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Que les marchés soient :
Les Racines Evangéliques de l'Economie

Par Gordon Bigelow

Harper's Magazine v.310, n.1860, 1er mai 2005




L'économie, de la façon dont elle est présentée dans les médias et en politique par ses avatars populaires, est la cosmologie et la théodicité de notre culture contemporaine. Plus que la religion elle-même, plus que la littérature, plus que la télévision par câble, c'est l'économie qui offre le récit dominant de la création de notre société, représentant la relation que chacun de nous entretient avec l'univers que nous habitons, la relation de l'être humain avec Dieu. Et l'histoire que vous est racontée est une histoire merveilleuse. Dans cette histoire, une multitude incroyable d'étrangers, tous individuels, et qui essayent tout seuls de s'en sortir sont malgré tout reliés entre eux dans un modèle magnifique et naturel de l'existence : le marché. Cette compréhension des marchés — pas comme artefacts de la civilisation humaine mais comme phénomène naturel — sert maintenant de fondations indubitables à presque tous les débats politiques et sociaux. Tandis que les fusions entre sociétés de média commençaient à créer des monopoles sur l'information publique, les limites à la propriété de ces sociétés n'ont pas été restreintes, mais étendues, parce que "le marché" allait produire ses propres limites naturelles à la croissance. Lorsque les normes comptables des grandes entreprises avaient besoin d'être ajustées dans les années 90, de telles mesures furent mises de côté parce qu'elles auraient interféré avec les "forces du marché". La Sécurité Sociale pourrait bientôt se retrouver sous le coup de cet argument implacable.

Le problème est que l'histoire telle qu'elle est racontée par l'économie ne se conforme tout simplement pas à la réalité. Ceci peut être vu assez clairement dans les récents exemples parlants de l'échec de la pensée libérale — comment les géants des médias ont continué de croître ou comment des régulations comptables approximatives ont ruiné un nombre incalculable de millions de personnes. Mais le courant dominant de l'économie minimise aussi un niveau plus fondamental, celui qui façonne le comportement humain de base. La supposition centrale de l'économie standard est que les humains sont plutôt fondamentalement individualistes que des animaux sociaux. Cette théorie part du principe que tous les choix économiques sont des déclarations authentiques et rationnelles d'individualité spontanée reflétant qui nous sommes et ce que nous voulons dans la vie. Mais dans la réalité, même nos choix purement "économiques" ne sont pas faits sur la base de la pure individualité autonome ; tous nos choix naissent de couches d'expérience au contact des autres. Ce qui manque totalement dans cette manière économique de concevoir la vie moderne est la compréhension du monde social.

C'est précisément le diagnostic qui a été établi en 2000 par un groupe d'étudiants de troisième cycle en économie qui ont publié leur désaccord dans une lettre ouverte qui fit rapidement les seconds titres dans le monde. Dans cette lettre, les étudiants déclaraient que la théorie économique qui leur était enseignée était désespérément hors du coup, engloutie dans son propre modèle privé de la réalité.

Ils écrivaient :

"Sortons des mondes imaginaires ! La plupart d'entre nous a choisi la filière économique afin d'acquérir une compréhension approfondie des phénomènes économiques auxquels le citoyen d'aujourd'hui est confronté. Or, l'enseignement tel qu'il est dispensé […] ne répond généralement pas à cette attente.[…] Ce décalage de l'enseignement par rapport aux réalités concrètes pose nécessairement un problème d'adaptation à ceux qui voudraient se rendre utiles auprès des acteurs économiques et sociaux."

La discipline "Economie" était malade, clamait cette lettre, pathologiquement distante des problèmes des marchés réels et des gens réels.

Les étudiants qui ont proposé ce diagnostic en 2000 étaient issus du rang le plus prestigieux du système universitaire français, les Grandes Ecoles, et c'est pour cette raison que leur argument ne pouvait pas être écarté d'un revers de main. Les critiques qui accusent les économistes d'embrasser une théorie inutile se retrouvent généralement accusés de stupidité : ils ne sont pas capables de comprendre la mathématique élégante qui prouve que la théorie marche. Mais les qualifications de ces étudiants en mathématique était impeccable. La crème de toute une génération montante se révoltait contre leur enseignement et, parce qu'ils représentaient justement cette élite, la presse et le public les ont écoutés. Les économistes orthodoxes contre-attaquèrent, d'abord en France puis à l'international. Le mondialiste de droite, Robert Solow, a publié un édito sauvage dans Le Monde, prenant la défense de la théorie économique standard. Le débat se prolongea tellement que le ministre de l'éducation lança une enquête.

Dans le monde entier, les départements d'économie sont peuplés par une écrasante majorité d'économistes défendant une chapelle particulière. Dans leur domaine, on les appelle les économistes "néoclassiques" et leur approche de cette discipline fut développée au cours du 19ème siècle. Selon l'école néoclassique, les gens font des choix basés sur le calcul rationnel de ce qui leur sera le plus utile. Le terme utilisé pour décrire cela est "la maximisation de l'utilité". Cette théorie soutient qu'à chaque fois qu'une personne achète quelque chose, vend quelque chose, quitte un emploi ou investit, elle prend une décision rationnelle sur ce qui lui sera le plus utile, ce qui lui apportera le "maximum d'utilité". "L'utilité" peut être le plaisir (comme dans : "Laquelle de ces croisières Disney me rendra le plus heureux ?) ou la sécurité (comme dans : "Quel plan 401(k)[1] me permettra de prendre ma retraite avant l'âge de 85 ans ?") ou l'autosatisfaction (comme dans : "Combien vais-je mettre dans la corbeille lors de la quête à l'église ?"). Si vous achetez un couteau Laguiole à 3 heures du matin, un économiste néoclassique vous expliquera qu'à cette heure-là vous calculiez que cet achat optimiserait vos ressources. L'économie néoclassique tend à sous-estimer l'importance des institutions humaines, voyant à la place un système de flux et d'échanges qui sont gouvernés par un équilibre inhérent. Fondée sur la croyance que les marchés opèrent d'une façon que l'ont peut démontrer scientifiquement, l'économie néoclassique les voit comme des miracles mathématiques d'autorégulation, des écosystèmes délicats qu'il vaut mieux laisser tranquilles.

S'il y a un soupçon de créationnisme autour de cette idée, ce n'est pas par hasard. Jusqu'au moment où le terme "économie" émergea pour la première fois, dans les années 1870, c'était la chrétienté évangélique qui avait fait le plus pour ouvrir la voie à son auto-certitude scientifique actuelle.

Lorsque la chrétienté évangélique grandit pour la première fois en un mouvement puissant, entre 1800 et 1850, les études sur la richesse et le commerce étaient appelées "économie politique". Les deux livres qui se trouvaient au centre de cette nouvelle érudition étaient La Richesse des Nations d'Adam Smith (1776) et Des Principes de l'économie politique et des Impôts de David Ricardo (1817). Nous étions dans la période de transformation industrielle de la Grande-Bretagne — une période de croissance urbaine rapide et de marchés volatils. Ces livres offraient des explications sur la manière dont les sociétés devenaient riches et comment elles pouvaient le rester. Ils donnèrent ce rythme accéléré de la vie urbaine et il semble que l'on puisse comprendre les ateliers industriels comme une partie d'un programme que l'histoire moderne va suivre. Mais à partir des années 1820, nombre d'idées de Smith et de Ricardo étaient devenues difficiles à accepter par la classe grossissante de marchands et d'investisseurs. Pour Smith, la poursuite de la richesse était une erreur fatale grotesque, une incompréhension du bonheur humain. Dans son premier livre, La Théorie des Sentiments Moraux (1759), Smith soutenait que l'acquisition d'argent n'apporte pas de biens en soi ; l'argent semble attirant seulement à cause de la croyance erronée que les belles possessions attirent l'admiration des autres. Smith accueillit favorablement la soif de possession seulement parce qu'il conclut — dans une proposition portée par La Richesse des Nations — que cette quête de "colifichets et de babioles" finirait par enrichir la société dans son ensemble. Tandis que le riche achetait des fourchettes à cornichons en or et payait des serviteurs pour rassembler leurs paons domestiques, les serviteurs et les joailliers en bénéficieraient. C'était sur cette fondation douteuse que Smith construisit son libre-échange.

À partir des années 1820 et 1830, cette fondation était devenue de plus en plus troublante pour les défenseurs du libre-échange, qui recherchaient, dans leur étude de l'économie politique, pas seulement une explication du changement rapide mais une justification morale de leur propre richesse et des souffrances bizarres endurées par les nouveaux pauvres industriels. Smith, qui se moquait des richesses personnelles, n'offrait ici aucun réconfort. Dans La Richesse des Nations, l'homme d'affaire astucieux n'était pas un héros mais un passant infortuné. Le travail de Ricardo offrait des problèmes différents mais similaires. En travaillant à partir d'une analyse de base des profits de la propriété terrienne, Ricardo conclut que les intérêts des différents groupes à l'intérieur d'une économie — les propriétaires, les investisseurs, les locataires et les travailleurs — seraient toujours en conflit les uns contre les autres. La crédibilité de Ricardo avec les capitalistes était sans équivoque : il n'était pas un philosophe comme Adam Smith mais un agent de change accompli qui avait pris sa retraite jeune avec les gains qu'il avait engrangés. Mais son point de vue sur le capitalisme faisait penser qu'une société harmonieuse était une chose du passé : le conflit de classe faisait partie du monde moderne et la vieille et douce Angleterre de châtelains et de fermiers était révolue.

Le groupe qui s'est le plus cabré contre les éléments pessimistes de Smith et de Ricardo était celui des évangélistes. Ils étaient des réformateurs de la classe-moyenne qui voulaient refaçonner la doctrine protestante. Pour eux, il était impensable que le capitalisme conduise au conflit de classe, parce que cela aurait voulu dire que Dieu avait créé un monde en guerre contre lui-même. Les évangélistes croyaient en un Dieu providentiel, un Dieu qui avait construit un univers logique et ordonné et ils voyaient la nouvelle économie industrielle comme l'accomplissement du plan de Dieu. Le libre-échange, croyaient-ils, était un instrument élaboré parfaitement pour récompenser le bon comportement chrétien et pour punir et humilier les impénitents.

Au centre de cette doctrine évangélique de la première heure se trouvait l'idée du péché originel : nous étions tous nés entachés de corruption et de désir charnel et le véritable objectif de la vie terrestre était de se racheter de cela. Les épreuves de la vie économique — la sueur du dur labeur, la crainte de la pauvreté, l'abnégation qu'implique l'épargne — étaient des tests terrestres de péché et de vertu. Alors que les évangélistes croyaient que le salut n'était en fin de compte possible que dans la conversion et la foi, ils voyaient la peine de la vie terrestre comme un moyen de rédemption pour ce péché originel.[2] Des écrivains comme Charles Dickens les détestaient profondément. Les extrémistes au sein des évangélistes poussaient à la mortification de la chair et auraient réprimandé quiconque aurait pris du plaisir dans la nourriture, la boisson ou la compagnie galante. De plus, ils considéraient la pauvreté comme une partie du programme divin. Les évangélistes interprétaient l'angoisse mentale de la pauvreté et de la dette et l'agonie physique de la faim et de la soif comme des encouragements pour piquer la conscience des pécheurs. Ils croyaient que la souffrance des pauvres provoquerait le remords, la réflexion et en fin de compte la conversion qui changerait leur destin. En d'autres termes, les pauvres étaient pauvres pour une bonne raison et les aider à sortir de la pauvreté mettrait en danger leurs âmes de mortels. Ce furent les évangélistes qui commencèrent à considérer le magnat des affaires comme un personnage héroïque, et sa richesse comme le triomphe de la volonté vertueuse. L'agent de change, qui avait été pour Adam Smith un personnage suspect et quelque peu tordu, était pour les évangélistes du 19ème siècle un vainqueur spirituel.

À partir des années 1820, les évangélistes étaient une force dominante de l'économie politique britannique. Ainsi que Peter Gray le fait remarquer dans son livre Famine, Terre et Politique, les évangélistes anglicans tenaient des positions importantes dans le gouvernement et ils appliquaient leur compréhension de la vie terrestre comme une rédemption directe des péchés. Leur premier impact majeur fut de démanteler l'ancien système paroissial d'aide aux pauvres et aux personnes âgées, bataille politique qui résulta dans le Poor Law Amendment de 1834.[3] Traditionnellement, les gens qui ne pouvaient pas travailler ou subvenir à leurs besoins, y compris les orphelins et les handicapés, étaient aidés par les organisations paroissiales locales. Prévenir la famine et éviter la souffrance à ceux qui n'avaient aucun moyen de gagner leur vie avait été la responsabilité conjointe de l'église et de l'état.

La Loi sur les Pauvres nationalisa et monopolisa l'administration de la pauvreté. Elle interdit les paiements en espèce à tout citoyen pauvre et réclama que son seul recours soit l'atelier local. Les ateliers devinrent des orphelinats, des asiles de fous, des maisons de retraite, des hôpitaux publics et des usines pour les robustes. Des protestations sur les conditions régnant dans ces installations qui ressemblaient à des prisons, surtout les conditions pour les enfants, s'élevèrent durant les années 1830. Mais cela ne surprit pas les évangélistes d'apprendre que la vie dans les ateliers était misérable. Ces initiatives de la première heure basées sur la foi considéraient la pauvreté comme le plan divin pour faire payer le prix d'une vie de perdition. Ce premier programme anti-pauvreté dans la première économie industrielle n'était pas destiné à alléger la souffrance, ni à réduire le nombre d'enfants pauvres dans les générations futures. La pauvreté n'était pas considérée comme un problème nécessitant d'être régler. C'était une condition spirituelle. Les ateliers n'étaient pas supposés aider les enfants à se préparer pour la vie ; ils étaient supposés sauver leurs âmes.

Regardant deux siècles en arrière ces premiers débats, il est clair qu'une idéologie de pur libre-échange ne peut être logiquement soutenue que si elle se base sur une conviction religieuse passionnée. Autrement, les contradictions que cela implique seraient tout simplement trop puissantes. Les prémisses de ce programme d'atelier déplaisant étaient que celui-ci créerait des motivations pour travailler. Mais ce programme reconnaissait aussi qu'il y avait des multitudes de gens qui était, soit incapables de travailler, soit incapables de trouver un emploi. L'affirmation fondatrice de ce programme était que dans ce processus le marché fonctionnerait tout seul et s'occuperait de nous. Mais ce programme devait aussi embrasser l'affirmation complètement opposée : qu'il y avait de nombreuses personnes que le marché ne pouvait satisfaire et donc qu'il fallait trouver un moyen ou un autre pour les remiser. Le marché est une solution complète, le marché est une solution partielle — ces deux déclarations furent affirmées en même temps. Et le seul moyen de maintenir ensemble ses points de vue incommensurables est à travers un grand effort de foi.

Les évangélistes victoriens adoptèrent une approche similaire à la crise irlandaise entre 1845 et 1850 — la Grande Disette, qui finit par être connue comme la famine de la pomme de terre. Au pouvoir au moment des premiers rapports sur la famine, l'administration Tory de Robert Peel répondit avec un programme d'approvisionnement en nourriture, important de la farine de maïs des Etats-Unis et la vendant à bon marché aux grossistes. En Irlande, le maïs qui n'était pas une céréale familière, fournissait une source bon marché de nourriture. Cependant, en 1846, un gouvernement Whig [issu de la division du parti Tory], dirigé par Lord Russell succéda à Peel et démantela rapidement le programme d'aide. Russell et la plupart de son personnel centralisé étaient de fervents évangélistes et considéraient le programme de farine de maïs comme une intervention artificielle dans le libre-échange. Charles Trevelyan, le secrétaire adjoint au Trésor, appela ce programme une "centralisation monstrueuse" et argua qu'il perpétuerait simplement les problèmes des Irlandais pauvres. Trevelyan voyait l'économie dépendante de la pomme de terre comme la conséquence de l'arriération et du laisser-aller irlandais. Cette crise semblait offrir l'occasion aux Irlandais de se repentir. Avec le soutien de Russell, Trevelyan stoppa l'approvisionnement en nourriture. Il argua que la crainte de la famine serait utile au bout du compte pour moderniser l'agriculture irlandaise : cela obligerait les pauvres à quitter la terre qui ne pouvait plus les faire vivre. Le travail bon marché qu'ils apporteraient aux villes stimulerait le secteur manufacturier et la campagne désormais dépeuplée pourrait être utilisée à l'élevage plus profitable de bovins. Il écrivit que son plan "stimulerait le zèle des gens" et "augmenterait les pouvoirs productifs du sol".

Il n'y eut pas de boom du secteur manufacturier. Environ un million de personne périrent ; un autre million émigra. La population de l'Irlande chuta d'environ un quart en l'espace d'une décennie. Cela reste l'une des illustrations les plus étonnantes de l'incapacité des marchés à créer le meilleur résultat. La conséquence fut un désastre. Les évangélistes tels que Trevelyan n'avaient pas l'air malin et pieux après cette famine ; ils semblaient aveugles à la réalité humaine et désespérément cruels. Leur marque sur l'économie politique, enracinée dans la doctrine évangélique, pris sa retraite et perdit de son influence.

La locution même d'"économie politique" commença à avoir une connotation de désintérêt cruel pour la souffrance humaine. Et ainsi, une génération plus tard, lorsque la phase suivante d'amplification du capitalisme émergea, ce terme fut simplement mis au rancard. Le nouveau domaine s'appelait "économie". Ce qui avait causé des ennuis aux économistes politiques, une génération auparavant, était la perception, de la part d'un public dominé par les lecteurs de Dickens, que "l'économie politique" avait surtout à voir avec la politique — qu'il s'agissait d'imposer une idéologie zélée du marché. À la place, l'économie fut conçue comme une science, un domaine de connaissance objective avec des lois mathématiques en béton. Remodeler l'économie le long des lignes de la physique isola la nouvelle discipline de toute charge construite sur des bases morales ou sentimentales. William Stanley Jevons fournit cet argument en 1871, comparant la "Théorie de l'Economie" à la "science de la Mécanique Statique" (c'est à dire la physique) et argua que "les lois de l'échange" sur le marché "ressemblaient aux Lois de l'Equilibre".

La comparaison avec la physique est particulièrement instructive. Les Lois de la mécanique Newtonienne, comme toutes les lois de base de la science, dépendent de la supposition de conditions idéales — le plan sans friction. En concevant leur discipline comme une recherche de lois mathématiques, les économistes ont soustrait leurs propres conditions idéales, qui, pour la plus grande part, consistent en une vision complètement dénudée de l'homme lui-même. Ce qu'ils considèrent comme une "friction" est la meilleure partie de ce qui nous rend humains : nos interactions les uns avec les autres, nos désirs irrationnels. Aujourd'hui, nous pensons souvent à la science et à la religion comme deux opposés, mais le tournant "scientifique" opéré par Jevons et ses collègues n'a fait que servir à conserver la foi de leurs prédécesseurs évangélistes. Les évangélistes croyaient que le marché était un système divin, guidé par des lois spirituelles. Les économistes "scientifiques" voyaient le marché comme un système naturel, un principe d'équilibre produit dans la balance des âmes individuelles.

Lorsque Tom DeLay ou Michael Powell mentionnent "le marché," ils se réfèrent à cette place imaginaire, où l'équilibre règne, où les consommateurs obtiennent ce qu'ils veulent et où les résultats les plus justes arrivent spontanément. Le débat politique américain, à la fois au Congrès et dans la presse, procède aujourd'hui comme si la théorie néoclassique du libre-échange était irréfutable, validée par la science et ordonnée par Dieu. Mais les marchés ne sont pas des caractéristiques spontanées de la nature ; ils sont la création de la civilisation humaine, comme, par exemple, les patinoires. Un "théoricien de la complexité" de droite vous dira que la circulation régulière des patineurs autour de la piste, esquivant les petits enfants, ajustant tranquillement leur vitesse et leur direction, est un ordre spontané naturel, une image fractale glorieuse de l'entièreté humaine. Mais ce modèle ordonné et agréable sur la glace vient d'une série d'actes et d'interventions humains : le signe sur la barrière qui dit "gardez votre droite", le directeur qui fait sortir les adolescents chahuteurs. Les économies existent parce que les humains les créent. La prétention selon laquelle les marchés sont le produit d'une loi supérieure, le produit de la nature ou de la volonté divine, prête simplement sa légitimité à un point de vue particulièrement extrémiste de la politique et de la société.

Parce que la théorie néoclassique met en avant les calculs faits par les individus, elle tend à ne pas s'intéresser à l'impact des facteurs externes et sociaux comme la publicité, l'éducation, le financement de la recherche ou le lobbying. Le comportement du consommateur, pour un économiste orthodoxe, est une sorte de libre expression parfaite. Mais comme un stagiaire de 23 ans en marketing ou tout enfant de six ans peut vous le dire, acheter des choses n'est pas seulement une question de traitement rationnel de l'information. Le Happy Meal [de McDonald's] n'est pas la question de satisfaire la faim ; son intérêt est dans le jouet en plastique. Les maisons ne sont pas des abris, elles sont un style de vie. Les automobiles ne sont pas des moyens de transports, elles sont des moyens de projeter une image. Les diamants ne sont pas des ornements, ils sont éternels. Nous achetons des choses en partie en nous basant sur qui nous sommes, mais en même temps, nous croyons qu'en achetant ces choses, cela nous rend qui nous sommes et pourrait nous rendre quelqu'un de différent.

Les voix critiques au sein de l'économie ont porté cette plainte au moins aussi loin que depuis Thorstein Veblen, l'économiste de la fin du 19ème siècle, plus connu pour sa théorie de la "consommation ostentatoire". Dans La Théorie de la Classe de Loisir et dans une série d'essais parus dans les années 1890, Veblen a montré que les modèles de consommation et de travail se conforment largement aux limites établies par la classe et la culture. Les économistes néoclassiques reconnaissent que les riches achètent parfois des choses pour se faire admirer, mais ils insistent sur le fait que les gens ordinaires dans des circonstances normales n'achètent que ce qu'ils désirent au fond d'eux. Veblen voyait qu'il était impossible de comprendre les choix économiques individuels sans comprendre le monde dans lequel ces choix étaient faits.

Un exemple utile, voire troublant, nous arrive de l'anthropologue du 20ème siècle, Marshall Sahlins, qui, dans son livre Culture et Raison Pratique fait remarquer que toute la structure de l'agriculture des Etats-Unis "changerait du jour au lendemain si nous mangions du chien". Ce que Sahlins veut dire, c'est que la prohibition sociale puissante qui interdit l'utilisation d'animaux domestiques comme source de protéines conditionnera toujours les choix du consommateur. Les enfants et les ados américains ne décident pas individuellement qu'ils épargneront les chiens américains de l'abattoir pendant toute leur vie. Ce choix est fait pour eux par l'histoire du monde dans lequel ils sont nés. Ils ne sont pas plus libres de manger du chien qu'ils ne le sont de porter des vêtements à frange en peau de chamois lors des entraînements de basket. Ainsi que l'économiste Anne Mayhew l'a fait remarquer récemment, même les consommateurs en bas de l'échelle des salaires, avec absolument aucun revenu discrétionnaire, choisissent les produits de première nécessité avec une opinion de bon sens prenant en compte la manière dont leurs choix seront perçus par leurs voisins, leur famille et le monde social au sens large.

"L'économie post-autiste" (EPA) est le nom pris aujourd'hui par ces rares économistes qui espèrent sauver cette discipline du modèle néoclassique ; ce nom est un hommage aux étudiants français dissidents, dont le manifeste dénonçait le modèle standard comme "autiste". C'est un diagnostic approprié vraiment drôle (bien qu'il soit légèrement offensant) et cela pourrait être appliqué aussi bien à l'Homo economicus lui-même, l'acteur économique imaginé par la théorie néoclassique, qui exécute des calculs éblouissants de maximisation de l'utilité alors qu'il est totalement incapable de communiquer avec ses semblables. Tous les économistes EPA ne s'opposent pas aux prémisses de l'école dominante néoclassique, mais ils sont tous d'accord que la théorie néoclassique ne peut pas être la seule théorie. En d'autres termes, ils acceptent que l'économie doive commencer par reconnaître le social — ce que l'économiste dissident Edward Fullbrock appelle "l'intersubjectivité" — et, dans ce processus, qu'elle doit laisser tomber sa prétention à la complétude scientifique.

Jusqu'à ce que cela soit, les cours d'économie basiques, dont l'idéologie de droite se cache derrière un voile de science, continueront de fausser de façon irréparable les points de vue de générations d'étudiants sur le monde. Les premiers évangélistes se battirent pour le libre-échange parce qu'ils pensaient que cela encouragerait le comportement vertueux, mais deux siècles de capitalisme plus tard ont enseigné une leçon sacrément différente ! Le prix du péché est aujourd'hui souvent, et notoirement, un jet privé et un super plan de stock-options. Le prix du difficile choix moral est de 5,15 $ (env. 4,25 €) de l'heure. Le libre-échange n'encourage pas la vertu publique ; il encourage les intérêts privés. Dans ce sens il n'est ni "libre" (c'est à dire indépendant de l'influence humaine) ni uniformément utile pour promouvoir la liberté. La tendance des marchés n'est pas vraiment indicative du type de société que les Américains veulent créer pour leurs enfants. La demande des consommateurs — des maisons gardées, des agglomérations résidentielles ou des paquets de titration au sucre fluo que l'on appelle des céréales — ne reflète pas un choix politique démocratique. Si l'économie est vraiment la version qui fait la mieux autorité sur la propre histoire de cette société, alors notre discours est notoirement douteux.

Gordon Bigelow enseigne au Rhodes College à Memphis. Il est l'auteur de Fiction, Famine and the Rise of Economics in Victorian England and Ireland [Fiction, Famine et la montée de l'économie dans l'Angleterre victorienne et l'Irlande] (Cambridge University Press).


traduit par [JFG-QuestionsCritiques]

Notes :
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[1] Aux Etats-Unis, un plan 401(k) est un plan d'épargne retraite financé par les contributions de l'employé et (souvent) par des contributions correspondantes de la part de l'employeur.

[2] La source définitive ici est le chef-d'œuvre de Boyd Hilton l'âge de la rédemption: l'influence de l'évangélisme sur la pensée sociale et économique, 1785-1865.

[3] En 1833, Earl Grey, le Premier ministre britannique, a mis en place la Commission pour la Loi sur la Pauvreté. Dans son rapport publié en 1834, cette commission a fait plusieurs recommandations aux Parlement. En conséquence, la Loi sur la Pauvreté fut votée.
Cette loi stipulait :
(a) aucune personne apte au travail ne devait recevoir de l'argent ou autres aides des autorités sauf dans un atelier;
(b) les conditions dans les ateliers devaient être rendues difficiles pour décourager les gens de réclamer des aides ;
(c) les ateliers devaient être construits dans chaque paroisse ou, su la paroisse était trop petite, dans une union paroissiale ;
(d) les contribuables de chaque paroisse ou de chaque union paroissiale devaient élire un Conseil de Gardiens pour superviser l'atelier, pour collecter la taxe sur la pauvreté et envoyer des rapports à la Commission Centrale de la Loi sur la Pauvreté ;
(e) les trois hommes de la Commission Centrale de Loi sur la Pauvreté seraient nommés par le gouvernement et seraient responsables de la supervision de cette Loi dans tout le pays.