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Lorsque l’argent ne vaut plus rien

par Martin Hutchinson
Prudent Bear, publié le 17 octobre 2009

article original : "When money is worthless"

Le Financial Times du 6 octobre a observé une nouvelle tendance inquiétante : les fonds spéculatifs et autres investisseurs cherchent de plus en plus à investir eux-mêmes dans les matières premières physiques, plutôt que dans les contrats à terme. Vu l’excédent de liquidités au plan mondial, ceci n’est pas surprenant. Toutefois, cela soulève l’inquiétude d’une possible pénurie de l’offre d’une ou de plusieurs matières premières, pénurie provoquée par la demande des investisseurs qui excède la production minière et les stocks disponibles. Cela pourrait potentiellement conduire à un effondrement de l’activité économique, similaire aux effondrements de liquidités des années 1837-41 et 1929-33, mais avec la cause opposée.

Ce problème survient à cause de la dimension des réserves mondiales de capital par rapport son volume d’échange. L’actif total des fonds spéculatifs américains s’élevait, en septembre 2009, à 1.950 milliards de dollars (en baisse par rapport à près de 3.000 milliards un an auparavant). Cela doit être comparé aux importations totales de biens et de services aux Etats-Unis en 2008, pour un montant de 2.100 milliards de dollars.

Toutefois, en plus des fonds spéculatifs, il existe d’autres réserves énormes d’argent disponible pouvant être déployées sur les marchés des matières premières. Par exemple, la Chine et le Japon disposent tous deux d’environ 2.000 milliards de dollars de réserves en devises étrangères, tandis que l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe ont des réserves de liquidités de taille comparable, disponibles à l’investissement. Etant donné que les stocks disponibles de matières premières représentent une fraction de leur production annuelle, nous pourrions potentiellement nous retrouver dans un cas extrême où trop d’argent courrait après trop peu de biens.

Cela importerait peu si l’investissement était concentré dans les marchés à terme. L’intérêt manifeste de ces marchés est contrôlé par les opérateurs de bourse, qui arbitrent afin de clore leurs positions au fur et à mesure que la date d’exercice approche. Par conséquent, lorsque des quantités considérables d’argent sont injectées dans les marchés à terme, elles font monter le prix des matières premières concernées, mais n’interfèrent pas de façon significative sur la production de telle ou telle matière première, ni sur le flux de cette matière première depuis le producteur jusqu’au consommateur.

Normalement, l’investissement dans les matières premières est confiné aux marchés à terme parce que c’est beaucoup plus pratique. Pour un fonds spéculatif ou d’autres investisseurs financiers, le coût de détention de stocks d’une matière première est assez élevé, suffisamment élevé pour dissuader les investisseurs d’essayer d’acheter directement des matières premières. Il n’achèteront directement des matières premières que s’ils ont peur que les mécanismes normaux d’arbitrage entre les marchés à terme et les marchés des matières premières ne soient submergés par le volume de la demande, de sorte que l’investissement dans les contrats à terme s’avère moins profitable qu’il ne « devrait ».

Lorsque l’investissement se déplace vers les matières premières physiques, comme cela pourrait être désormais le cas, il bouleverse potentiellement les flux d’échange. Un bateau rempli de minerai de cuivre, qui aurait, en temps normal, navigué depuis le Chili vers une fonderie de la côte Ouest des Etats-Unis, est, à la place, parqué dans une zone de rétention, afin que les investisseurs puissent tirer profit de l’augmentation de la valeur de ce cuivre. Cela réduit la quantité de minerai disponible pour les fonderies.

Puisque l’équilibre entre l’offre et la demande de la plupart des matières premières est assez délicat, et que l’offre ne peut être rehaussée, au pied levé, que d’un faible pourcentage, cela pourrait avoir pour résultat une pénurie physique à la fonderie de ladite matière première, obligeant la fonderie à fermer pendant un certain temps et privant ses clients des produits en cuivre dont ils ont besoin pour leurs propres opérations.

Les perturbations des flux de matières premières de ce type peuvent potentiellement provoquer simultanément une hyper-inflation et une récession majeure. La valeur du cuivre pour la fonderie et ses clients est beaucoup plus élevée en temps de pénurie que lorsque celui-ci est normalement disponible, parce que le coût de la fermeture de leurs propres opérations est important – d’où la montée en flèche du prix du cuivre disponible localement. De la même manière, le coût économique de la fermeture d’une fonderie et des ses clients excède de loin la valeur de la cargaison de minerai de cuivre. Les produits contenant du cuivre connaissent soudain une pénurie, tandis que les ouvriers perdent leurs salaires et sont donc obligés de réduire leur consommation.

L’effet d’un surplus général de liquidités est donc assez similaire à celui d’une pénurie soudaine de liquidités. Dans le cas de la pénurie [de liquidités], comme en 1937-41 et en 1929-33, les prix ont fortement baissé – dans les deux cas, jusqu’à 20-25% – et l’activité économique se réduit considérablement, alors que les entreprises sont incapables d’obtenir des financements et que les ouvriers sont licenciés. La baisse de la demande qui en résulte fait perdre de l’argent aux producteurs qui finissent par mettre la clef sous la porte, de même qu’elle provoque la banqueroute du système financier.

Dans un surplus généralisé de liquidités, dans lequel le capital d’investissement bouleverse les flux d’échange des matières premières, l’inflation, plutôt que la déflation, en résulte – une inflation probablement très rapide, plutôt que l’inflation modérée de 5 à 10% que nous avons connue dans les années 70. Cette inflation accroît encore plus la demande de matières premières, aggravant ainsi le problème. Les entreprises incapables d’obtenir les matières premières ferment, les revenus réels des ouvriers chutent fortement (même s’ils conservent leurs emplois) et le PIB baisse de façon équivalente à une situation de déflation.

Nous n’avons jamais connu d’hyper-inflation mondiale, dans laquelle l’argent, qui ne permet plus d’acheter de marchandises, devient sans valeur. Dans des pays particuliers, les guerres ont produit cet effet, notamment dans les guerres révolutionnaires aux Etats-Unis et en France, lorsque les « continentals » et les « assignats » ne valaient plus rien. Des effets similaires ont été produits en Amérique Latine par un excès de monnaie fiduciaire : lors de périodes d’hyper-inflation, les Argentins ont connu la famine, même si leur pays est l’un des plus gros producteurs de nourriture au monde. Toutefois, sur le plan mondial, nous n’avons rien connu de pire que l’inflation mondiale modérée des années 70, dans laquelle les flux commerciaux ont été perturbés et les revenus et les actifs affectés ; mais les matières premières restaient généralement disponibles sur le marché et si la production s’était affaiblie, elle n’avait pas fortement décliné.

La fascination d’ajouter un autre chapitre dans les manuels des historiens de l’économie n’est pas suffisante pour faire de l’hyper-inflation mondiale autre chose qu’un événement qui doit être évité à tout prix. Cela pourrait aider le « Bernanke » de 2080 à prendre de meilleures décisions de politique monétaire que l’actuel président de la Réserve Fédérale, puisqu’il aurait l’occasion d’être le meilleur expert dans le monde sur le crash hyper-inflationniste de 2011. Cependant, en ce qui concerne cet article, les générations futures peuvent saisir leurs chances – nous devons absolument éviter que l’hyper-inflation ne se produise au cours de cette génération.

Le coût pour éviter un tel désastre semble plus élevé de jour en jour. Une fois que des articles commencent à paraître dans le Financial Times sur des investisseurs qui choisissent d’acheter des matières premières physiques plutôt que des contrats à terme, les investisseurs seront attirés en beaucoup plus grand nombre par cette activité. Un resserrement modéré de la politique monétaire, qui aurait très bien pu défléchir les forces de l’hyper-inflation, s’il avait été instauré, il y a plusieurs mois, pourrait se révéler inefficace à ce stade.

Pour déterminer la politique monétaire nécessaire, le cours de l’or fournit un outil très utile de signal (et le record qu’il a définitivement atteint la semaine dernière est une mise en garde sérieuse). Cela n’a absolument aucune importance que les investisseurs demandent de l’or physique plutôt que des contrats à terme sur l’or, parce que l’or n’a que peu d’importance industrielle et les stocks d’or disponibles dans les « inventaires » [des banques centrales] comme à Fort Knox sont beaucoup plus que suffisants pour subvenir à ces utilisations pour les dix prochaines années, si nécessaire.

Cependant, l’envie soudaine d’investir dans les matières premières est étroitement liée à l’envie d’investir dans l’or : les deux reflètent une méfiance tout à fait justifiée dans la monnaie fiduciaire et le désir de détenir des biens dont la valeur est sûre à long terme. Voilà pourquoi le cours de l’or permet de montrer aux décideurs politiques si leur politique monétaire est appropriée.

Si, à la suite de sa récente envolée, le cours de l’or continue d’augmenter, en direction de 2.400 dollars l’once, l’équivalent en monnaie d’aujourd’hui de son zénith de 1980, ce sera un excellent signal que la politique monétaire a un besoin urgent d’être resserrée.

Si, après un premier resserrement monétaire, le cours de l’or redescend pendant quelques semaines et qu’il franchit ensuite ses derniers plus hauts, ce développement sera le signal que la politique doit être resserrée un peu plus, alors que la fuite vers les matières premières ne s’est pas arrêtée.

Ce sera seulement lorsque le cours de l’or aura définitivement fait machine arrière, baissant de 25% ou plus depuis ses plus hauts, que les décideurs politiques sauront qu’ils ont réussi à casser la folie de l’investissement dans les matières premières. Un tel développement ne se produira probablement pas avant un krach définitif sur le marché [US] des obligations d’Etat, obligeant les décideurs politiques à s’occuper de leurs gigantesques déficits budgétaires comme d’une affaire urgente.

Etant donné les prédilections des décideurs politiques d’aujourd’hui, il est malheureusement peu probable qu’ils resserrent suffisamment la politique monétaire pour enrayer la fuite vers les matières premières, quel que soit le cours de l’or. A la place, emmenés par les keynésiens déterminés du Fonds Monétaire International, ils tenteront plus probablement de contrôler le cours de l’or lui-même, soit en vendant subrepticement des quantités massives d’or des réserves mondiales ou, ouvertement, en imposant des limites aux échanges de contrats à terme sur l’or et, peut-être, comme le fit Franklin Roosevelt en 1933, en rendant illégal aux personnes ordinaires de posséder de l’or ou d’acheter des contrats à terme sur l’or.

Bien entendu, cela aggraverait les choses : cela équivaudrait à essayer d’éviter une amende pour excès de vitesse en bousillant le compteur de vitesse de la voiture. Manipuler le cours de l’or afin de prétendre que les liquidités ne sont pas excessives n’empêche pas les liquidités d’être excessives. Cela ne conduit personne d’autre que l’investisseur le plus stupide à croire que cette pulsion à investir dans les matières premières physiques est malavisée.

Au contraire, cela incitera l’investissement dans les matières premières par l’intermédiaire de sociétés écrans dans les paradis fiscaux, loin du radar des régulateurs. L’effet sur l’offre mondiale sera tout aussi dommageable, mais les décideurs politiques n’auront plus de moyen direct de déterminer comment éviter la dépression économique qui en résulterait.

La semaine dernière, j’écrivais que resserrer les liquidités, directement en entamant la « stratégie de sortie » des banques centrales, est dangereux. Cependant, l’article du Financial Times et l’envolée du cours de l’or ont accru de façon importante l’amplitude nécessaire de la remontée des taux d’intérêt pour stopper la fuite [des capitaux] vers les matières premières.

Le temps nous est compté et la probabilité d’un désastre augmente.

2009 Pudent Bear, all rights reserved / traduction : [JFG-QuestionsCritiques]