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Pakistan

L'homme d'al-Qaïda qui en sait trop

par Syed Saleem Shahzad

5 janvier 2006, Asia Times Online "Al-Qaeda's man who knows too much "

KARACHI — À une époque, il était proche d'Oussama ben Laden. Il a une connaissance approfondie de la logistique d'al-Qaïda, de son financement et de son réseau au sein de l'armée pakistanaise. Pourtant les services secrets des Etats-Unis n'ont pas été capables de l'attraper.

Ghulam Mustafa, 38 ans, a été appréhendé à Lahore, il y a environ 10 jours, et aucune charge n'a été retenue contre lui : on s'attend à ce qu'il disparaisse dans un "trou noir" et qu'il se fera tranquillement oublier.

Pourquoi ? Parce que Mustafa était auparavant le chef des opérations pakistanaises d'al-Qaïda et qu'il a des histoires à raconter. Et les autorités du Pakistan préfèreraient qu'on ne les entende pas, surtout pas les Américains, même si Islamabad est un membre signataire de la "guerre contre le terrorisme".

L'ascension et la chute de Mustafa fournit une étude de cas très intéressante sur les complexités du pouvoir pakistanais et sur les forces puissantes qui font des services secrets et de l'armée de ce pays des alliés des Etats-Unis si imprévisibles.

La fabrication d'un Djihadi

Mustafa vient du Pendjab, où il fut, pendant un temps, le dirigeant du Jamaat-i-Islami, le parti islamique le plus important du Pakistan. Dans les années 1980, pensant que l'idéologie du parti était diluée par la politique électorale, il est parti en Afghanistan rejoindre les Moudjahidin dans leur lutte contre les forces soviétiques occupantes.

Son éducation et la clarté de sa pensée sur les questions idéologiques l'ont rapidement conduit dans le camp des combattants arabes de ce pays et il ne fallut pas longtemps pour qu'il entre dans le cercle rapproché de ben Laden.

Pour Mustafa, connu aussi sous son nom de Djihadi, Omar, ou Shahjee pour ses amis, 1989 s'est avérée être une année déterminante sur deux fronts.

D'abord, lorsque les Soviétiques se sont retirés, l'Inter-Services Intelligence (ISI) [les services secrets pakistanais] décidèrent de "remporter" au moins une ville afghane, dans laquelle ils pourraient établir un gouvernement moudjahidin fantoche et le faire reconnaître par la communauté mondiale. C'est Jalalabad qui fut choisie. Les principaux commandants de la résistance afghane, comprenant des Arabes, des Pakistanais et des Afghans, furent rassemblés dans une cellule de l'ISI pour accomplir cela. Ben Laden et Mustafa faisaient tous deux partie de cette cellule.

Ensuite, le soulèvement au Cachemire a lui aussi débuté en 1989. L'ISI était impliqué dans la fourniture de logistique et le soutien financier, à la fois aux Cachemiris du Cachemire administré par l'Inde, combattant l'injonction de Delhi, et aux partisans de la lutte armée, basés au Cachemire administré par le Pakistan, engagés dans des activités transfrontalières.

Un grand nombre de ces militants étaient entraînés à la guérilla dans des camps de guerre, établis par la résistance afghane, dans et autour de Jalalabad. l'ISI affecta Mustafa à la surveillance de ces opérations, conjointement avec ben Laden, ce qui le rapprocha encore plus du dirigeant d'al-Qaïda.

Pendant ce temps, Mustafa avait pénétré en profondeur le cercle de Syed Mubarik Ali Gilani, un Soufi révéré et gardien du mausolée de Mian Mir à Lahore, d'où l'ISI gère l'un de ses réseaux les plus efficaces. (Daniel Pearl, le journaliste étasunien assassiné, s'était rendu au Pakistan, ce qui lui fut fatal, pour enquêter sur le réseau de Gilani).

S'occupant, pour le compte de l'ISI, des questions de logistiques et financières des Moudjahidin cachemiris, Mustafa est entré en contact avec des officiers de l'armée du 10ème Corps, qui étaient impliqués dans les opérations au Cachemire.

C'était vraiment lui qui aiguillait les contacts entre ben Laden et l'armée en faisant en sorte que les partisans de la lutte armée soient entraînés en Afghanistan.

Ainsi, Mustafa avait deux casquettes : celle de coordinateur en chef des activités des agitateurs au Cachemire et celle d'organisateur des transferts d'argent et de ressources humaines pour al-Qaïda, du Pakistan vers l'Afghanistan et vice-versa.

Après le 11 septembre 2001, Mustafa s'est vu confier le cercle pakistanais d'al-Qaïda. Ses missions de bases comprenaient la coordination entre ben Laden et ses partisans au Pakistan. Il prenait ses ordres directement auprès de ben Laden et les transmettaient aux hommes d'al-Qaïda, éparpillés dans tout le Pakistan. Il était aussi toujours impliqué pour al-Qaïda dans les questions financières.

Cependant, à ce moment, le Pakistan avait rejoint la "guerre contre le terrorisme" et subissait la pression de Washington pour livrer les membres d'al-Qaïda.

Le 11 août 2004, le beau-frère de Mustafa, Usman, fut arrêté à Islamabad en relation avec de prétendues activités de sabotage dans la capitale. Des appels du téléphone d'Usman permirent de remonter à Mustafa à Karachi et il fut, lui aussi, arrêté.

Les appels du minaret

À ce stade, deux personnalités religieuses prééminentes sont entrées dans l'histoire. Ghazi Abdul Rasheed et Maulana Abdul Aziz, les fils Maulana Abdullah, le dirigeant religieux assassiné de la Mosquée Lal d'Islamabad. Abdallah était un proche du dictateur, aujourd'hui décédé, le Général Zia ul-Haq. Ses sermons du vendredi étaient populaires parmi les militaires et les fonctionnaires et il prêchait souvent la cause du Djihad.

Ses fils ont poursuivi son héritage : ses appels au Djihad et son mysticisme. Ils ont été la force motrice d'un décret religieux, insistant sur le fait que le personnel militaire pakistanais tué dans des combats contre des membres tribaux du Waziristân méridional se verraient refuser un enterrement musulman.

Ils appelaient littéralement à la mutinerie au sein de l'armée, ce que certains ont d'ailleurs considéré. Cependant, étant données les origines et l'influence des deux frères, le gouvernement préféra ignorer leurs bravades.

Mais après l'arrestation de Mustafa et d'Usman, [les autorités] récupérèrent la voiture d'Usman, qui avait été possédée par l'un des frères, Rasheed. Pour le Président-Général Pervez Musharraf, ceci constituait une preuve claire du lien qui existait entre la Mosquée Lal et al-Qaïda.

Les ordres d'arrestations furent émis au plus haut niveau, mais les frères réussirent à s'échapper de leur séminaire — tuyautés par des sympathisants dans les forces de sécurité.

Tandis que les frères se cachaient, le ministre des affaires religieuses et le fils du Général Zia, Ejaz ul-Haq, rencontrèrent Musharraf pour lui expliquer que si le gouvernement osait toucher à un cheveu de ces deux hommes, il serait anéanti.

Musharraf en fut convaincu et les frères retournèrent au pupitre de la Mosquée Lal après avoir passé un accord avec Ejaz.

Dans l'entrefaite, Mustafa et Usman se trouvaient toujours dans des centres d'interrogatoire séparés de l'ISI. Détenu dans un refuge à Karachi, Mustafa expliqua clairement les liens puissants qui l'unissaient avec ben Laden, des responsables de l'armée et la lutte cachemiri.

Craignant très probablement que Mustafa, qui savait beaucoup de trop de choses, puisse impliquer le Pakistan, l'ISI ne l'a jamais remis aux services secrets des Etats-Unis. À la place, ils le remirent entre les mains de la police, qui l'emmena à un tribunal antiterroriste. Ce qui est peut-être surprenant, c'est que le tribunal ne retint aucune charge contre lui et il fut relâché en septembre.

Mais désormais, Mustafa était souillé et al-Qaïda n'aurait plus rien à faire avec lui, puisqu'il était considéré comme marqué.

Un nouvel ennemi

Faisant partie du "courant dominant" d'al-Qaïda, Mustafa croyait avec ténacité que le Djihad devrait être livré contre les Etats-Unis, mais pas contre les pays musulmans pro-américains.

Une faction d'al-Qaïda au Pakistan, emmenée par le Cheikh Essa, pense que tous les sympathisants des Etats-Unis sont des cibles, qu'ils soient ou non musulmans.

Lorsque Mustafa fut arrêté pour la première fois, un grand nombre de ses supporters, amers que l'Etat se retourne contre l'un de ses meilleurs atouts, rejoignirent le camp d'Essa. Ces supporters mécontents d'al-Qaïda ont été derrière plusieurs tentatives d'attaques contre la vie de Musharraf. Les Djihadistes et des militaires firent aussi quelques tentatives pour assassinat Musharraf.

Maintenant que Mustafa se trouve de nouveau en détention, on s'attend à ce qu'encore plus de personnes rejoignent la vision radicale d'Essa, qui inclut de prendre Musharraf pour cible.

En même temps, les autorités mettent la Mosquée Lal au pied du mur. Alors qu'elles sont trop effrayées pour les arrêter, Ghazi Abdul Rasheed et Maulana Abdul Aziz ont été déclarés "terroristes" et "criminels recherchés".

C'est une mesure dangereuse, étant donné que l'accord passé entre Ejaz et les frères semeurs de discorde était qu'en échange de leur liberté, ils utiliseraient de leur influence partout où c'est possible pour freiner ceux qui poursuivent Musharraf.

Mustafa est peut-être hors de vue, mais sa détention échauffe déjà un mélange explosif.

Syed Saleem Shahzad est le chef du bureau au Pakistan de l'Asia Times Online.

Traduction : [JFG-Questionscritiques]