QUESTIONS  CRITIQUES

 

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Les Années Reagan

 

Par Steve Kangas (†1999)

 

 

 

TROIS GRANDS EVENEMENTS

CONDUISIRENT AUX ANNEES 80 :

 


La Montée en Puissance du Système d’Intérêts Particuliers

 

Lorsque l’Amérique est entrée dans les années 70, l’héritage de la classe politique était clairement d’aider les pauvres. Cependant, le Congrès procéda, au milieu des années 70, à un certain nombre de changements notables dans la manière de faire de la politique et de financer les campagnes électorales. Ces changements permirent l’essor des lobbyistes dont le but avéré est d’influencer le gouvernement au profit des intérêts particuliers qu’ils représentent.

 

Dans un système électoral où la meilleure chance de gagner les élections va a celui qui dépense le plus d’argent, il est crucial pour les politiciens de s’attirer les faveurs des lobbyistes afin d’obtenir leurs donations. A partir de 1980, les intérêts particuliers des grandes entreprises dominaient à la fois les deux partis représentés au Congrès, les Démocrates et les Républicains. La montée en puissance de ce système pava la route pour l’adoption de lois favorables aux milieux d’affaires et défavorables aux travailleurs. Comme nous allons le voir, c’est une des principales caractéristiques de la révolution reaganienne. 



Le Ralentissement Economique des Années 70

 

Les Etats-Unis sortirent de la deuxième guerre mondiale avec une économie en plein boom. En 1973, cependant, l’extraordinaire croissance de l’Amérique s’est inexplicablement ralentie et les taux de croissance sont restés faibles jusqu’à ce jour – malgré les soi-disant "Sept Années Grasses" de l’ère Reagan. Le ralentissement du niveau de vie américain a été la conséquence des pressions politiques qui furent exercées sur le gouvernement qui afin de rétablir la croissance. Les économistes du courant dominant disent que le problème de l’augmentation de la productivité est profond et mal compris. Toutefois, cela n’a pas empêché des charlatans des deux partis de prétendre connaître le secret pour rétablir la croissance, et de se faire élire sur la base de ces promesses douteuses.

 

 

L’Essor de l’Economie de l’Offre.

 

Les théoriciens de l’offre qui conseillaient Reagan promirent de restaurer la croissance économique en baissant les impôts. Les statistiques qui suivent se proposent d’examiner le succès de cette politique, mais pour l’instant il est intéressant de savoir qui étaient ces théoriciens [les supply-siders]. Contrairement à la perception qu’a le public, aucuns d’eux n’étaient issus des milliers d’économistes conservateurs classiques. En fait, ils étaient une demie douzaine de journalistes, d’attachés parlementaires et d’universitaires grincheux isolés du courant dominant de l’Académie. Sur les 18.000 économistes de la multipartite American Economic Association du début des années 80, seulement 12 d’entre eux était des supply-siders. Mais ils avaient un message politiquement puissant à vendre – baissez les impôts ! – et ils gagnèrent la confiance de Ronald Reagan.   




1) La Montée en Puissance du Système d’Intérêts Particuliers

 

 

Avant d’étudier les statistiques économiques des années 80, il est important de bien comprendre la transformation radicale de la politique américaine qui eut lieu dans les années 70. L’Amérique est entrée dans les années 70 avec une ferme résolution d’aider les pauvres. C’était l’héritage du New Deal de Franklin D. Roosevelt, de la Great Society de Johnson et du radicalisme social qui s’était développé dans les années 60. Cependant, les années 70 connurent un changement radical dans la culture politique. C’est la montée en puissance du système d’intérêts particuliers du monde des affaires.

 

Le premier changement fut la décentralisation du pouvoir en 1974 dans la Chambre des Représentants, lorsque 22 comités déléguèrent une grande part de leur autorité à 172 sous-comités.[i] Ceci engendra non seulement une masse d’intérêts particuliers en compétition les uns contre les autres, mais permit aux grandes entreprises de faire du lobby auprès de leur sous-comité attitré, beaucoup plus directement, secrètement et avec efficacité.

 

Le second changement fondamental fut la décision SUN-PAC de 1975, qui légalisa essentiellement les comités d’action politique des milieux d’affaires (PACs) [Political Action Committees] ainsi que leurs donations. En 1974, il y avait 89 PACs liés aux milieux d’affaires ; et dix ans plus tard, ce nombre avait explosé pour atteindre le chiffre de 1682. Le résultat fut une mutation extraordinaire du pouvoir politique. A la fin des années 70, les PACs liés aux milieux d’affaires remportèrent nombre de victoires – mettant en échec la proposition de Ralph Nader de créer une Agence de Protection des Consommateurs et condamnant à mort l’augmentation des taxes – ce qui galvanisa la communauté des affaires comme jamais auparavant. Le journaliste Hedrick Smith nota sèchement que "le succès attira encore plus de mouches sur le miel".[ii] L’activisme politique des corporations monta en flèche ; un lobbyiste décrivit l’atmosphère qui régnait en 1980 comme "une véritable ferveur quasi-totale".[iii] 

 

En 1992, les entreprises formaient 67% de tous les PACs, et elles avaient contribué pour 79% aux donations politiques.[iv] Les études montrent une corrélation exceptionnellement élevée entre les donations aux PACs et les lois qui furent adoptées en leur faveur. Bien que le droit de demander des comptes au Congrès soit un droit constitutionnel, on n’accorde jamais aux citoyens qui ne font pas de donation le droit d’accéder à leurs Représentants. On pourrait donc développer l’argument que le système d’intérêts particuliers des milieux d’affaires est inconstitutionnel.

 

En 1994, les Républicains gagnèrent la majorité au Congrès, revendiquant de mettre fin à 40 ans de réglementation de gauche. Mais les années 80 furent profondément une ère conservatrice, avec des lobbyistes des milieux d’affaires insistant pour des réductions d’impôt, la déréglementation, des dégrèvements, le réarmement et la réduction de la protection sociale. Les politiciens démocrates participèrent au nouveau système avec la même bonne volonté que les républicains. Pendant les années 80, les PACs liés aux milieux d’affaires faisaient librement des donations aux représentants des deux partis, parce qu’ils obtenaient satisfaction des deux camps. Les Représentants touchaient des donations dans 90% des cas.[v] Des chercheurs qui faisaient une étude sur un PAC écrivirent : "Lorsque nous débutâmes [nos]entretiens [avec les lobbyistes]... nous supposions que les PACs liés aux milieux d’affaires avaient beaucoup d’ennemis au Congrès – des gens qui étaient là pour les attraper et qu’eux en retour cherchaient à faire battre. Nous posions régulièrement des questions à ce sujet dans nos interviews et nous fûmes surpris d’apprendre que les milieux d’affaires ne pensaient pas vraiment qu’ils avaient des ennemis au Congrès". La seule exception était le sénateur Howard Metzenbaum – un démocrate de la vieille école – que les lobbyistes mentionnaient régulièrement. Toutefois, Metzenbaum pris sa retraite en 1994.[vi]       

 

Si cela constitue une surprise, il faut savoir que la rhétorique anti-business de la plupart des Démocrates s’adresse seulement au grand public. Selon les chercheurs sus-mentionnés, "Le dirigeant d’un PAC nous raconta, ‘Il y a des [politiciens] qui tiennent des rassemblements à l’extérieur de ce bâtiment, qui tiennent des conférences de presse et participent régulièrement à des piquets de grève, tous les ans,’ en attaquant les sociétés et leurs politiques. Cependant, ‘lorsqu’ils viennent au Congrès... ils ont tendance à adoucir leurs discours anti-affairistes ou pro-consommateurs’".[vii] 

 

L’ascension du système d’intérêts particuliers dans les années 70 fut une condition préalable importante à la révolution reaganienne.

 


2) Le Ralentissement Economique des Années 70

 

Les 28 années qui suivirent la deuxième guerre mondiale constituèrent le plus grand boom économique que l’Amérique a jamais connu. Aux alentours de 1973, cependant, le moteur économique de la nation s’est grippé, et il est resté en rade jusqu’à aujourd’hui. Plus particulièrement, la productivité individuelle des travailleurs – qui est aussi la manière dont les économistes mesurent notre niveau de vie – a crû de près de 3% l’an dans les années d’après-guerre. Ce taux est tombé à 1% après 1973, et même les années Reagan n’ont pu le raviver.[viii]

 

Aucun économiste sérieux ne peut prétendre connaître la réponse à ce mystère. Il y a sûrement un prix Nobel qui attend celui qui trouvera la réponse. Quiconque prétend détenir le secret du retour à la croissance est quelqu’un que vous pouvez écarter sans risque – particulièrement si cette prétention vient d’un non-économiste, et même encore plus si cela vient d’un politicien en campagne pour la présidence.

 

Plusieurs théories ont été avancées, mais chacune a ses limites. La première et la plus évidente est qu’en 1973 l’embargo du pétrole arabe a affecté négativement l’économie américaine. Mais l’augmentation des prix du pétrole furent un problème bien plus crucial pour le Japon, dont l’économie connut une croissance explosive dans les années 70. Et les prix du pétrole se sont effondrés aux alentours de 1980, sans aucune restauration de la croissance américaine. Pour cela, et aussi d’autres raisons, les économistes ont finalement rejeté cette théorie.

 

De nombreux conservateurs prétendent que l’augmentation des taxes en est responsable. Mais l’examen des statistiques apporte des arguments convaincants pour prouver le contraire ! Dans les années d’après-guerre, la tranche supérieure d’imposition était d’un taux confiscatoire de 88%. Ce taux a commencé à descendre au début des années 70, et à la fin des années 80 il est tombé à 28%.[ix] Quid du taux moyen d’imposition ? Il est resté à peu près identique depuis le début des années 50 jusqu’à aujourd’hui, fluctuant entre 17 et 19% du PIB.[x] Il est difficile de soutenir que le même taux général qui a permis un boom économique pendant vingt ans aurait pu se retourner et l’entraver. D’autres conservateurs montrent du doigt les coûts croissants de la réglementation après 1973, mais les réglementations ont été considérablement réduites pendant l’ère Reagan, sans accroissement de la productivité individuelle des travailleurs.

 

Les économistes considèrent que deux autres théories sont plausibles. L’explication qui est sans doute la plus communément acceptée est l’explication technologique. La deuxième guerre mondiale a vu le développement soudain de milliers d’innovations technologiques et scientifiques. Mais cela prend des décennies pour qu’une technologie se répande et améliore l’économie – un bon exemple est l’arrivée des ordinateurs et d’Internet. Mais une fois qu’une technologie a fini de se répandre, la croissance qui l’a accompagnée s’arrête. C’est comme si on passait de la couture à la main à la machine à coudre ; vous pouvez augmenter la quantité de chemises que vous cousez de une à cinq à l’heure, mais à cause des limites inhérentes de la machine à coudre, elles ne produiront jamais plus de cinq chemises à l’heure. La deuxième guerre mondiale a introduit un nombre incalculable de technologies en même temps ; de la même manière, on peut s’attendre à ce qu’elles aient cessé leur action sur la productivité simultanément.

 

Une deuxième explication plausible, qui a la faveur des conservateurs, est l’explication sociologique. Selon cette théorie, les années 60 ont produit une décadence sociale qui a conduit au déclin de l’éthique américaine en ce qui concerne le travail, et ainsi à celui de la productivité. Non seulement de nombreux Américains sont devenus plus anticapitalistes, mais ils ont aussi accru leur usage de drogues, leur temps passé devant la télévision, le nombre de crimes, celui des divorces, le nombre de familles monoparentales, la participation des femmes à la force de travail, et autres. Toutefois, cette corrélation ne tient pas si on la regarde de près. La turbulence sociale, les émeutes et la ferveur anticapitaliste étaient à leur comble dans les années 60 ; à partir des années 70, le radicalisme social était retombé, et à partir des années 80, Reagan avait fait revenir un sentiment puissant pro-capitaliste en Amérique. Pourtant, durant cette période, la productivité a chuté et pas augmenté. Les années 60 ont aussi apporté de nombreuses réformes sociales nécessaires, non seulement en accordant aux minorités leurs droits civils et le respect des droits de l’homme, mais aussi en mettant au cœur du débat national des sujets qui étaient jusqu’alors tabous et refoulés, tels que le viol, l’inceste, le harassement, l’addiction et autres maux sociaux, afin de les reconnaître et de les traiter. Et puis, il y a les exemples internationaux : la Chine Communiste connaît en ce moment une croissance phénoménale, alors qu’il est difficile de trouver une société plus décadente socialement que cette dernière. En tout cas, les explications sociologiques pour tenter de comprendre le ralentissement de la productivité sont difficiles à mesurer et ouvrent le débat.

 

La pression politique pour restaurer le niveau de vie déclinant de l’Amérique a engendré une espèce que l’on appelle "l’entrepreneur politique". Il s’agit d’un "expert" – souvent dans un domaine sans rapport – qui a un remède universel simple et populaire à vendre au public. Pour les candidats qui cherchent souvent des idées à exploiter, les slogans autocollants de l’entrepreneur politique sont un don du ciel. Les deux partis cèdent à cette pratique, mais le meilleur exemple de conseiller popu est sans doute l’économiste de l’offre. Son message était simple et brutal : baissez les impôts. Pas de complexité, pas d’inquiétude à propos des déficits ou de l’équilibre budgétaire. Réduire les impôts restaurerait la croissance, tant et si bien que l’Amérique couvrirait largement les déficits résultants. La beauté de ce message résidait dans le fait que cela n’a pas seulement réduit les taxes – une idée populaire – mais aussi empêché des dépenses étatiques élevées – une autre idée populaire. Il serait difficile d’imaginer un meilleur thème de campagne que celui-ci.

 


3) L’Essor de la Théorie de l’Offre [Supply-Side Economics]

 

Le concept central de l’économie de l’offre est que les baisses d’impôts provoquent la croissance économique. Les baisses d’impôts permettent aux entrepreneurs d’investir leurs économies d’impôts, ce qui accroît la productivité, crée des emplois et des profits. Cela, ironiquement, permet à l’entrepreneur et à ses nouveaux salariés de payer plus d’impôts, même à des taux plus bas.

 

L’idée de l’économie de l’offre est une idée simple, et constitue un message politique populaire. Cependant, il est intéressant de noter que la plupart des économistes – y compris les économistes conservateurs – rejettent massivement cette théorie de l’économie de l’offre. Au début des années 80, la très influente et multipartite American Economics Association comptait 18.000 membres. Pourtant, seulement 12 d’entre eux se disaient économistes de l’offre[xi]. Dans les universités américaines, il n’y a pas de spécialité que l’on pourrait appeler "économie de l’offre", et il n’y a pas d’économistes de l’offre dans les spécialités enseignées dans ces universités[xii]. C’est très significatif, car l’Académie dans les années 70 était dominée par les théories économiques conservatrices, et les économistes conservateurs accueillent en général très favorablement toutes les idées qui militent contre l’intervention de l’état. Le fait qu’ils aient examiné minutieusement la théorie de l’offre et qu’ils l’aient rejeté dans son ensemble offre un témoignage éloquent de la décadence de cette théorie. Lorsque le candidat George Bush [père] l’appelait "économie vaudou" pendant la campagne de 1980, il le faisait avec le soutien total de la communauté économique américaine.

 

De nombreuses personnes sont surprises d’apprendre que "conservateur" ne rime pas nécessairement avec économie de "l’offre". La différence réside dans les dépenses. Les économistes conservateurs du courant dominant pensent généralement que les réductions d’impôt doivent s’accompagner de réduction des dépenses – ce qui s’appelle la responsabilité fiscale. Les économistes de l’offre pensent que les impôts doivent être réduits – point. Les réductions de dépense et les déficits, pensent-ils, ne sont pas des considérations importantes. En 1980, les économistes de l’offre prétendaient que la croissance qui résulterait des baisses d’impôt serait si forte, et que la collecte totale des impôts augmenterait tellement, que l’Amérique se débarrasserait tout simplement de ses déficits. Bien sûr, ça ne s’est pas passé. La croissance dans les années 80 n’a pas été plus importante que dans les années 70, comme le montre les statistiques. Mais la dette nationale a pratiquement triplé sous Reagan. Ce qui doit être condamné pour avoir conduit à un tel résultat est une controverse qui dure encore aujourd’hui.

 

Les théoriciens de l’offre font remarquer que ce n’est pas parce que l’Académie rejette leurs théories qu’elles sont fausses. C’est comme si on se faisait prendre au faux raisonnement des autorités. Après tout, il fut un temps où le consensus scientifique prétendait que la terre était plate. D’ailleurs, les révolutions scientifiques ont toujours commencé à partir d’opinions minoritaires, qui ont souvent dû faire face à l’hostilité du consensus de l’époque. Bien que ces remarques soient valables, elles ne forment pas une conclusion contre le consensus scientifique. Ce sont, après tout, nos meilleurs et nos plus brillants érudits qui ont la charge quotidienne d’analyser ce type de problème. Leurs théories doivent faire partie des toutes premières que l’on doit prendre en considération. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’elles sont correctes, mais le plus souvent ils disposent d’une meilleure information, et leurs théories sont plus cohérentes que celles du citoyen ordinaire.

 

Qui étaient donc les théoriciens de l’offre en 1980? Ce qui suit est le résumé que j’ai fait à partir de Paul Krugman, un des plus grands économistes du monde, qui donne un excellent compte-rendu de leur essor dans son livre, Peddling Prosperity [le colportage de la prospérité]. Les théoriciens de l’offre étaient ce que l’on pourrait appeler des "fanatiques", ou des gens qui se tiennent en dehors du courant dominant et accablent des accusations d’imbécillité primaire et de corruption l’entière communauté scientifique. Ces fanatiques sont des gens qui se sont coupés de leurs collègues universitaires, qui ne défendent jamais leurs arguments dans des conférences scientifiques et qui n’écrivent jamais dans des publications scientifiques. Au lieu de cela, ils parlent devant des groupes qu’ils organisent, et écrivent dans des publications qu’ils éditent eux-mêmes.

 

Un pourcentage exceptionnellement élevé de théoriciens de l’offre ne sont même pas des économistes, mais des journalistes sans formation économique reconnue. Robert Bartley, qui a dirigé les pages éditoriales du Wall Street Journal pendant 25 ans, était probablement le porte-parole principal de ce mouvement. (Le mépris qu’il montrait à l’égard de ses critiques peut être lu dans un des chapitres qu’il a écrits au sujet des années Reagan, et intitulé : "What You Learned If You Were Awake" ["Ce que vous auriez appris si vous aviez eu les yeux ouverts"]. Parmi les autres journalistes, il y avait Jude Wanniski et Irving Kristol. En croisade dans leurs publications, ils pouvaient toucher une audience plus vaste et plus populaire que ne le pouvaient la plupart des autres économistes. Normalement, les journalistes font des reportages, ils ne créent pas des théories. Vous attendez d’eux qu’ils fassent le compte-rendu du dernier traitement du cancer – mais pas qu’ils prétendent avoir découvert eux-mêmes un tel traitement. C’est le bon sens dans la plupart des domaines tels que la physique ou la biologie, mais, pour quelque raison, c’est une ligne que de nombreux journalistes comme Bartley ou Wanniski franchissent fréquemment quand il s’agit d’économie.


Quelques intellectuels ont vraiment participé à ce mouvement, mais même là, les professeurs étaient bien loin du courant dominant. Arthur Laffer a un doctorat d’économie, mais il a très peu contribué aux conférences ou aux publications scientifiques, et à la place il a sermonné les foules dans des débats publics et il a écrit dans des publications populaires. Il est célèbre pour sa "courbe de Laffer", qui prétend démontrer que la productivité décline lorsque les impôts augmentent. Si la plupart des économistes s’accordent pour dire que le principe général qui se tient derrière la courbe de Laffer est correct, ils réfutent largement le niveau d’imposition qui commence à faire décliner la productivité. Laffer croyait que les effets de l’imposition étaient si lourds que la réduire stimulerait de façon significative la productivité, et ainsi compenserait les déficits causés par la réduction d’impôt. Une fois encore, cette prédiction s’est avérée fausse.

 

Paul Craig Roberts, un attaché parlementaire du chef de file Jack Kemp, faisait partie des économistes de l’offre. Martin Anderson, encore un autre, fut piqué au vif par le refus de l’Académie de recruter des économistes de l’offre et alla jusqu’à écrire une tirade amère contre l’Académie dans un livre intitulé Impostors in the Temple.

 

Toutefois, ce mouvement a toujours revendiqué que le mondialement célèbre économiste de marché, Robert Mundell, était le père de la théorie de l’offre. Bien que Mundell n’ait jamais découragé cette impression, il y a peu de preuve que ce soit vrai. Certaines de ses croyances – par exemple, sur les causes de la Grande Dépression – vont à l’encontre des fondements-mêmes de la théorie de l’offre. Mundell a établi sa réputation internationale très tôt dans sa carrière, mais par la suite son comportement est devenu de plus en plus bizarre et excentrique. Il a quitté depuis longtemps le circuit académique, et il accuse désormais ses collègues de l’époque de "pur charlatanisme". Mais il demeure plus une mascotte qu’un fondateur intellectuel de ce mouvement.   

 

Alors, d’où viennent véritablement les idées de la théorie de l’offre ? De Laffer et Bartley, développées lors d’une série de conversations de repas chez Michael 1, un célèbre restaurant proche de Wall Street. C’est là-bas, griffonnant sur des serviettes en papier, que Wanniski a montré à Bartley l’effet magique des réductions d’impôts. Krugman écrit : "C’est là que [Bartley] et Laffer ont découvert que l’économie Keynésienne était logiquement inconsistante – une perspicacité qui avait échappé [au prix Nobel] Paul Samuelson  et à quelques milliers d’autres personnes lors de centaines de conférences économiques. Ils découvrirent aussi que Milton Friedman avait tort de croire que la politique monétaire pouvait avoir des effets importants sur l’économie – une idée qui avait pareillement échappé [aux prix Nobel] Friedman et Lucas et à l’Université de Chicago pendant une série de conférences notoirement brutales qui durèrent toute une génération. Et les résultats de ces pensées profondes, lors de dîners, furent pour la plupart publiés – oh ! Surprise – dans la page éditoriale du Wall Street Journal ou dans Public Interest de Kristol".[xiii]  

 

La raison pour laquelle Reagan contourna des milliers d’économistes conservateurs qualifiés et préféra les conseils d’une poignée de partisans de la théorie de l’offre reste un mystère. Il se peut que la raison la plus probable fût d’ordre pratique : ces partisans dirent à Reagan ce qu’il voulait entendre. Pour en comprendre la raison, il nous faut dédier un paragraphe aux problèmes économiques auxquels Reagan a dû faire face en 1980.

 

Jusqu’aux années 60, il y avait eu un compromis entre inflation et chômage. Le gouvernement pouvait obtenir un faible chômage en acceptant une inflation élevée ; ou bien il pouvait obtenir une faible inflation en acceptant un fort taux de chômage. Les présidents précédents avaient opté pour un faible chômage, que la Federal Reserve obtint en augmentant l’offre monétaire, donnant ainsi aux gens plus d’argent à dépenser. Plus de dépenses voulaient dire plus d’emplois. Toutefois, Milton Friedman et d’autres firent remarquer que les hommes d’affaires finiraient par s’attendre à ses poussées inflationnistes, et qu’ils compenseraient simplement à leur avantage en augmentant leurs prix du montant anticipé. Cela annulerait non seulement l’effet sur la création d’emplois apporté par plus d’argent en circulation, mais aggraverait aussi l’inflation. Ils prédirent que l’inflation finirait par monter en flèche et à sa suite le chômage, cassant le compromis entre chômage et inflation, et formerait deux monstres jumeaux, que Paul Samuelson surnomma "stagflation" Et, en vérité, c’est précisément ce qui s’est passé dans les années 70.

 

A la fin des années 70, les économistes cherchaient désespérément un remède. Pour combattre une inflation élevée, les gouvernements augmentent traditionnellement les taux d’intérêt et réduisent les dépenses. Pour combattre un chômage important, ils font le contraire. Ainsi, combattre un dragon ne ferait que rendre l’autre pire. Mais les partisans de l’économie de l’offre dirent à Reagan qu’ils avaient une solution. La courbe de Laffer prétendait montrer que les réductions d’impôt accroîtraient vraiment les recettes fiscales. Ce qui voulait dire que le gouvernement pouvait dépenser généreusement dans l’effort pour réduire le chômage, sans requérir à des taxes pesantes pour le financer. C’était leur tout premier argument pour vendre leur idée.

 

Leur deuxième argument était celui de Mundell. La plupart des économistes sont convaincus que les dépenses de l’état et les taux d’intérêt ne peuvent être utilisés que simultanément pour abattre soit un dragon, soit l’autre. Mais Mundell soutenait qu’on pouvait les dissocier : le gouvernement pouvait dépenser généreusement pour combattre le chômage, et augmenter les taux d’intérêt pour combattre l’inflation. Hedrick Smith a écrit : "...L’argument de Mundell était doux aux oreilles de Reagan. Quelques conseillers l’avaient mis en garde que l’approche de Mundell ne marcherait pas, ne pouvait pas marcher – et vraiment, la propre expérience de Reagan l’a prouvé en 1982-83. Mais Reagan a adopté quand même la théorie de Mundell, puisqu’elle lui disait ce qu’il voulait croire : que vous pouviez réduire les impôts, réduire l’inflation, avoir une croissance économique, équilibrer le budget, et tout cela en même temps".[xiv]

 

L’homme qui était chargé de faire en sorte que tout cela marche s’appelait David Stockman, le directeur du Budget de Reagan. Le génie de Stockman et sa maîtrise des chiffres n’avaient d’égal que sa relative jeunesse, ce qui lui valu le titre de "jeune prodige". Stockman, Roberts et Anderson pondirent des prévisions économiques extrêmement optimistes, que Stockman appelle aujourd’hui par dérision "Le Scénario Rose". Ce scénario rose prévoyait que les baisses d’impôt de 1981 produiraient une croissance de 5% en 1982. (En réalité, 1982 fut la pire année depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, avec une croissance négative de 2,2%.) De nombreux spécialistes du budget firent remarquer que les réductions d’impôt ne feraient qu’augmenter le déficit, mais Stockman fit taire tous ceux qui le critiquaient en produisant une nuée de statistiques et d’informations. "A la manière d’un enfant prodige, champion d’échec jouant cinquante parties en simultané, Stockman répondit à chaque mise en doute, para chaque contre attaque, mis en échec chaque contestation", écrivit Smith. "Le Congrès était comme hypnotisé"[xv]. Aujourd’hui, Stockman reconnaît que c’était une véritable performance d’acteur. "En donnant l’apparence d’être un expert vous finissez par vous convaincre vous-même", écrivit-il cinq années plus tard. "Je ne connaissais pas grand chose au sujet du Budget, mais j’en savais plus que tous les autres".[xvi]

 

Mais dès août 1981, Stockman commença à être ronger par le doute à propos du Budget. Les simulations informatiques échouaient à projeter l’énorme croissance qu’il avait prédite, et plus tard, il admettra qu’il avait bidonné les chiffres (!) pour vendre son budget au Congrès. En décembre de la même année, l’Atlantic Monthly publia un article[xvii] dans lequel Stockman faisait plusieurs confessions embarrassantes qui mettaient à mal toute la philosophie de l’économie de l’offre. Il admit que la baisse d’impôt de 1981 "a toujours été un cheval de Troie dans le but de supprimer les taux [d’imposition] des tranches supérieures" pour les riches. La réduction d’impôt en faveur des riches était considérée depuis longtemps comme une "économie de trickle-down" [NdT : Trickle-Down Economics, théorie selon laquelle la richesse de quelques-uns aura un effet positif sur toutes les couches sociales] – et c’était un concept impopulaire parmi la classe moyenne. "C’est plutôt difficile de vendre le ‘trickle-down’", Stockman dit à l’interviewer. "C’est pourquoi la formule de l’économie de l’offre était la seule manière d’obtenir une politique fiscale qui était vraiment du ‘trickle-down’. L’économie de l’offre est une théorie ‘trickle-down’".

 

Le Scénario Rose échoua à se matérialiser. L’économie ne supprima pas ses déficits par la croissance. En 1986, Washington, ainsi que le reste de la nation, furent de nouveau surpris lorsque Stockman confessa tout cela dans un livre intitulé The Triumph of Politics: Why the Reagan Revolution Failed [Le triomphe de la politique : Pourquoi la révolution reaganienne a-t-elle échoué].

 

 

* * *
 


La Performance Economique

 

 

L’interprétation habituelle des économistes de l’offre qu’ils donnent sur les années 80 ressemble à cela : "La politique de taxes et de dépenses défendue par Jimmy Carter a ruiné l’économie et a plongé l’Amérique dans la pire des récessions depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Reagan a hérité de beaucoup de ces problèmes économiques, mais une fois qu’il eut baissé les impôts, l’esprit d’entreprise de l’Amérique s’est libéré. Nous avons connu la plus grande expansion en temps de paix de l’histoire d’après-guerre – celles que l’on appelle ‘les sept années grasses’, de 1983 à 1989. Puis George Bush [père] rompit sa promesse ‘Lisez sur mes lèvres : pas de nouvelles taxes’, et replongea l’économie dans la récession".

 

Cette histoire ne tient pas la route, car elle se heurte à plusieurs écueils. D’abord, nombre de politiques qui ont rendu Reagan célèbre ont été démarrées sous Jimmy Carter ; Carter offrit des réductions d’impôt sur les plus-values aux riches, il déréglementa massivement des secteurs-clé  comme le transport routier et les compagnies aériennes, et il a même augmenté les dépenses de défense. C’est sous sa présidence que les PACs [Comités d’action politique] liés aux milieux d’affaires ont commencé à imposer au Congrès l’adoption de lois en faveur du monde des affaires. Selon la théorie de l’offre, ces actions auraient dû donner un coup de pouce à l’économie dans la bonne direction, et non pas la plonger dans la pire des récessions depuis 40 ans. D’autres problèmes concernent le timing : les premières réductions d’impôt de Reagan prirent effet en 1982, mais c’est aussi en été de cette année-là que la FED réduisit considérablement les taux d’intérêt et augmenta la masse monétaire. La plupart des économistes pensent en fait que c’est la FED, et non pas Reagan, qui fut responsable du redressement économique qui a suivi. Enfin, la récession de 1990 commença quatre mois avant que Bush [père] ne rompe sa promesse : "pas de nouvelles taxes". La récession débuta en juillet 1990 ; Bush signa la loi d’augmentation des impôts en novembre 1990.    

 

Et les théoriciens de l’offre font bien attention de noter que l’ère Reagan fut la plus longue expansion en temps de paix depuis la deuxième guerre mondiale. En vérité, l’expansion sous Kennedy-Johnson fut plus longue : 106 mois comparés aux 92 de Reagan.[xviii] C’est vrai, il y avait la guerre du Vietnam, ce qui donne une excuse aux théoriciens de l’offre pour écarter cette période, puisque les guerres sont bénéfiques à l’économie. Mais elles sont bénéfiques parce que pendant celles-ci les gouvernements s’engagent dans des emprunts et des dépenses de type keynésien (qui pouvaient s’orienter aussi bien vers les services sociaux que vers la guerre). Malheureusement pour les théoriciens de l’offre, c’est vraiment le keynésianisme qui a produit la plus longue période d’expansion depuis la deuxième guerre mondiale.

 

Et cette observation représente même une plus grande victoire pour le keynésianisme qu’elle n’en a l’air. Pour assurer la promotion de son économie de l’offre, Reagan a pratiqué une forme keynésienne massive d’emprunts et de dépenses. Presque 2.000 milliards de dollars, pour être exact. (Bien que la plupart des politiciens de gauche firent remarquer que c’était excessif, même selon les standards keynésiens).

 

Le tableau suivant montre le cycle économique (récessions et redressements) depuis 1973 :


Croissance réelle du P.I.B.[xix]

 
1973     5.2
1974    -0.5
1975    -1.3
1976     4.9
1977     4.7
1978     5.3
1979     2.5   
1980    -0.5
1981     1.8
1982    -2.2
1983     3.9
1984     6.2
1985     3.2
1986     2.9
1987     3.1
1988     3.9
1989     2.5
1990     1.2
1991    -0.6
1992     2.3
1993     3.1
1994     4.1

Ainsi que vous pouvez le constater, la croissance économique varie considérablement d’une année sur l’autre. Cela permet aux consultants en communication [NdT : les fameux spin doctors !] de prouver tout ce qu’ils veulent prouver, en choisissant les dates de comparaison les plus commodes et en se livrant à une rhétorique subtile. Les économistes ont une manière de contourner cela. Ils aboutissent à une conclusion exacte en mesurant la croissance potentielle à la place de la croissance réelle. (Voir "Mesurer La Croissance Economique"). Cette façon de mesurer a pour résultat de montrer que Reagan n’a fait ni mieux ni moins bien que Ford, Carter ou Bush. La croissance potentielle sous chacun de ces quatre présidents est restée à peu près identique : environ 2,5%.[xx]

Les théoriciens de l’offre s’étaient vantés que leur politique accroîtrait la croissance potentielle, pas seulement la croissance réelle. Le fait qu’ils aient échoué constitue encore une autre condamnation de leur théorie.

Ainsi que nous l’avons mentionné auparavant, le cycle de récessions et de redressements est normal. Mais elles et ils font suite généralement à une tendance de long-terme de la croissance ; c’est pourquoi, une forte récession sera suivie d’un redressement encore plus fort. C’est la raison pour laquelle la récession exceptionnellement sévère de 1980-82 fut suivie d’un redressement si long. La chance de Reagan avec l’économie a été prédéterminée par des évènements qui eurent lieu avant ses premières baisses d’impôt.

Le tableau suivant met en évidence le problème croissant de l’inflation pendant les années 70. Couplée avec la montée du chômage, cela a formé "l’indice de la misère" ou la "stagflation" qui fut prédite par des économistes dans les années 60. L’indice de la misère avait atteint 20% en 1980, et fut un des principaux facteurs qui a coûté la présidence à Jimmy Carter.

Taux d’Inflation[xxi]

1960   1.7%
1965   1.6
1970   5.7
1975   9.1
1976   5.8
1977   6.5
1978   7.6
1979  11.3
1980  13.5
1981  10.3
1982   6.2
1983   3.2
1984   4.3
1985   3.6
1986   1.9
1987   3.6
1988   4.1
1989   4.8
1990   5.4
1991   4.2
1992   3.0

Dans le tableau suivant, il est intéressant de noter que le taux de chômage de 1979 n’a pas été retrouvé avant 1988.

Taux de Chômage[xxii]

1960   5.5%   
1965   4.5 
1970   5.0 
1975   8.5 
1976   7.7 
1977   7.1 
1978   6.1 
1979   5.9 
1980   7.2 
1981   7.6 
1982   9.7 
1983   9.6
1984   7.5 
1985   7.2 
1986   7.0 
1987   6.2 
1988   5.5 
1989   5.3 
1990   5.5 
1991   6.7 
1992   7.4

Beaucoup d’idées fausses furent développées à propos des créations et des destructions d’emplois pendant les années 80. L’accusation selon laquelle nous avons souffert d’une perte nette d’emplois à cause des délocalisations, vers des pays à faibles salaires, pratiquées par les grandes entreprises est un mythe. Bien que certaines industries aient pu le faire, les Etats-Unis ont vraiment été la grande réussite mondiale en matière de création d’emplois.

Croissance de l’Emploi, 1973-1990[xxiii]

Etats-Unis            38%
Japon                  19
Europe                   8

Un autre mythe concerne notre perte d’emplois dans l’industrie. D’abord, ces emplois ne sont pas beaucoup mieux rémunérés que ceux dans les services : seulement 10% de plus. Deuxièmement, toutes les nations développées perdent leurs emplois industriels, au fur et à mesure que la technologie et l’informatisation rend la production de plus en plus efficace. (Voir le paragraphe consacré à la désindustrialisation).

L’Emploi Industriel Calculé en Pourcentage de l’Emploi Total Non-Agricole[xxiv]

                          1970     1991
Etats-Unis            27%         17
Japon                  33           27
Allemagne            40           33

Un autre mythe est que Reagan a été le meilleur président en terme de création d’emplois. En vérité, il fait partie des plus mauvais :

Croissance Annuelle de l’Emploi sous les Présidents Récents[xxv]

Johnson              3.8%
Carter                 3.1
Clinton                2.4
Kennedy              2.3
Nixon                  2.3
Reagan               2.1
Bush I                 0.6

Les statistiques suivantes mettent en lumière une découverte surprenante:

Nombre d’Emplois et Pourcentage de la Population Active[xxvi]

Année   (millions)   PPA
1970      82.8         60.4%
1980     106.9        63.8
1990     124.8        66.4
1993     128.0        66.2

Les théoriciens de l’offre se vantent des 18 millions d’emplois créés dans les années 80, mais ils restent particulièrement muets sur les 24 millions créés dans les années 70. Les années 80 mirent un supplément de 2,6% de la PPA au travail, mais les années 70 firent mieux avec 3,4%. L’augmentation de la PPA durant ces deux décennies peut être attribuée à deux facteurs : la génération du baby-boom arrivant sur le marché du travail et la généralisation du travail des femmes.

Pourcentage d’Hommes et de Femmes Travaillant[xxvii]

Année   Hommes     Femmes
1960     83.3%           37.7
1970     79.7             43.3
1980     76.3             51.5
1985     76.3             54.5
1990     76.1             57.5

Pourquoi les femmes ont-elles intégré la force de travail en si grand nombre ? Parce que les revenus de leurs maris ont généralement décliné depuis 1973 et que les familles ont dû former des foyers à deux salaires pour maintenir un niveau de vie comparable à celui de leurs parents. Malheureusement, conformément à la loi de l’offre et de la demande, un afflux de main-d’œuvre exerce une pression à la baisse sur les salaires. Donc la solution a partiellement contribué à créer le problème. 

Taux d’Emploi des Femmes Mariées avec un ou plusieurs enfants de moins de six ans[xxviii]

1960   18.6%
1970   30.3
1980   45.1
1993   59.6

Les années 80 sont caractérisées par un record de déréglementations, de faillites, de spéculation boursière, d’obligations pourries et de fusions ou de prises de contrôle de grandes entreprises. Pour donner un sens à toute cette activité, il est utile de savoir que c’était une époque de darwinisme pour les grandes entreprises – tuer ou être tuées – alimentée par des déréglementations massives. En vérité, Reagan n’a pas fait grand chose en matière de déréglementation ; le mécanisme de base de la déréglementation avait déjà été mis en place par Jimmy Carter avant qu’il ne quitte la Maison Blanche. Reagan a simplement accéléré le processus. C’est dans le Registre Fédéral que l’on trouve tout ce que l’Amérique a proposé et adopté comme réglementations, et en 1980 il comportait 87.012 pages. A partir de 1986, il n’y en avait plus que la moitié : 47.418 pages.[xxix]  

La compétition effrénée qui a suivi a temporairement fait baisser les prix et amélioré les services. Mais rapidement, la compétition est devenue acérée, puis destructive. La déréglementation a engendré un retour de bâton au fur et à mesure que les affaires mettaient à mal l’environnement et la sécurité, laissaient des milliers de travailleurs sur le bord de la route et commençaient à sabrer dans les services en zones rurales non-profitables. En quelques années, les défaillances d’entreprises explosèrent pour atteindre cinq à six fois le chiffre habituel :

     Faillites[xxx]
 
Année   Quantité    Taux pour 10,000 
1970       10,748                       44
1975       11,432                       43
1980       11,742                       42
1981       16,794                       61
1982       24,908                       88
1983       31,334                      110
1984       52,078                      107
1985       57,078                      115
1986       61,616                      120
1987       61,111                      102
1988       57,098                       98
1989       50,361                       65
1990       60,747                       74
1991       88,140                      107
1992       97,069                      110

Pendant ce temps-là, les survivants commençaient à manger les traînards :

Prises de Contrôle, Fusions, Acquisitions et Rachats d’Entreprises par Endettement [Leveraged Buy-Out] (de cinq millions de dollars et plus)[xxxi]

Années    Q.
1984    1.442
1985       939
1986    1.407
1987    1.475
1988    1.696
1989    2.137
1990    2.332

En 1988, le Commissaire au Commerce Fédéral, Andrew Strenio, fit la remarque suivante : "Depuis l’année fiscale 1980, on a vu une chute de plus de 40 % des annuités de travail attribuée aux mesures antitrust. Pendant la même période, le nombre de dossiers de fusions est monté en flèche pour atteindre plus de 320% du niveau de l’année fiscale 1980".[xxxii] Dans presque tous les secteurs d’activité, la puissance économique et de production a commencé à se concentrer entre les mains de quelques-uns. Les monopoles et les oligopoles qui ont vu le jour ont alors commencé à augmenter leurs prix, à sabrer dans les services et, de façon générale, à abuser de leur pouvoir – le secteur déréglementé des investissements et des crédits immobiliers constituant un excellent exemple. (Voir le paragraphe sur "DEREGLEMENTATION ET DARWINISME D’ENTREPRISE").

Une des promesses des théoriciens de l’offre était que les réductions d’impôt permettraient d’accroître l’épargne et les investissements, ce qui stimulerait l’économie. En fait, l’épargne et les investissements ont empiré pendant les années 80 :

Epargne personnelle disponible[xxxiii]

1980  7.9%
1984  8.0
1985  6.4
1986  6.0
1987  4.3
1988  4.4
1989  4.0
1990  4.2
 
Epargne Nationale, publique + privée[xxxiv]
 
1970 - 1979   7.7%
1988 - 1990   3.0
 
Investissements privés[xxxv]
 
1970 - 1979   18.6%
1980 - 1992   17.4

L’investissement public représentait environ 3% pendant les années 50 et 60. A partir de l’ère Reagan-Bush, il était d’environ 1%. Bien que Reagan et Bush ne furent pas à l’origine de ce déclin, leurs politiques l’ont aggravé.[xxxvi]

Ceci constitue un écueil majeur à la théorie de l’offre. Ses théoriciens se vantent que les années 80 étaient une époque dorée pour l’esprit d’entreprise américain, mais c’était supposé être le résultat d’un accroissement de l’épargne et des investissements, grâce aux dollars libérés des taxes. Ce qui veut dire que nous aurions dû voir le taux d’épargne et d’investissements croître au fur et à mesure que les impôts baissaient. Mais si une telle croissance de l’épargne et des investissements ne s’est pas produite, alors les arguments en faveur de la théorie de l’offre sont réduits à néant.

Quelques adeptes sincères pourraient alors arguer que l’économie de l’offre n’a pas du tout été mise en application, puisque que le taux général des impôts est resté dans les années 80 aussi haut que dans les années 70 (18,7% du PIB). Cela constituerait une concession insupportable, puisque l’argument selon lequel la réduction d’impôt pour les riches stimule l’économie serait de ce fait abandonné. Encore plus insupportable, cela permettrait aux Keynésiens de dire qu’ils ont contribué aux années 80. Toutefois, appliquer les baisses d’impôts, préconisées par la théorie de l’offre, au taux général est une autre théorie sans avenir. Ainsi que la section consacrée à la comparaison des Etats-Unis avec d’autres nations riches le montrera, les Etats-Unis ont le plus faible taux général d’imposition de tout le monde développé – et en même temps, les plus mauvais taux d’épargne et d’investissement ! 

 

 

 



[i] Hedrick Smith, The Power Game: How Washington Works (New York: Ballantine Books, 1988), p. 25.

[ii] Ibid., p. 31.

[iii] Anonymous quote from a corporate PAC director in Dan Clawson, Alan Neustadtl and Denise Scott, Money Talks: Corporate PACs and Political Influence (New York: HarperCollins, 1992), p. 142.

[iv] Center for Responsive Politics, Washington D.C., 1993.

[v] Clawson et al., p. 13.

[vi]Ibid., p. 114.

[vii] Ibid.

 

 

[viii] Paul Krugman, Peddling Prosperity: Economic Sense and Nonsense in the Age of Diminished Expectations (New York: W.W. Norton & Company, 1994), p. 57.

[ix] Chiffres de l’administration fiscale américaine.

[x] Ministère américain du Budget, Budget of the United States Government, annuel.

[xi] James Carville, We're Right, They're Wrong: A Handbook for Spirited Progressives (New York: Random House, 1996), p. 12.

[xii] Paul Krugman, Peddling Prosperity: Economic Sense and Nonsense in the Age of Diminished Expectations (New York: W.W. Norton & Company, 1994), p. 85.

[xiii] Ibid., p. 91.

[xiv] Hedrick Smith, The Power Game: How Washington Works (New York: Ballantine, 1988), p. 345.

[xv] Smith, p. 353.

[xvi] David Stockman, The Triumph of Politics: Why the Reagan Revolution Failed (New York: Harper & Row, 1986), p. 56.

[xvii] William Greider, "The Education of David Stockman," The Atlantic Monthly, December 1981, pp. 46-47.

[xviii] L’expansion est mesurée du creux au sommet du cycle économique. Bureau américain d’analyse économique, Survey of Current Business, octobre 1994.

[xix] Département américain du commerce, Bureau d’analyse économique.

[xx] Analyse de Paul Krugman, Peddling Prosperity, (New York: W.W. Norton & Company, 1994), p. 25. Krugman écrit: "La mesure du rendement potentiel est une des pièces les plus solides et incontestables de l’analyse économique moderne".

[xxi] Département américain du commerce.

[xxii] Bureau des statistiques du travail.

[xxiii] Krugman, p. 262.

[xxiv] Retranscription à partir d’un graphique de Krugman, p. 263.

[xxv] A partir des chiffres du Bureau de Statistiques du Travail, Current Employment Statistics Survey.

[xxvi] U.S. Bureau of Labor Statistics, Bulletin 2307.

[xxvii] U.S. Bureau of Labor Statistics.

[xxviii] Ibid.

[xxix] "Rolling Back Regulation," Time, July 6, 1987, p. 51.

[xxx] Dun & Bradstreet Corporation, New York, NY, Monthly Failure Report.

[xxxi] Security Data Company, Newark, New Jersey, Merger & Corporate Transactions Database, (copyright).

[xxxii] "Wave of Mergers, Takeovers Is Part of Reagan Legacy," Washington Post, October 30, 1988.

[xxxiii] Krugman, pp.126-127

[xxxiv] Ibid.

[xxxv] Ibid.

[xxxvi] Ibid.