vous faire comprendre que les néocons. étaient depuis le début derrière ce bobard et qu'ils n'ont jamais eu l'intention de lever les sanctions contre l'Irak alors même qu'il savaient depuis 1991 que Saddam s'était quasiment plié à la première résolution de l'O.N.U.

Les Irakiens qui ont la possibilité d'éclaircir tout cela et qui peuvent démontrer que si certaines transactions peuvent apparaître comme suspectes à première vue, elles peuvent être expliquées intégralement, ceux-là ne sont pas disponibles pour témoigner.

Le régime est verrouillé et Rosette et Coleman n'y ont pas accès. Volcker y a probablement accès, et il ne partage pas ses découvertes avec le Congrès des Etats-Unis - ce qu'on ne lui a pas demandé.

Le rapport qu'il remettra à l'O.N.U. sera rendu public et on pourra alors établir des jugements. Il se peut très bien qu'il n'y ait aucun scandale et que ce soit simplement un nouveau tour des néoconservateurs pour balayer tous ceux qui se mettent en travers de leur chemin dans leur progression vers un empire global.

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Jude Wanniski est un ancien rédacteur associé du Wall Street Journal, expert en économie de l'offre et fondateur de Polyconomics, qui aide à interpréter l'impact des évènements politiques sur les marchés financiers.

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Traduit de l'américain par Jean-François Goulon
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