Par JOSEPH E.
STIGLITZ
Les
célébrations du 10ème anniversaire de Nafta (North American Free
Trade Agreement) sont en fait bien plus tièdes que ses créateurs ne
l’avaient espéré. Aux Etats-Unis, l’accord de libre-échange nord-américain n’a
réalisé ni les pires scénarios de ses détracteurs, ni les plus fervents espoirs
de ses supporters. Au Mexique, toutefois, le traité reste controversé et même
nuisible — tout comme les efforts de l’Amérique pour libéraliser le commerce à
travers le monde.
Il y a cependant de bonnes
nouvelles : en Amérique, le "bruit de succion assourdissant des
emplois ôtés à ce pays” que Ross Perot avait prédit ne s’est jamais vraiment
matérialisé. Au contraire, les six premières années de l’application de Nafta a
vu le chômage atteindre de nouveaux plus bas aux Etats-Unis. (Bien sûr, pour la
plupart des économistes, les inquiétudes de M. Perot n’étaient pas fondées.
Maintenir le plein-emploi est la préoccupation de toute politique fiscale et
monétaire, pas celle de la politique commerciale.) Nafta a apporté aussi
quelques bénéfices au Mexique ; c’est
le commerce avec l’Amérique, alimenté par Nafta — et non pas les subventions
accordées par les prêteurs de Wall Street — qui fut responsable du
rétablissement rapide du Mexique après la crise financière de décembre 1994.
Mais, tandis que le Mexique en a
tiré au début des bénéfices, surtout grâce aux exportations des usines proches
de la frontière américaine, ces bénéfices se sont évaporés, à cause à la fois
de l’affaiblissement de l’économie américaine et de l’intense concurrence de la
Chine. Pendant ce temps-là, les pauvres cultivateurs mexicains de maïs doivent
faire face à une bataille grandissante pour concurrencer le maïs américain
largement subventionné, alors que les citadins mexicains s’en sortent
relativement mieux grâce au prix plus faible du maïs. Et tandis que toutes les
principales banques mexicaines, sauf une, ont été vendues aux banques
étrangères, les P.M.E. locales — et surtout celles du secteur non-exportateur
comme les petits commerces — ont du mal à accéder au crédit.
La croissance du Mexique des dix
dernières années a été d’un maigre 1% par habitant — meilleur que dans
pratiquement tout le reste de l’Amérique latine, mais toutefois bien plus
faible qu’auparavant. De 1948 à 1973, le Mexique a connu une croissance moyenne
de 3,2% par habitant. (En contraste, lors des dix années de l’application de
Nafta, même avec la crise asiatique, la Corée a connu une croissance moyenne de
4,3% et la Chine de 7%, sur une base de calcul par tête d’habitant.)
Alors que l’espoir résidait dans
le fait que Nafta réduirait les disparités de revenu entre les Etats-Unis et
ses voisins du Sud, en réalité, ses disparités se sont accrues — de 10,6 % dans
la dernière décennie. Et pendant ce temps, on a observé une évolution décevante
dans la réduction de la pauvreté au Mexique, puisque les salaires réels ont
baissé à la vitesse de 2% par an.
Ces résultats n’auraient pas dû
surprendre. Nafta donne un petit avantage au Mexique par rapport à d’autres
partenaires commerciaux. Mais avec son faible taux d’imposition, des
investissements réduits tant dans l’éducation que la technologie, et une grande
inégalité, le Mexique devait rencontrer de grandes difficultés pour
concurrencer une Chine dynamique. Nafta a augmenter la capacité du Mexique à
fournir le secteur manufacturier américain en pièces à bas coût, mais il n’a
pas fait du Mexique une économie productive indépendante.
Lorsque le Président Bill Clinton
demanda pour la première fois, au début de son mandat, à son Comité de
Conseillers Economiques (Council of Economic Advisers) ce qu’il pensait
de l’importance économique de Nafta, notre réponse fut que les bénéfices
géopolitiques potentiels étaient bien plus grands que les bénéfices
économiques. (De la même manière, l’Union Européenne, au-delà de tous les
bénéfices économiques qu’elle a apportés, est surtout un projet politique.)
L’Amérique s’est peut-être mieux
défendue que le Mexique pour obtenir économiquement plus, mais les gains réels
ont en fait été minimes des deux côtés. Les droits de douanes étaient déjà très
bas des deux côtés, les droits mexicains étant légèrement supérieurs aux droits
américains, et Nafta n’avait aucunement l’intention d’éliminer les barrières
importantes autres que tarifaires. La disparité dans les revenus des deux côtés
de la frontière mexicaine est l’une des plus importantes au monde, et les pressions
à la migration résultant de ce fait furent considérables. Même le peu que
l’Amérique pouvait faire pour aider la croissance mexicaine aurait été bon pour
le Mexique, et bon pour l’Amérique ; et c’était la chose juste à faire
pour nos voisins du Sud.
Malheureusement, une grande part
des survaleurs auxquelles les Etats-Unis auraient pu s’attendre avait été
dilapidée. Tout d’abord, L’Amérique a tenté d’utiliser des barrières pour se
protéger des produits mexicains qui commençaient à faire une avancée sur nos
marchés — des tomates aux avocats, en passant par les camions et les balais. En
dépit des efforts impressionnants déployés par les syndicats ouvriers, les
efforts pour faciliter la vie des immigrants ont calé. Des dispositions
récentes prises en Californie pour empêcher les immigrants illégaux d’obtenir
un permis de conduire ainsi que d’accéder aux soins médicaux sont le signe
inquiétant que les conditions en faveur des immigrants mexicains dans ce pays
sont en train de s’aggraver.
Evidemment, Nafta était un projet
bien plus modeste que l’Union Européenne. Il n’envisageait pas le libre
mouvement du travail, bien que cela aurait eu un effet plus important sur le
rendement des régions que le libre mouvement des capitaux, sur lequel il
s’était concentré. Il n’envisageait pas un ensemble commun de réglementations
économiques, ni même une monnaie commune. Mais caché dans Nafta, se trouvait un
nouvel ensemble de droits — pour les affaires — qui affaiblissaient
potentiellement la démocratie dans toute l’Amérique du Nord.
Avec Nafta, si des investisseurs
étrangers sont persuadés qu’ils sont pénalisés par certaines réglementations
(peu importe si c’est vraiment justifié), ils peuvent aller en justice dans des
tribunaux spéciaux et sans la transparence accordée aux procédures judiciaires
normales. S’ils gagnent, ils reçoivent des compensations directement du
gouvernement fédéral. Les réglementations concernant l’environnement, la santé
et la sécurité ont été attaquées et mises en danger. À ce jour, des procès de
plus de 13 milliards de dollars ont été intentés.
Alors que nombres de procès sont
en cours, il est clair qu’il n’y a pas eu, avant sa ratification, un débat
ouvert et approfondi sur les conséquences de Nafta. Les conservateurs ont
cherché pendant longtemps à recevoir des compensations pour les réglementations
contraires à leurs intérêts, et les tribunaux américains et le Congrès ont
généralement rejeté ces tentatives. Maintenant, les entreprises ont peut-être
indirectement obtenu, grâce au traité, ce qu’elles ne pouvaient pas obtenir
plus ouvertement à travers un processus politique démocratique.
Cependant, ceux qui ont eu à
souffrir des actions des entreprises étrangères, par exemple par le dommage
qu’elles causent à l’environnement, n’ont pas de protections comparables en
pouvant faire appel à un tribunal international et recevoir des compensations
financières. L’inquiétude est que Nafta étouffera la réglementation, peu
importe les conséquences sur l’environnement, la santé ou la sécurité.
Tout ceci a des implications
importantes pour l’accord proposé sur le libre-échange en Amérique, et pour les
pays qui envisagent de signer des accords commerciaux bilatéraux avec les
Etats-Unis. Signer un accord de libre-échange n’est ni une chose facile ni une
assurance d’aller vers la prospérité. Les Etats-Unis ont dit qu’il ne voulaient
pas mettre sur la table, cette fois-ci, les questions concernant l’agriculture
ou les barrières douanières. Mais tandis qu’ils refusent de céder sur ces
points, ils exigent des pays latino-américains de compromettre leurs
souverainetés nationales et d’accepter « les protections » accordées
aux investisseurs.
En fait, les Etats-Unis ont
demandé que ces pays libéralisent complètement leurs marchés de capitaux au
moment-même ou le Fonds Monétaire International a fini par comprendre qu’une
telle libéralisation ne favorise ni la croissance ni la stabilité des pays en
développement. Malheureusement, nombre de ces pays plus petits et plus faibles
seront probablement d’accord avec la chimère suivante : qu’en se liant à
l’Amérique, il partageront la prospérité américaine.
Dans le long terme, alors que des
groupes d’intérêts particuliers pourraient bénéficier d’un tel traité
commercial injuste, les intérêts nationaux de l’Amérique — d’avoir des voisins
stables et prospères — ne sont pas bien servis. Déjà, la manière dont les
Etats-Unis intimident les pays plus faibles d’Amérique centrale et du Sud pour
les forcer à accepter leurs conditions génère un ressentiment considérable.
Si ces accords commerciaux ne
font pas mieux pour eux que Nafta a fait pour le Mexique, alors la paix et la
prospérité dans cette partie du monde sera en danger.
Joseph E. Stiglitz est professeur
d’économie à l’Université de Columbia et l’auteur de “Quand le capitalisme perd
la tête” ("The Roaring 90's"). Il a été l’économiste en chef de la
Banque Mondiale de 1997 à 2000. Il a reçu le Prix Nobel d’économie en 2001 pour
« La grande désillusion ».
Traduit de l’anglais (américain) par
Jean-François Goulon