accueil > archives > économie


Euro-trash ou les vices du système bancaire européen

par Chan Akya
le 11 mars 2008

article original : "Euro-trash"

Les dirigeants européens sont trop occupés à détruire leurs économies pour remarquer l'opportunité magnifique qui s'offre à eux d'assumer le leadership mondial. La Banque Centrale Européenne, aussi, est loin d'être un parangon de vertu contrairement à ce que beaucoup d'économistes pensent. Ne pas saisir cette dynamique signifie que la montée de l'euro vis-à-vis du dollar sera vaine.


La semaine dernière[1], j'ai suggéré dans un article que l'hégémonie du dollar américain, en tant que devise de réserve mondiale, était terminée. Ce n'est que par habitude (= un manque total de compétence ou d'imagination ou les deux) plutôt que par logique économique que les banquiers centraux asiatiques continuent de détenir des dollars US. Et, en vérité, lorsqu'ils parlent réserves, ils disent "US dollar".

Dans ce même article je réfutais d'emblée l'idée selon laquelle l'euro pourrait éventuellement remplacer le dollar US en tant que devise de réserve mondiale. Pourtant, à y réfléchir à deux fois, il m'apparaît clairement que mon prompt refus de prendre en considération cette possibilité pourra être interprété comme l'exercice des préjugés de l'auteur vis-à-vis du monde. Mais c'est plutôt le contraire, cette idée a certainement été assez longuement évaluée par les marchés et ses professions subalternes, avec une conclusion unanime sur le côté inapproprié cette candidature.

Il est juste de dire que les deux sources principales d'objection sont la Banque Centrale Européenne (BCE) et le système politique de l'UE. En ce qui concerne la BCE, elle s'est uniquement focalisée sur l'inflation aux dépends de la stimulation économique. Ses actions contredisent ses discours — en effet, il peut être prouvé que la toute première source d'inflation à laquelle l'Europe pourrait être confrontée dans les prochains mois est celle créée par la BCE elle-même. En ce qui concerne le front politique, les choses sont pires. Que ce soit les poursuites fiscales lancées par l'Allemagne et la Grande-Bretagne, l'imbroglio politique de l'Espagne et de l'Italie ou les réformes françaises qui tournent en rond, il n'y a rien à espérer avec le Vieux Continent.

L'hypocrisie de Trichet

Tout d'abord, voyez la BCE ! En refusant de réduire les taux d'intérêt dans le sillage d'un déclin substantiel, à la fois de l'investissement et de la consommation dans toute l'Europe, le président de BCE, Jean-Claude Trichet, a en quelques sortes levé une bannière pour un simple retour au passé du ciblage de l'inflation, qui a servi de but principal à cette banque centrale.

Ce moyen d'action l'a conduit à être l'un des banquiers centraux les plus impopulaires du monde, surtout dans sa propre arrière-cour. Pas une semaine ne se passe sans qu'un homme politique français d'une tendance ou d'une autre ne tire à vue sur le vénérable président, pour n'avoir pas fait assez pour l'économie européenne. Des flots de venin similaire, provenant d'autres milieux, dont l'Allemagne et l'Italie, sont déversés sur Trichet. Comme tout le monde, les économistes monétaires ont un faible pour les opprimés et toutes les attaques politiques font de Trichet une idole à poster, en supposant qu'ils aient encore de la place sur leurs murs après ceux d'Alan Greenspan et de Ben Bernanke.

Cette adulation, bien que compréhensible, est aussi complètement illogique, parce que la BCE est le corps qui a libéré les forces-mêmes de l'inflation que l'Europe devra affronter dans les mois à venir. Ceci a été fait au moyen de facilités de liquidités améliorées, rendues disponibles aux banques européennes depuis l'été dernier.

Ce n'est un secret pour personne dans le monde bancaire. Du moins, depuis les premières rumeurs, selon lesquelles la BCE avait été assez généreuse en fournissant aux banques un accès bon marché aux liquidités, au moment où une banque britannique avait des ennuis. Au cours des quatre derniers mois de 2007, ces facilités furent étendues pour inclure toutes sortes de nantissements détraqués.

Lorsque la Fed, la semaine dernière, a annoncé qu'elle élargirait son Term Auction Facility (TAF) [instrument de refinancement à court terme], l'idée a été accueillie par des sourires narquois dans les conseils d'administration des banques européennes. Après tout, la Fed n'a fait que rendre opérationnel en mars ce que la BCE faisait depuis l'été dernier.

La façon dont cela fonctionne est assez simple. Les banques rassemblent dans leurs livres tous les nantissements qui ne peuvent pas être vendus sur le marché plus large et les fournissent à la BCE. En échange, après quelques ajustements mineurs de valorisation, la banque centrale fournit des liquidités immédiates. Ceci s'est avéré assez utile dans le climat actuel de faibles liquidités que connaissent divers instruments de marché.

Nous avons donc découvert que les banques européennes ont continué d'émettre des titres garantis par des créances hypothécaires résidentielles (RMBS / residential mortgage backed securities) qui ne sont jamais vendus à quelque investisseur que ce soit. Après avoir obtenu leur notation, ces titres, qui ne sont que du papier représentant les créances hypothécaires réelles dans les livres des diverses banques, sont mis en gage comme nantissement auprès de la BCE et des lignes de liquidités sont retirées.

En retour, cet emprunt effectué auprès de la BCE est utilisé pour soutenir les opérations non rentables des banques européennes à l'étranger, c'est à dire, leurs investissements dans les nantissements hypothécaires à risque (subprime) américains, les obligations mal ficelées adossées à la dette (CDO) et le reste du même acabit. En n'étant pas forcées de vendre de tels actifs, les banques européennes continuent de prétendre qu'elles ont souffert moins de pertes que leurs homologues américaines, alors que la vérité est l'exact opposé.

Les banques allemandes sont dans le pétrin et elles le sont depuis l'été dernier. En effet, un grand nombre d'observateurs de l'industrie pensent que toutes les Landesbank légendaires seraient en faillite si elles adoptaient une valorisation Mark-to-Market des nantissements américains qui se trouvent actuellement dans leurs livres comptables, en compagnie d'autres actifs posant problème, dont les Leveraged Loans[2] européens.

Les banques françaises, en plus des problèmes de nantissements de faible qualité qu'elles détiennent dans leurs livres, font aussi de grosses opérations sur les fonds communs de placement, où les mêmes exacts investissements sont faits. Et juste au cas où elles seraient confrontées à quelque épreuve sur le front des bilans, leur gestion du risque s'est aussi avérée être une faiblesse-clé [3], qui a pris la forme de traders véreux. Certains risk managers travaillant dans les banques américaines ont pris la mesure surréaliste d'effectuer un second audit systématique sur les positions de tous leurs pupitres "français" d'opérations, c'est à dire ceux où le risque est pris par quiconque a un accent francophone.

Les banques italiennes ont esquivé parce que leurs banquiers centraux ont refusé de leur permettre d'acheter des CDO. Toutefois les banques espagnoles n'ont pas été aussi chanceuses — tandis qu'elles évitaient le faire la une des journaux avec les véhicules d'investissement structurés et autres de ce genre, elles connaissent vraiment une surexposition très substantielle aux crédits hypothécaires de pauvre qualité, à la fois des Etats-Unis et d'Espagne elle-même — cette dernière vantait le même type de boom sur les prix qui a été vu dans des parties hispaniques des Etats-Unis, comme la Californie.

Ainsi, les banques européennes n'ont pas été obligées, ni de se débarrasser de leurs actifs à problème, ni de changer leur fonctionnement. Un grand nombre de banques européennes opèrent toujours comme s'il n'y avait jamais eu une année 2007, et c'est toujours business as usual, on fait comme d'hab'. A ce sujet, elles sont plus dangereuses que les banques américaines parce que ces dernières se sont rendues compte de leurs défauts et prennent rapidement des mesures pour contrer les baisses, tandis que les premières sont toujours engagées dans la même sorte de fonctionnement qui "provoque les bulles".

C'est pour cette raison qu'il y aura de l'inflation en Europe. Malgré toutes les preuves d'un ralentissement économique mondial, les sociétés européennes rôdent toujours pour acheter des actifs peu rentables et faire des investissements stupides, financés par leurs banques. Même avec des coûts de fabrication en Europe qui crèvent le plafond, au lieu de délocaliser la production, les sociétés se tournent vers une augmentation des investissements à la maison, dans l'espoir vain de meilleurs lendemains qui n'arriveront jamais.

En échange, les banques sont capables de financer des tas de projets farfelus grâce aux chèques en blanc de la BCE. Par conséquent, je ne suis pas surpris du tout que Trichet se préoccupe tant de l'inflation, parce qu'il sait lui-même que c'est justement au guichet des liquidités de la BCE qu'elle est créée … pour se propager comme le Ebola dans toute l'économie européenne.

Le temps des taxes

Avec leur banque centrale qui est incapable de contribuer au soulagement monétaire, qui pourrait alléger leurs propres taux d'intérêts cette année, les gouvernements européens restent confrontés au dilemme mathématique de revenus en baisse, de dépenses en hausse et de coupons de paiements obstinément élevés sur leur cargaison de dette en pleine croissance. Dans cette situation, il n'est que naturel que certains milieux soient tentés de se tourner vers des destinations politiquement avantageuses.

Bien qu'elle ne fasse pas partie de l'eurozone, l'expérience de la Grande-Bretagne pourrait en dire long au reste de l'Europe. La dépense publique s'y est accrue chacune des 12 dernières années, balayant en fait les bénéfices fiscaux d'un boom économique soutenu sur toute la période. A la fin du boom, le gouvernement britannique s'est retrouver à détenir divers bouts de papiers sans valeur, incluant (ce qui en dit le plus long !) Northern Rock [3].

Afin de lutter contre ce déclin, le gouvernement [britannique] a dévoilé des augmentations radicales d'impôt sur sa population d'expatriés, c'est à dire ceux-là mêmes qui se sont installés au Royaume-Uni ces dernières années et qui ont conduit à ce boom tiré par les services, qui ont aidé à apaiser les coûts d'un déclin soutenu du secteur manufacturier depuis les réformes de Thatcher dans les années 80. Ces mesures sont immensément impopulaires, ce qui, combiné au dernier carnage sur les marchés financiers, signifierait que des milliers de professionnels de la banque stationnés à Londres et d'autres villes pourraient choisir de quitter le pays.

Pratiquement la même chose menace de se produire dans d'autres juridictions comme l'Allemagne. La gifle récente portée au paradis fiscal du Liechtenstein s'ajoute aux problèmes en cours qu'ont les gouvernements européens avec d'autres places, comme Monaco et l'Île de Man. Même en tant que plus gros paradis fiscal de tous, la Suisse coopère désormais avec les gouvernements européens sur ce genre de problèmes. D'autres places pourraient tomber de force dans le moule fiscal européen.

Ceci laisse les ploutocrates dans l'embarras. Leurs intérêts d'affaires sont localisés dans tout le Vieux Continent, mais le compte n'y est pas lorsqu'ils doivent payer des taxes à court-terme sur des investissements et des stratégies essentiellement à long-terme. Cela signifie que plus d'entre eux — comme les oligarques russes — choisiront de se jeter aux pieds du Kremlin et rentreront à Moscou. D'autres, non-russes, devront passer des arrangements similaires — le plus probablement hors d'Europe — pour préférer d'autres destinations comme Dubaï et Singapour. En effet, Singapour évolue rapidement en un centre financier ouvert 24h/24 et 5j/7, attirant dans son giron toutes sortes de banques privées et de fonds spéculatifs. Le reste du marché, ce qu'on appelle "le vrai argent", ne sera pas très éloigné.

La raison principale pour laquelle les gouvernements européens sont préoccupés par les taxes est que les efforts de réforme structurelle sont tombés à plat. Des réformistes, tels qu'Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, ont emprunté à la place une autre direction consistant à accepter des étapes graduelles dirigées par le compromis entre les divers groupes d'intérêts. Ceci, à son tour, laisse l'Europe sans grande capacité pour combattre le ralentissement américain en organisant son rétablissement spectaculaire, à ses propres conditions.

S'il se trouvait, pour les banques centrales mondiales, que l'euro soit acceptable comme nouvelle devise de réserve, il devrait apporter une promesse de performance supérieure par rapport à la devise de réserve remplacée. Le dollar offrait assurément tout cela — et plus — lorsqu'il a poussé au loin la livre sterling dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre Mondiale et certainement jusqu'au milieu des années 60.

Par contraste, tandis que l'euro continue de s'apprécier face au dollar, une grande partie de cette appréciation peut s'expliquer par l'attitude de ses propres banques. Le système financier de l'Europe est cassé — encore plus que celui des Etats-Unis—, tandis que son système politique court après sa propre queue. Ni l'un ni l'autre ne peuvent aider à faire avancer les affaires de l'euro. Pour le moins, l'opposé est vrai — quiconque achète des euros le fait surtout pour éviter les récents problèmes de l'économie étasunienne. Lorsque les problèmes de l'Europe arriveront sur le tapis, la folle ruée vers la sortie démasquera la région et sa devise comme les fraudes qu'elles sont.

Traduit par [JFG-QuestionsCritiques]

Notes :
___________________

[1] Dead Dollar Sketch

[2] Pour en savoir plus sur les Leveraged Loans

[3] voir : Le Solitaire et le Planqué< /a>

[4] Rocking the land of Poppins, Asia Times Online, 22 septembre 2007