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Le Japon au bord d’une ère nouvelle

par Kosuke Takahashi
Asia Times Online, le 30 août 2009

article original : "Japan on the brink of a new era"

TOKYO – L’histoire engendre parfois des ironies merveilleuses : au Japon, un petit-fils en pleine ascension est sur le point de détruire l’héritage de son grand-père.

Avec des sondages d’opinion qui suggèrent une victoire massive pour le Parti Démocratique du Japon (PDJ), lors des élections législatives de dimanche, Yukio Hatoyama est assuré de devenir le prochain Premier ministre [du Japon], remplaçant ainsi le conservateur Taro Aso. Ce serait un changement de pouvoir fondamental au Japon, mettant fin à la domination quasi-perpétuelle d’un seul parti, le Parti Démocratique Libéral (PDL), créé en 1955 par le propre grand-père d’Hatoyama, Ichiro.

Le chiffre 320 est la clé de cette élection. Si jamais le PDJ obtenait une majorité supérieure aux deux-tiers – ou 320 sièges sur les 480 en jeu dans cette élection – il pourrait faire passer toute législation rejetée par la Chambre Haute, où le PDJ n’a pas la majorité à lui tout seul. Ce dimanche, un total de 1.374 candidats se disputeront les 480 sièges de la Chambre Basse – 300 sièges pour les circonscriptions et 180 sièges pour la représentation proportionnelle.

Dans la phase finale de la campagne, Asahi Shimbun [le « journal du soleil levant »], s’appuyant sur les tout derniers sondages, laissait penser que le PDJ pourrait remporter plus de 320 sièges, soit 205 sièges de plus qu’il n’en détenait avant la dissolution de la Chambre Basse, le 21 juillet dernier. Le parti au pouvoir, le PDL, pourrait quant à lui subir une cinglante défaite et ne conserver qu’une centaine de sièges, alors qu’il en détenait 300 avant la dissolution.

Des estimations encore plus fraîches aggravaient même, ve,dredi, l’issue du scrutin pour le PDL. Le taux de chômage a grimpé à 5,7% en juillet (chiffres du gouvernement), un record absolu depuis l945, tandis que la déflation s’est intensifiée et que les ménages ont réduit leurs dépenses.

« Le PDJ a toutes les chances de remporter plus de 320 sièges », nous a confié Minoru Morita, un analyste politique réputé de Tokyo. « Mais je ne pense pas que le PDJ légifèrera en force à la Chambre Basse, en se servant de sa majorité des deux-tiers […]. »

Un homme politique issu de la noblesse

Yukio Hatoyama, 62 ans et mesurant 1,77 m [Au Japon, les hommes sont généralement complexés par leurs petites tailles] évoque auprès du public japonais les chaussettes en soie et les petites cuillères en argent. Il descend de la famille la plus riche et la plus influente politiquement au Japon, qui est surnommée les « Kennedy du Japon » par les médias locaux.

Hatoyama représente la quatrième génération politique de la famille. Son arrière-grand-père paternel, [le samouraï] Kazuo [Hatoyama], fut député au parlement japonais, entre 1896 et 1897, durant l’ère Meiji. Par la suite, Kazuo fut successivement vice-ministre des affaires étrangères, puis président de l’Université Waseda, l’une des meilleures universités du Japon.

Le grand-père de Hatoyama, Ichiro, a été trois fois Premier ministre, entre 1954 et 1956, et a fondé le parti au pouvoir, le PDL, dont il fut le premier président. En 1951, il restaura les liens diplomatiques avec l’Union Soviétique et permit au Japon de devenir membre des Nations-Unies, la plus sérieuse ambition politique [qu’il a réalisée] avant de se retirer.

Le père de Yukio Hatoyama, Iichiro, a été ministre des finances et ministre des affaires étrangères. Son plus jeune frère, Kunio, est député PDL et était jusqu’en juin 2009 ministre des communications et des affaires intérieures dans le gouvernement de Taro Aso.

De plus, le grand-père maternel de Hatoyama, Shojiro Ishibashi, aujourd’hui décédé, fut le fondateur de Bridgestone Corp, le plus grand fabricant de pneus au monde, dont le siège se trouve à Tokyo. Le nom « Bridgestone » a été pris d’après le propre nom d’Ishibashi : en japonais, ishi signifie « pierre », qui se dit « stone » en anglais, et bashi(/hashi), « pont », qui se dit « bridge » en anglais.

La mère de Hatoyama, Yasuko, 86 ans, est surnommée « La Marraine » dans les cercles politiques japonais, alors qu’elle a apporté une somme d’argent importante, héritée de son père Shojiro Ishibashi, pour aider ses deux fils à poursuivre leurs ambitions politiques, et, en particulier, lors de la création par les deux frères du PDJ en 1996, grâce à un don de plusieurs milliards de yens [1 milliard de yens = 7,5 millions d’euros]. Mais, trouvant que les Démocrates dérivaient trop à gauche par rapport à ses racines centristes, Kunio Hatoyama retourna au PDL. Yukio, lui, resta la principale personnalité du PDJ.

« Par tradition, la famille Hatoyama introduit beaucoup de permissivité dans l’éducation de ses enfants », raconte Morita. « C’est pourquoi Yukio et Kunio ont des caractères totalement différents. »

La famille Hatoyama est liée à trois anciens Premiers ministres : Ichiro Hatoyama, Hayato Ikeda, qui défendit le « projet de double-revenu » dans les années 60, et Kiichi Miyazawa, Premier ministre de 1991 à 1993. Selon le mensuel littéraire Bungei Shunju, sorti le 10 août, la fortune de Yukio Hatoyama s’élève à environ 8,6 milliards de yens [64,5 millions d’euros]. Il détient 3,5 millions d’actions de Bridgestone, ce qui représente environ 6 milliards de yens, chiffres donnés en octobre 2008 par la commission aux révélations financières sur les membres du parlement.

La bataille des petits-fils

Cet avantage politique puissant que confère le pedigree de la famille Hatoyama est équivalent à celui d’Aso, qui compte sept anciens Premiers ministres dans sa famille, dont son grand-père, Shigeru Yoshida, le premier Premier ministre japonais après la Deuxième Guerre Mondiale.

Beaucoup d’observateurs politiques font remarquer que la bataille cruciale qui s’est déroulée entre le PDL d’Aso et le PDJ d’Hatoyama dans le scrutin de ce week-end, est la réplique de celle de leurs grands-pères, Shigeru Yoshida et Ichiro Hatoyama, qui dirigeaient les deux groupes conservateurs principaux durant les années qui ont immédiatement suivi la guerre. C’est-à-dire, la bataille de leurs descendants, dans des camps différents du système politique de partis : Aso pour le parti conservateur PDL, qui a dominé la politique japonaise pendant plus d’un demi-siècle, et Hatoyama pour le parti réformiste PDJ.

Juste après la Deuxième Guerre Mondiale, Yoshida [le grand-père d’Aso] a pu jeter les fondements politiques pour un gouvernement stable, parce que le QG des forces alliées, dirigé par les Etats-Unis, purgea en 1946 le dirigeant politique alors puissant, Ichiro Hatoyama, qui avait formé le Parti Libéral en août 1945. Cinq ans plus tard, Hatoyama fut de nouveau bien accueilli par le QG des forces alliées et, en 1954, il regagna le contrôle du gouvernement en évinçant le Premier ministre Yoshida.

Yoshida gagna les faveurs des puissants bureaucrates, tandis qu’Ichiro lutta pour que la prise de décision politique soit basée sur le leadership des politiciens. C’est le même modèle aujourd’hui. Yukio Hatoyama a promis d’abolir l’institution appelée amakudari (descendance divine), qui a donné les moyens aux régulateurs du gouvernement de prendre des fonctions de direction dans les industries qu’ils régulaient avant de quitter leur ministère. Aso a semblé ne pas vouloir le faire.

L’ascension politique

Yukio Hatoyama est diplômé de l’Université de Tokyo (1969) et a reçu son doctorat d’ingénieur en 1976, à l’Université de Stanford (Etats-Unis). Il a été élu pour la première fois à la Chambre Basse en 1986, en tant que membre du PDL, après avoir été professeur assistant au département de l’administration des affaires de l’Université Senshu. Il a quitté le PDL à la suite des élections législatives de 1993, où ce parti a perdu sa majorité absolue pour la première fois depuis 1955. Cela a provoqué le départ de divers membres du PDL, qui ont formé de nouveaux partis politiques, tels que le Nouveau Parti Sakigake, dans lequel Hatoyama est devenu l’un des membres fondateurs.

Il a servi en tant que secrétaire général du cabinet de Morihiro Hosokawa (Premier ministre en 1993-94), dont le gouvernement de coalition, qui comprenait le Nouveau Parti Sakigake, avait renversé le PDL après presque quatre décennies passées au pouvoir. Hatoyama remporta la présidence du PDJ, en septembre 1999, mais il démissionna en décembre 2002, à la suite de la confusion créée par la fusion avec le Parti Libéral, dirigé par Ichiro Ozawa.

En 1993, cette fusion a écarté temporairement Hatoyama, mais en septembre 2004, après huit mois passés en tant que porte-parole de l’opposition pour les affaires intérieures, il est devenu porte-parole de l’opposition pour les affaires étrangères et à nouveau secrétaire général du parti. Dans les élections de mai 2009 pour la direction du parti, Hatoyama semblait au départ un vainqueur improbable, avec pour seul rival, le vice-président de 55 ans, Katsuya Okada, qui donnait une image plus jeune et moins teintée par l’association avec Ozawa. Cependant, Hatoyama fut élu président juste quelques mois avant cette élection cruciale.

Dans un livre sur la famille Hatoyama, « L’ambition de la formidable famille Hatoyama », publié en 2000, l’auteur Eiji Oshita a écrit que Yukio Hatoyama peut être très entêté, catégorique et intrépide.

« Il a fait la désastreuse expérience de servir à des postes clés dans des partis, comme celui de secrétaire général », a raconté à l’Asia Times Online Tetsuro Fukuyama, un membre PDJ de la Chambre Haute et actuel chef politique adjoint. « Cela l’a terriblement endurci ».

Hatoyama est connu pour avoir une vie conjugale heureuse – il est marié à Miyuki, 65 ans. Il l’a rencontrée lorsqu’il étudiait à l’Université de Stanford. Ce fut un amour volé. Il a raconté autrefois à un magazine féminin, « Dans mon cas, il se trouve que je suis tombé amoureux de la femme d’un autre, et j’ai fini par me marier avec elle. » Miyuki est une ancienne danseuse vedette d’une troupe de danse féminine, très populaire au Japon. Il a déclaré dans cette interview que les circonstances dans lesquelles il a rencontré Miyuki et qu’il s’est marié avec elle, l’a fait renoncer à son ancien mode de vie et qu’il a décidé de devenir un homme politique. Hatoyama a un fils, Kiichiro, 33 ans, un chercheur associé à l’université d’Etat de Moscou.

Un homme du peuple

En dépit de sa fortune et de ses privilèges, Hatoyama a essayé, avant cette élection, de se positionner politiquement comme un homme du peuple. Par exemple : en parlant souvent d’affaiblir la culture de politiciens héréditaires au Japon, ce qui se trouve dans le manifeste de son parti. Pourtant, lorsque Hatoyama parle japonais, il utilise des formulations particulières que la plupart des gens utilisent rarement dans la vie tous les jours, mettant en lumière son éducation prestigieuse.

Hatoyama dit qu’il vise à mettre en application la philosophie politique du Comte intégrationniste Coudenhove-Kalergi. Dans un essai paru dans le numéro de septembre du mensuel Voice, Hatoyama déclare que la philosophie du yuai ou « de la fraternité », traduite par son grand-père Ichiro à partir des écrits de Coudenhove-Kalergi, est sa plate-forme politique, qui vise à affaiblir la bureaucratie japonaise et à rejeter le capitalisme mondial emmené par les Etats-Unis, qui a amené la crise économique.

Avec la devise du yuai, Hatoyama dit qu’il espère s’éloigner du nationalisme de clocher et du chauvinisme et, à la place, développer la Communauté Est-Asiatique jusqu’à ce qu’elle ressemble à une version asiatique de l’Union Européenne. Il défend également la création d’une devise asiatique commune, comme extension naturelle de la croissance économique rapide dans la région.

Kosuke Takahashi est journaliste à Tokyo.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]