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Le réveil du Kraken

L’Europe en crise

CounterPunch, publié le 28 mars 2009
Par Conn Hallinan

article original : "Europe in Crisis"


« En dessous du grondement de la couche supérieure de l’océan;
Très loin sous les fonds abyssaux… Sommeille le Kraken »
— Alfred Tennyson

Dans la mythologie nordique, une bête énorme, le Kraken, attendait dans les profondeurs de l’océan les bateaux qui bravaient l’Atlantique Nord agité. Elle s’élevait depuis les profondeurs abyssales pour enserrer dans ses tentacules les imprudents ou les téméraires et les entraîner dans son repaire. Tandis que les économies, de la Baltique à l’Espagne et de l’Irlande à l’Autriche, s’autodétruisent, la métaphore du Kraken est peut-être appropriée pour une crise dont l’Islande a été la première victime.

La saga de la chute de l’Islande, passant de « L’un des pays les plus riches du monde par tête d’habitant » (selon Reuters) à complètement fauchée, est une histoire qui débute dans les années 80, lorsque Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont démantelé les contrôles financiers et les équilibres instaurés par les gouvernements, en privatisant tout ce qui pouvait l’être et en transformant l’économie mondiale en une chaîne de Ponzi géante avec des promesses d’enrichissement à faire rougir Las Vegas.

Siphonnant dans l’océan des escroqueries hautement risquées du crédit, qui permettaient à la bulle immobilière de flotter, la minuscule Islande – dont la principale exportation était le cabillaud – s’est transformée en un géant financier dont les banques valaient 900 fois le PIB de cette nation insulaire. Les Islandais achetaient des hôtels particuliers à New York, importaient des voitures coûteuses et faisaient revenir les anciens patriotes pour qu’ils profitent de ce casino. Une telle prétention démesurée réveilla le Kraken.

Le mois dernier, les Islandais ne pouvaient plus rembourser leurs crédits automobiles, le chômage a bondi et le pays s’est mis au clou du Fonds Monétaire International (FMI), dont la formule standard pour accepter ses prêts est la destruction systématique des programmes éducatifs, de santé et d’assistance sociale. L’homme le plus riche d’Islande, Asgeir Johannesson – qui s’en est tiré comme un bandit au cours des cinq dernières années – dirige une chaîne supermarchés dont le symbole est un cochon qui louche, ce qui suggère que les dieux nordiques, en plus d’être peut-être vengeurs, aient le sens de l’humour.

L’Islande n’a été que la première victime, un hors d’œuvre pour la bête. Il y en a quantité d’autres. Les premières à tomber furent les petits pays en périphérie – la Lettonie, l’Estonie et l’Irlande – mais les léviathans allaient bientôt sentir également les tentacules de Kraken.

L’industrie allemande de l’exportation, le cœur de sa puissante économie, a chuté de 21%. La prévision de croissance pour la France est à moins deux pour-cent. Le taux de chômage en Espagne est de 14% et de 22% dans le sud du pays durement touché. La production industrielle de la Suède a chuté de 22,9%. Un prêt de 16,5 milliards de dollars [12,5 milliards d’€] de la part du FMI maintient temporairement la solvabilité du pays, mais ses dettes contractées à l’étranger atteignent à elles seules 105 milliards de dollars [80 milliards d’€].

L’Angleterre – dont Thatcher et Blair partagent la responsabilité d’avoir réveillé le Kraken en premier lieu – est une grande invalide. Son économie devrait se contracter de 3 % et plus de deux millions de personnes sont au chômage. Et parce que les Tories et les Travaillistes ont, de la même façon, réduit les programmes d’aide sociale au cours des 25 dernières années, les sans-emploi ne touchent que 65 € par semaine. En conséquence, toutes les sept minutes, une personne en Grande-Bretagne perd sa maison.

Pratiquement aucun pays en Europe ne reste indemne, bien que les plus touchés soient les pays comme la Hongrie, la Lettonie et l’Autriche, qui ont plongé dans le mythe selon lequel l’économie était une corne d’abondance sans fin.

Les banques autrichiennes ont inondé l’Europe de l’Est de prêts, jusqu’à 60% en devises étrangères. Lorsque la crise est arrivée, des pays comme la Hongrie et la Lettonie se sont retrouvés à essayer de rembourser leurs prêts libellés en coûteux euros, francs suisses et dollars, tandis que leurs propres devises vacillaient. L’Autriche se retrouve avec 371 milliards de dollars de créances, équivalentes à peu près à son PIB. Le chômage a bondi à 23,7 %.

Les nouveaux membres de l’Union Européenne (UE), y compris la plupart des pays qui étaient autrefois dans le bloc soviétique, ont vite découvert que lorsque les temps sont durs, c’est chacun pour soi. Lorsque la Hongrie a récemment demandé aux autres membres de l’UE un plan de sauvetage, elle a été jetée par-dessus bord. En effet, l’équipage des 27 membres de l’UE semble moins concerné par combattre le Kraken que sauver leur peau, prêts à se retourner les uns contre les autres à la baisse d’une devise.

Madrid a lancé une campagne « achetez espagnol », Londres vante les mérites des « emplois britanniques pour les travailleurs britanniques » et le président français conseille vivement aux constructeurs automobiles français d’investir en France, pas ailleurs en Europe. Lorsque l’eau atteint la plage arrière du navire, le libre échange disparaît.

L’administration Obama pousse les Européens à miser beaucoup plus de liquidités sur un plan de sauvetage, mais les membres de l’UE rechignent. « Nous ne pensons pas avoir besoin d’établir de nouvelles mesures d’encouragement et je suis soutenue là-dessus par l’industrie allemande », a déclaré Angela Merkel au Financial Times.

D’un autre côté, les Européens exigent que les Américains acceptent une régulation mondiale de la finance, parce que beaucoup en Europe accusent le manque de régulation d’être responsable de la crise actuelle. Jusqu’à présent, Washington résiste.

« La crise économique mondiale dévoile implacablement les failles et les limites de l’UE », dit l’ancien ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer. « Sans une politique économique et financière commune… la cohésion de l’union monétaire européenne et de l’UE – en fait, leur existence même – sera confrontée à un danger sans précédent. »

La combinaison des disputes européennes internes – certaines d’entre elles alimentées par une panique venant d’un autre âge – et des différences avec les Américains sur la régulation, signifie qu’à part injecter de l’argent dans le FMI, probablement pas grand chose ne sortira de la prochaine réunion du G20, qui se tiendra le 2 avril à Londres. Le G20 est composé des pays développés et des pays émergents.

Aussi mauvaises soient les choses en Europe, cette région dispose au moins de quelques filets de sauvetage pour ses habitants, essentiellement la gratuité des soins médicaux, une éducation peu onéreuse et des services sociaux qui tempèreront les pires aspects de la crise. On ne peut pas dire la même chose des Etats-Unis. Les plus touchés seront évidemment les pauvres dans le monde, les centaines de millions en Afrique et en Asie du Sud qui essayent de s’en sortir avec un ou deux dollars par jour et qui ne portent aucune responsabilité dans cette crise économique mondiale. Le Kraken les enverra promener.

Selon Kevin Watkins, de l’UNESCO, « Avec le ralentissement de la croissance en 2009, nous estimons que le revenu moyen des 391 millions d’Africains vivant avec moins d’1,25 dollar par jour sera affecté de 20%. Si l’on convertit l’effet de la croissance économique en coût humain, le tableau est encore plus sombre. Les estimations les plus optimistes indiquent une augmentation de la mortalité infantile située entre 200.000 et 400.000 par an. »

Non pas que les pauvres ou ceux devenus récemment pauvres vont rester silencieux. Une manifestation en Islande a réuni 7.000 personnes, ce qui équivaut à 7 millions de personnes aux Etats-Unis. Une manifestation en Irlande a rassemblé 120.000 personnes – un peu plus de 3% de la population – et les ouvriers de Waterford Crystal ont investi leur usine. Des manifestations similaires ont eu lieu en Russie, en Lettonie, en Ukraine, en France et en Grèce. Au fur et à mesure que la crise se creuse, monte la colère de ceux qui doivent en supporter le plus gros de son poids.

Dans le livre de science fiction de John Wyndham, publié en 1950, « Le Péril vient de la mer [The Kraken Wakes] », des extraterrestres, utilisant la mer comme refuge, paralysent le monde. Mais les gouvernements, empêtrés dans la Guerre Froide, sont plus intéressés à se combattre les uns les autres qu’à résister à l’invasion. Le « Kraken » est finalement détruit lorsque les pauvres habitants d’un village de pêcheurs surmontent leur terreur et attaquent les créatures avec des barres à mine et des haches. Leur exemple se répand et l’invasion est finalement vaincue.

Les manifestants seuls ne surmonteront pas la crise actuelle, mais ils peuvent exiger des gouvernements qu’ils agissent dans l’intérêt du peuple, pas de Goldman Sachs et d’AIG. Oui, les banques doivent être sauvées, mais le moyen le plus efficace pour le faire est de les nationaliser, d’une façon que les gens qui ont les barres à mine et les haches aient leur mot à dire sur la façon dont leur argent est dépensé.

Selon la Banque Asiatique du Développement, la récession a coûté à l’économie mondiale 50.000 milliards de dollars. C’est un chiffre sorti tout droit du cauchemar le plus sombre que l’on puisse imaginer.

Le G20 – en particulier les Allemands et les Chinois – devrait y passer et augmenter les plans de sauvetage. Ils doivent également rétablir les contrôles et les équilibres sur le crédit, le capital et l’industrie bancaire, qu’ils ont systématiquement démantelés au fil des ans. Et ils doivent s’assurer que les plus vulnérables sont protégés.

Si l’avidité, l’égoïsme et la timidité triomphent… le Kraken attend.

Traduit de l'anglais (États-Unis) par [JFG-QuestionsCritiques]