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le trader de la société générale et
le patron de la Réserve Fédérale

Le Solitaire et le planqué

Par Chan Akya

Asia Times Online, le 26 janvier 2008
article original : "The rogue and the pogue"

Parfois, on doit se demander si les forces mystérieuses des événements aléatoires ne se regroupent pas pour produire des résultats précis. Alors que tous les regards et la colère de tous auraient dû être tournés, depuis une semaine, vers les banques centrales, après les mesures téméraires qu'elles ont prises, l'information selon laquelle un trader "solitaire" a causé une perte étourdissante de 5,7 milliards d'Euros à la Société Générale, la banque française qui prétend être plus maligne qu'elle ne l'est manifestement, arrive comme une distraction bienvenue.

Dans les semaines à venir, on écrira beaucoup sur des expressions telles que "gestion du risque", "dérivés" et "qui fait la police dans la police". Mais, comme d'habitude, beaucoup de tout cela sera vite oublié, parce que les mesures prises par les banques centrales vont déclencher assez vite une nouvelle bulle financière sur les marchés mondiaux.

Avant de fouiller dans les mystères des versions mondiales les plus prolifiques de Jack l'Eventreur, je tiens à dire que j'ai du mal à croire qu'un trader solitaire a pu enregistrer 5,7 Mds d'€ de pertes dans un business relativement exotique d'une banque française, vu les appels de marge et les demandes de financement en cash qui auraient du en résulter ces derniers mois.

Quand même, en supposant au moins que la banque dise tardivement la vérité, le débouclage de ses positions expliquerait en grande partie le bain de sang de lundi sur les marchés asiatiques et européens — raison précise pour laquelle la Réserve Fédérale [Fed] a agressivement réduit son taux directeur, mardi matin à New York.

Un autre "incident technique" de la même veine, qui a frappé les marchés asiatiques, a été l'introduction en bourse de l'indien Reliance Power, [filiale du conglomérat Reliance Industry (pétrole, pétrochimie, distribution)] qui a attiré une quantité phénoménale de capitaux : un record de 129 milliards d'euros pour une offre de 2 milliards. L'immobilisation d'une telle quantité de liquidités pour une seule transaction n'a pas laissé grand chose au reste du marché. Ce qui a causé, dans le sillage de l'Inde, une chute importante des marchés asiatiques.

En prenant une mesure qui rappelle le pire de l'ère Greenspan dans la finance moderne, le président de la Fed, Ben Bernanke, a parachuté une baisse de 75 points de base de son taux directeur, après le crack des jours précédents sur les marchés d'actions, qui menaçaient de poursuivre leur descente. A l'instar du toxicomane qui vient juste de se faire un shoot (Des 'cracks' dans le crédit, Asia Times Online, 25 août 2007 — article à traduire…), les marchés réclament une baisse supplémentaire de 50 points de base pour la prochaine réunion de la Fed., mardi prochain. Le taux directeur de la Fed serait ainsi repoussé à 3%, environ la moitié de l'inflation — calcul effectué par une source raisonnablement indépendante, à savoir, mon gourou personnel, "monnaie fitness", Le Puissant Mogambo [1]

Pendant ce temps, le gouvernement britannique a jeté une ligne de crédit de 5 ans à son distributeur en gros de crédits hypothécaires Northern Rock (a href=http://www.atimes.com/atimes/Asian_Economy/II22Dk01.htmlRocking the land of Poppins, Asia Times Online, 22 septembre 2007 — article à traduire…), dans ce qui semble être une subvention gouvernementale déguisée. La privatisation factice d'une institution qui a vraisemblablement balayé tout son capital contredit tous les principes de la bonne gouvernance. Peut-être les Britanniques sont-ils enfin en train d'apprendre de l'Europe Continentale, où toute ces fadaises d'Etat sont des lieux communs.

Le problème avec les gouvernements qui interviennent sur les marchés est évidemment qu'ils sont mal équipés pour le faire. En langage militaire, un "planqué" est un terme péjoratif pour désigner ceux qui ne sont pas au front, comme les cuisiniers ou les soldats affectés aux tâches administratives au quartier général. C'est précisément pour la même raison que les banquiers centraux subissent le même opprobre de la part des professionnels des marchés — les banquiers centraux sont essentiels pour que les marchés puissent opérer mais ils sont plus utiles lorsqu'ils restent en arrière-plan. Personne ne s'attend à ce que le cuisinier prenne un rôle de commandement dans les combats, en préparant des currys bien épicés afin d'inspirer une meilleure performance aux troupes du front. (Le plus probable est que cela donne des diarrhées sévères, causant un retrait précoce des combats.)

Si l'on revient à l'histoire qui nous préoccupe, la Fed. pourrait assez vite se rendre compte qu'elle à sur-réagit à ce qui était un phénomène de marché à court-terme, entraîné par une banque qui débouclait ses positions et par l'introduction en bourse de Reliance Power, en Inde. En choisissant de s'aligner sur la santé des marchés financiers volatiles, la Fed. ne peut que s'en prendre à elle-même.


Quand on ne sait pas quel fil couper…

Lorsque quelqu'un au gouvernement ou à la banque centrale, hurle "Fait quelque chose !", tout investisseur rationnel devrait avoir froid dans le dos. Tout comme une victime potentielle exhortant le type en charge de désamorcer la bombe. Ne sachant pas quel fil particulier couper, il doit juste deviner en se basant sur son expérience ou, autrement dit, sur la chance pure. Donc, s'il se trouve que ça a marché dans le passé en coupant le fil noir, il fera la même chose, sans tenir compte du fait que ce soit le choix le plus logique dans la situation actuelle — par exemple, le fil noir n'est relié à rien qui se trouve à l'intérieur de la bombe.

Pour remettre un peu l'histoire en perspective, les Républicains [aux Etats-Unis] ont largement reproché à Greenspan de n'avoir pas baissé plus vite les taux d'intérêt, dans le sillage de la récession du début des années 90. C'est ce qui a conduit à la piètre performance du parti [Républicain] aux élections de 1992, où George Bush père s'est vu infligé une raclée par Bill Clinton, grâce au célèbre slogan, "C'est l'économie, idiot" [It's the economy, stupid]. Pour les Républicains qui affrontent une autre élection, c'est encore, quelques 16 ans plus tard, l'économie. Et, le successeur de Greenspan nommé par les Républicains, Ben Bernanke, a évidemment bien étudié l'histoire..

Débutant sa prise de fonctions en se fixant lui-même le mandat de gérer l'inflation et le risque, Bernanke a promis de se "déterminer en fonction des données", visant par cette remarque les préoccupations plus prolétariennes, épousées de temps en temps par son prédécesseur. A la place, il s'est rapidement métamorphosé en son avatar super-héros "Hélicoptère Ben", toujours prêt à larguer des liquidités sur le marché quand on lui demande.

Lorsque l'on pense aux liquidités, la comparaison avec le fil noir et le désamorçage d'une bombe n'est pas si tirée par les cheveux que cela. Il y a des moments où, sans liquidités, le marché est complètement bloqué, par exemple, lorsque des pays émergents connaissent des demandes soudaines de remboursement ou de retraits de fonds. Dans de telles situations, l'injection de liquidités a pour fonction de calmer les marchés et de ramener une cotation bien régulée.

Cependant, ce n'est pas le problème auquel les marchés sont maintenant confrontés, en particulier pour le monde du crédit, auquel était visiblement destinée la baisse des taux décidée par le président de la Fed. Ces baisses de taux pourraient très bien déclencher le gonflement de la prochaine bulle et c'est là que repose une inquiétude plus grande.

Au cœur du blocage actuel des marchés de crédit se trouve la simple émission de milliards de dollars en actifs fictifs qui ont été fourgués à des prix exagérés (les linguistes de la médecine légale peuvent être assurés que la phrase précédente n'est pas tautologique). Il n'y a qu'une solution pour un grand nombre de ces actifs, qui ont pris la forme d'obligations complexes de dettes nanties et autres de ce genre : à savoir, considérer qu'ils valent zéro et continuer à avancer. Tous ne valent certainement pas zéro, mais nous ne saurons pas combien ils valent tant que les marchés n'ouvriront pas correctement. Pourtant, au lieu de reconnaître cette réalité, les responsables au gouvernement ont créé des plans farfelus, les uns après les autres. Talonnant le plan des "véhicules d'investissement super-structurés" du ministre des finances américain, qui s'est effondré spectaculairement en décembre, la baisse des taux semble être la seconde salve destinée à libérer une fois de plus le crédit.

Voici pourquoi cette manœuvre (comme les deux prochaines baisses des taux) échouera — aujourd'hui, le problème avec les marchés mondiaux ne se situe pas au niveau des liquidités, mais du capital. Cette différence va au-delà de la nomenclature — alors que les liquidités mesurent la forme à long terme des flux monétaires, le capital mesure la capacité des banques à essuyer les pertes provenant de tels prêts. Par exemple, si vous faites un milliard d'euros de prêts à des particuliers et prévoyez de perdre environ 1%, vous mettez de côté le double, disons 20 millions d'euros de "capital", et ensuite vous calculez votre retour sur investissement par rapport à ces prêts d'un milliard, comme une proportion du capital déployé.

Le problème qui a fait surface l'année dernière est que la plupart des banques ont sérieusement sous-estimé, sur une très grande partie de leur portefeuille, le risque lié aux pertes et, par conséquent, elles se sont retrouvées sérieusement à court de capital requis. (A ceci, il faut ajouter que l'absorption des pertes a réduit un peu plus leur capital.) Lorsque les banques ne savent pas à quel point leurs actifs sont réellement risqués, il est logique qu'elles considèrent leur propre adéquation en capital comme suspecte et, dans la même mesure, qu'elles ne fassent pas confiance non plus à l'adéquation en capital des autres banques.

Pour que le capital circule, les marchés ont besoin de retours sur investissements, ajustés au risque de façon appropriée. A son tour, ceci veut dire que tout le monde a besoin de comprendre à nouveau la référence de cotation, comme dans le coût des transactions entre banques. Ce problème, qui s'est accru en milieu d'année dernière et qui semblait retomber cette année, est revenu avec l'annonce de la Société Générale, alors que les banques, une fois encore, ne se font pas confiance les unes aux autres. Tant que toutes les banques ne seront pas convaincues que leurs homologues n'ont pas de vilaines surprises en réserve, le crédit restera heurté. Tant que les banques ne se font pas mutuellement confiance, elles ne feront pas non plus confiance à qui que ce soit d'autre : voilà pourquoi elles prêteront vraisemblablement peu d'argent aux sociétés et aux particuliers, à moins qu'elles ne satisfassent les termes de leurs accords précédemment acceptés.


Double péril

Toutefois, il est impossible d'ignorer la probabilité des conséquences, quoique non-intentionnelles, de la mesure prise par la Fed. Tandis qu'une récession aux Etats-Unis ne peut pas être évitée, la chute des valeurs libellées en dollars causera probablement une récession aux autres économies, comme en Europe, alors que certains fabricants américains deviennent plus compétitifs dans un environnement où la demande globale décline. De façon similaire, la chute du dollar exercera une pression accrue sur les prix de certains pans de l'industrie asiatique, tels que les pièces pour ordinateurs et les automobiles, qui opèrent avec un excès important de capacité.

Des réductions exceptionnelles des taux mettront plus de pression à la hausse sur les devises asiatiques et, si jamais les banques centrales régionales ne font pas rapidement flotter leurs devises, cela plaidera en faveur d'un resserrement monétaire [aux Etats-Unis]. La principale préoccupation en Asie est bien sûr la Banque du Peuple chinoise — la banque centrale de Chine — qui s'est fait fort de rester sur la voie du double péril, avec une devise chevillée [au dollar] et un resserrement monétaire inadéquat.

Il est tout à fait possible que les devises asiatiques maintiennent encore un certain temps leur indexation [sur le dollar]. Cependant, il est peu probable que le crédit ne ré-afflue en abondance dans l'économie américaine et qu'il l'aide à se redresser pour éviter la récession, ce qui, à son tour, signifie que les plus petits surplus commerciaux accumulés par cette région verront leurs futures valeurs décliner rapidement, lorsqu'elles seront exprimées en devises étrangères. Une telle dépréciation dans les valeurs d'actifs peut s'exprimer soit au travers d'une destruction à long terme du dollar, soit au travers de baisses plus importantes du prix des actifs, comme les bourses qui chutent.

A côté de cela, les responsables de la politique américaine devraient aussi prendre du recul et se poser la question de savoir comment ils réagiraient si, après avoir permis à sa devise de flotter contre le dollar US, la Chine commence à baisser ses taux à chaque fois que l'indice de Shanghai chute brusquement. Il est plus que probable qu'ils commenceraient à sermonner les Asiatiques pour manipulation de marché et tutti quanti. Pourtant, lorsqu'il s'agit de problèmes chez eux, aux Etats-Unis, les moyens d'action suggérés sont quelque peu différents.

copyright 2008 : Asia Times On Line / Traduction : JFG-QuestionsCritiques.

Notes :
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[1] "Mogambo Guru", le Gourou Mogambo, chroniqueur financier à l'Asia Times Online.