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Quand la Faiblesse est une Force

Par Stephen S. Roach

Stephen S. Roach est chef-économiste chez Morgan Stanley.
New York Times Opinion, le 26 novembre 2004


Soudain, tous les regards se tournent vers le dollar qui fléchit. Ces derniers jours, la devise américaine a chuté face à l'Euro, face au yen et à la plupart des devises à travers le monde. Le renminbi [1] constitue une exception remarquable ; la Chine a gardé depuis une décennie sa devise fermement chevillée au dollar.

La chute du dollar n'est pas une surprise. C'est la continuation logique du déséquilibre de l'économie mondiale, et le déficit abyssal de la balance courante des Etats-Unis - la différence entre le commerce extérieur et l'investissement aux Etats-Unis avec le commerce intérieur américain et l'investissement à l'étranger - n'est que la manifestation la plus visible de ces déséquilibres. Le déficit a atteint un taux record annuel de 665 milliards de dollars, ou 5,7 % du produit intérieur brut, dans le deuxième trimestre de 2004.

Même si un fléchissement du dollar n'est pas le remède miracle à tout ce qui va mal dans le monde, cela devrait continuer pendant pas mal de temps avant de nécessiter un rééquilibrage d'urgence. Avec un dollar plus faible, les tensions économiques, voire les tensions politiques, entre les nations serraient soulagées, aidant ainsi à promouvoir une croissance plus durable de l'économie mondiale.

Pourtant, un débat persiste pour savoir s'il faut laisser ou non fléchir le dollar. L'administration Bush ayant semblé lui avoir donné son consentement tacite, Alan Greenspan, le président de la Réserve Fédérale, est enfin sur le pont. Mais les autres dirigeants du monde, qui expriment depuis longtemps leur mécontentement à propos des déficits américains, s'opposent à présent à ce remède pour soigner l'Amérique. Les Européens ont parlé du récent fléchissement du dollar comme étant brutal. Les Japonais ont menacé d'intervenir une nouvelle fois sur les marchés des changes. Et les responsables Chinois prétendent que les déséquilibres mondiaux sont fabriqués aux Etats-Unis, "Made In America".

Dans ce jeu de qui accuse qui, c'est toujours la faute de l'autre. Pourtant les déséquilibres mondiaux sont une responsabilité collective. Les Etats-Unis sont coupables de leur consommation excessive, tandis que le reste du monde souffre d'une consommation insuffisante. La demande des consommateurs aux Etats-Unis s'est accrue de 3,9 % en moyenne (en termes réels) de 1995 à 2003, presque le double de la moyenne de 2,2 % dans le reste du monde industriel.

En même temps, les Américains n'arrivent pas à épargner suffisamment - alors que le reste du monde épargne trop. Les consommateurs américains ont emprunté sur le futur en dilapidant leurs économies. Le taux d'épargne individuelle de septembre ne représentait que 0,2 % des revenus disponibles - alors qu'il était encore de 7,7 % pas plus loin qu'en 1992. De plus, d'importants déficits fédéraux signifient que le taux d'épargne du gouvernement est négatif.

Manquant d'épargne intérieure, les Etats-Unis doivent importer de l'épargne étrangère pour financer la croissance de leur économie. Et, attirer de tels capitaux de l'étranger engendre des déficits colossaux des comptes courants et du commerce extérieur.

La frénésie de consommation de l'Amérique a son image inverse : le reste du monde épargne trop. Jusqu'à présent, les Etats-Unis ont pompé librement dans ce réservoir, absorbant 80 % des surplus d'épargne de la planète. Les Etats-Unis ayant délocalisé, ces dernières années, les outils de production, ils délocalisent à présent l'épargne.

C'est un arrangement dangereux. Le jour pourrait être proche où les investisseurs étrangers exigeront de meilleures conditions pour financer la débauche de dépenses de l'Amérique (et de son manque d'épargne). Ce jour là, le dollar s'effondrera, les taux d'intérêts monteront en flèche et le marché boursier plongera. Avec une telle crise, la récession des Etats-Unis sera une quasi certitude. Quant à la partie du reste du monde qui s'est calée sur l'Amérique son tour suivra rapidement. Il n'y a qu'un seul moyen d'éviter ce sombre futur : que les principales banques centrales du monde gère prudemment pendant les prochaines années la dépréciation graduelle et significative du dollar. Les Etats-Unis et le monde seraient gagnants de plusieurs manières :

D'abord, il y aurait une montée graduelle des taux d'intérêts aux Etats-Unis ; ce qui compenserait le financement par les investisseurs étrangers du plus gros débiteur du monde. En faisant disparaître la croissance des secteurs de l'économie américaine les plus sensibles aux taux d'intérêts, comme logement ou les biens de consommations durables - automobiles, appareils électroménagers, etc. - ainsi que les dépenses de capital des entreprises, le taux d'épargne intérieur augmenterait et le recours à des capitaux étrangers diminuerait - ajustement classique de la balance des paiements.

En deuxième lieu, quand le dollar baisse, les autres devises montent. Ce qui fait prendre à l'Euro une place disproportionnée parmi les devises internationales et met ainsi la pression sur les pays d'Asie - dont la Chine - pour qu'ils participent à cet ajustement en laissant leurs devises se renforcer. Si la plupart des devises asiatiques montent, le RMB quant à lui est resté remarquablement stable [par rapport au dollar].

Troisièmement, tandis que leurs devises se renforceront, l'Europe et l'Asie deviendront moins attrayantes pour les consommateurs américains. En forçant l'Europe et l'Asie à compenser, en stimulant leurs demandes intérieures, leur épargne excessive et les excédents de leurs balances des paiements baisseront. C'est plus facile à dire qu'à faire, surtout que cela nécessite des réformes structurelles douloureuses, comme assouplir le marché du travail chez chacun pour libérer la demande.

Quatrièmement, un dollar plus faible pourrait atténuer les tensions commerciales globales. La dépréciation du dollar soutiendra les exportations américaines, et des taux d'intérêts plus élevés devraient réduire la demande intérieure et les importations. Le déficit commercial des Etats-Unis se contracterait - réduisant ainsi les risques protectionnistes. Et avec les pays d'Asie qui permettraient à leurs devises de flotter, l'Europe obtiendrait quelques soulagements et pourrait être tentée moins d'adopter des remèdes protectionnistes.

Ce qui est sûr, c'est qu'un monde bancal a besoin d'être redressé. Le dollar est la devise la plus utilisée dans le monde, mais sa chute affecte plus que les seuls taux de change. Un dollar qui fléchit est un signe encourageant qui montre que la structure relative des prix mondiaux - principalement les valeurs des économies comparées les unes aux autres - devient plus sensible. Si le monde arrive à gérer sagement le déclin du dollar, il y aura plus de raisons d'espérer que de désespérer.


Traduit de l'américain par Jean-François Goulon


[1] Le RMB ou Renminbi est la monnaie de la République Populaire de Chine ; elle est émise par la Banque Populaire de Chine. L'abréviation officielle ISO-4217 est " CNY " (Chinese Yuan). Le symbole de la monnaie est " ¥ ". Avant 1995, deux systèmes de monnaie différents étaient utilisés: le Renminbi et le Foreign Exchange Currency (FEC). Le FEC était exclusivement destiné à l'usage des étrangers.

Le RMB était légèrement inférieur au franc français avant le passage à l'euro. En 2004, sa valeur reste rattachée au dollar américain, malgré les nombreuses demandes de réévaluation. Le taux de change est approximativement de 8 yuan pour 1 dollar.