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Fusion Suez/GdF

Qu'est ce que la maîtrise absolue du secteur de l'énergie ?

par Philippe-Justin Schneider

Correspondant économique de Questions Critiques
le 24 Août 2006

Lorsque l'on lit le communiqué de presse [de Jacques Myard], il n'y a rien de faux ou d'inexact, mais c'est un peu de la langue de bois, parce que très flou et manquant de consistance. En effet, la préoccupation principale de Jacques Myard semble être "d'avoir (pour l'Etat) la maîtrise absolue du secteur de l'énergie". Qu'est ce que la maîtrise absolue du secteur de l'énergie ? Il faut maîtriser :

1. les infrastructures nationales permettant de faire entrer le gaz en France (débouchés de pipelines, terminaux GNL), de le stocker (réservoirs) et de le distribuer (canalisations)

2. les approvisionnements

3. et éventuellement les prix de vente, notamment pour les particuliers (mais on entre plus dans la notion de service public)

Les points 1 et 3 ne relèvent de toute évidence pas de GDF :

— Les infrastructures nationales sont sous la tutelle du régulateur, la Comission de Régulation de l'Energie (CRE). Certes les activités liées à la gestion des infrastructures et leur exploitation / maintenance sont réalisées par du personnel GDF. Mais les activités du domaine régulé sont en train d'être "demixtées" et filialisées (objectif 1er Janvier 2007). Ce qui est important n'est donc pas le contrôle de GDF, mais le contrôle de cette filiale réalisant les activités du monde régulé. De la même manière en électricité, la privatisation du RTE (ou de RFF dans le transport ferroviaire) constituerait un vrai problème de maîtrise des secteurs vitaux. Notons que le contrôle peut être soit capitalistique, soit au travers d'une concession de l'Etat. Ce point ne pose donc pas de problèmes, à condition que l'Etat joue pleinement son rôle de contrôle, et c'est peut-être là qu'il faut être précautionneux.

— Les prix : sauf erreur de ma part, la loi dicte que les prix sont fixés par l'Etat, comme pour EDF. On ne voit donc pas où est le problème.

Il se trouve que le point 2 ne relève que très faiblement de GDF. En effet GDF est parfaitement incapable de garantir une continuité de service dans la fourniture de Gaz à la France, tout au moins à des tarifs non prohibitifs. Pourquoi ? Parce que GDF :

1. N'est pas aujourd'hui un producteur de gaz significatif. Sa production ne représente que quelques pourcents de ses ventes.

2. Ne peut pas garantir les moyens d'acheminement du gaz. Même s'il dispose en propre de quelques navires GNL, ceux-ci sont loin de pouvoir acheminer l'équivalent de la consommation française de gaz. Ce point est certes le lot commun (une crise Ukraine - Russie sur les pipelines affecte autant les pays qui ont des négociants publics que ceux qui les ont privatisés), mais c'est aussi un élément de la maîtrise absolue du secteur du gaz.

Le point le plus critique : la production de gaz.

GDF est un négociant de Gaz et non un producteur de Gaz. Il l'admet volontiers en se présentant comme le quatrième acheteur mondial de Gaz (souce GdF) et non comme un producteur. Ceci se comprend car GDF est très très loin derrière Total en matière de production de Gaz, et Total n'est que le 4ème producteur mondial (source Total). Tout ceci s'explique très bien : il existe peu de gisements de Gaz en France et il est assez peu compétitif d'aller produire du Gaz à l'étranger avec du personnel sous statut. GdF en est donc réduit à prendre des participations dans des gisements, ce qui n'est pas extrêmement simple pour une entreprise publique, obligée de se conformer aux modes de gestion publics (tout au moins jusqu'à récemment). Qu'a donc fait GDF ? Elle s'est instituée en "quasi producteur" en passant des contrats d'achat long terme et en diversifiant les fournisseurs, ce qui révèle une vraie vision stratégique (au sein des contraintes), car peu de prévisionnistes avaient prédit il y a vingt ans les tensions actuelles sur le gaz et le phénomène GazProm. Malheureusement, cette stratégie explose en vol : l'accord GazProm - Sonatrach concerne 34% de ses approvisionnements. La Norvège en représente 24. Les contrats d'achat long terme pourraient rapidement ne pas peser lourd. Et ne me dites pas que vous croyez au droit international en matière commerciale !

La seule possibilité pour maîtriser de manière absolue le secteur de l'énergie est donc de la produire ou de s'en passer. Pas convaincu?

— Comment expliquer que GDF soit le 4ème acheteur mondial de Gaz alors que la France est loin d'être le 4ème consommateur ? Peut-être parce que les autres compagnies nationales ont compris : elles produisent ! A moins que l'on fasse partie des quatre derniers pays industrialisés à avoir une unique compagnie nationale ?

— Vous croyez vraiment que le marché du gaz va se comporter de manière très différente de celui du Pétrole ? Les gros acheteurs paieront aussi le prix fort !

— Que se passe-t-il si GazProm - Sonatrach refusent d'honorer leurs contrats avec GDF ? Vous croyez vraiment que c'est le quai d'Orsay qui va régler le problème, sous prétexte que GDF est public ? (Sans préjuger de leurs compétences, je ferais plus confiance à la rue Saint-Dominique, mais c'est hors sujet)

— "GDF public" a-t-il permis de contrer l'accord GazProm - Sonatrach ?

— Comment expliquer la crise Ukraine - Russie, si les contrats internationaux sont gravés dans le marbre ?

— etc.

Si l'on revient à l'introduction, l'Etat, au travers de la CRE (au pire on nationalisera la filiale réalisant les activités du domaine régulé), a une maîtrise absolue du secteur du Gaz, sauf pour ce qui est des approvisionnements, domaine que précisemment GDF ne contrôle pas. En quoi GDF contribue-t-elle à la maîtrise du secteur du Gaz ?

Conclusion intermédiaire : privatiser les activités non régulées de GDF n'est franchement pas un drame : le secteur du Gaz ne sera ni mieux ni moins bien maîtrisé par l'Etat (n'oubliez pas que le stockage est maîtrisé par la CRE et qu'une réquisition des stocks permet de prendre le temps de se retourner. Par ailleurs, je ne vois pas un futur propriétaire de GDF refuser de livrer les français, ce qui laisserait ipso facto la place libre à EDF, qui sait aussi acheter du Gaz).

Mais, avant de conclure définitivement, il y a un Sauf. La question n'est plus de savoir si "le secteur demeure maîtrisé par l'Etat", mais de savoir si "le secteur devient maîtrisé de manière absolue par l'Etat". Ce n'est pas la même chose. Si on part sur la seconde option, contrôler GDF devient réellement intérressant et stratégique. Mais il va falloir que GDF investisse massivement dans les champs de production et dans les capacités de transport. Alors se posent plusieurs questions :

1. L'Etat va-t-il financer sur le long terme ? Ceci nécessiterait une "loi de programmation énergétique" sur plusieurs dizaines d'années (le retard ne sera pas comblé en un claquement de doigt). Les capitaux débloqués par l'Etat seront ils comparables à ce que l'on peut tirer d'un appel au marché ? On rentre dans une problématique capitaliste qui dépasse notre débat, mais le passé ne plaide pas en faveur de l'Etat.

2. Comment se fait-il que ce qui n'a jamais été fait, alors que l'Etat contrôle la société, va se faire tout d'un coup ? GDF va-t-il par miracle passer d'une culture de négociant à une culture d'industriel ? Probablement non, ce qui plaide pour l'adossement à un autre groupe (pour le coup, je suis néanmoins d'accord avec vous, Suez n'est pas le parangon du groupe industriel).

3. Un groupe public n'est-il pas freiné lorsque l'on parle de constitution de conglomérats appelés à gérer des champs de gaz ? Les privés étrangères n'aiment guère négocier avec des entreprise publiques, qui plus est françaises — compte tenu de la réputation (justifiée ou non, je ne rentre pas dans le débat, c'est une réputation établie fermement et c'est ce qui compte dans le business) de gestion indigente de notre Etat et de celle de la revendication de nos agents statutaires.

Tout cela n'est pas simple, mais pas impossible. Il va cependant falloir des garanties. Une suggestion audacieuse : pourquoi ne pas fusionner le quatrième acheteur mondial de gaz avec le quatrième producteur mondial de gaz ? Rien ne correspond (volumes produits et consommés, zone de production et de consommation), mais en revanche, on intègre toute la chaîne en termes de savoir-faire, et la puissance financière, comme la crédibilité est là… Mais peut-être va-ton s'arrêter à quelques broutilles, comme d'habitude. C'est vrai que l'on ne parlait que de maîtrise de la chaîne énergétique pour la France. Alors privatisons GDF, et vite …

Philippe-Justin Schneider