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Mondialisation

L'Iran veut jouer dans la cour des grands

Par Kaveh L Afrasiabi

Asia Times Online, vendredi 2 mai 2008
article original : "Iran moving into the big league"

La tournée de trois pays que Mahmoud Ahmadinejad, le président iranien, a effectuée au Pakistan, au Sri Lanka et en Inde, ainsi que la flopée d'accords et d'arrangements passés entre Téhéran et ces gouvernements, a une signification qui va bien au-delà de la seule question de la sécurité énergétique et du rôle en expansion de l'Iran sur le marché énergétique du sous-continent. Ces développements signalent plutôt une nouvelle phase de la politique étrangère iranienne, mieux décrite par le "pan-régionalisme".

Du Golfe Persique à la région de la Caspienne, au Caucase, à l'Asie Centrale, à l'Asie du Sud et au-delà, l'Iran, grâce à sa situation géographique unique, est, par de nombreux aspects, une passerelle de liaison idéale, dont "l'équidistance" avantageuse entre l'Inde et l'Europe n'a, jusqu'à maintenant, pas été complètement exploitée.

A cheval sur les deux centres de l'énergie - le Golfe Persique et la Mer Caspienne - l'Iran est un passage naturel adéquat pour le commerce de l'énergie et autres échanges entre les Etats arabes du Golfe Persique, membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), et les Etats d'Asie Centrale qui n'ont pas de débouché sur la mer. Le CCG comprend le Bahreïn, le Koweït, Oman, le Qatar, l'Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis.

Aussi, avec des liaisons ambitieuses de transport, projetées sous le vocable "corridor nord-sud", l'Iran, la Russie et l'Inde ont imaginé de nouveaux domaines de coopération pour relier l'Europe du Nord à l'Océan Indien, via l'Iran et la Fédération Russe. L'Iran est déjà un exportateur d'énergie vers l'Europe, via la Turquie, acheminant le gaz du Turkménistan et échangeant du pétrole avec le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan.

L'Iran a aussi des plans pour ne pas être à la traîne derrière ce que l'on appelle le projet de nouvelle "Route de la Soie", impliquant avant tout la Chine, l'Inde et les Etats du CCG. Celle-ci, pour toutes les raisons imaginables, doit être considérée comme incluant l'Iran, à cause de la proximité de ce pays, de son commerce en expansion, de sa coopération économique avec le CCG et de sa propre politique de libéralisation du commerce, reflétée par l'expansion des zones franches.

C'est l'une des raisons pour laquelle l'Iran modernise ses îles du Golfe Persique de Kish et de Qeshm, espérant les transformer, dans un futur proche, à la fois en destinations touristiques et en centres commerciaux et financiers.

En même temps, le pipeline Iran/Pakistan/Inde (IPI) de 7,6 milliards de dollars [4,9 Mds€] a le potentiel, plus que tout autre programme iranien existant, d'étendre la portée de l'approche "pan-régionale" de l'Iran, en le reliant au sous-continent, sur une base de long-terme, et en assurant un nouveau réseau Iran/Pakistan/Inde qui, à son tour, pourrait être utilisé pour s'occuper de ce dont l'Iran manque jusqu'à présent, à savoir d'échanges inter-régionaux, aujourd'hui plus que dérisoires.

Le pipeline IPI de 2.600 km, qui a été conçu en 1994, envisage de transporter le gaz iranien vers le Pakistan et ensuite vers l'Inde. A la suite de la visite d'Ahmadinejad en Inde, cette semaine, l'Iran a fait savoir que leurs trois pays étaient proches de signer un "accord définitif".

Le triste état des échanges iraniens avec l'Asie du Sud se reflète dans le commerce sous-optimal entre l'Iran et le Pakistan. C'est le cas aussi des échanges entre l'Iran et les autres membres de l'Organisation de la Coopération Economique (OCE), qui regroupant 10 pays[1].

Les tentatives de faire de l'OCE le pivot de la coopération régionale ont généralement échoué et les efforts de l'OCE pour accomplir une percée en terme de coopération régionale n'ont pas apporté de fruits tangibles significatifs.

Pourtant, cela pourrait changer. Surtout si l'Iran est (a) admis dans l'Organisation de la Coopération de Shanghai[2], auprès de laquelle il est actuellement un observateur et si (b) le projet IPI finit par se mettre en route, auquel cas une plus grande intégration de l'Iran dans des entités plus larges soutiendra sa tentative au sein de l'OCE de rendre plus efficace cette organisation régionale, dont le siège se trouve à Téhéran.

Quant au Golfe Persique, le CCG, qui continue de dédaigner la main tendue de l'Iran en matière de coopération, est l'objet de nouvelles pressions pour revoir son attitude, en conséquence du gouvernement chiite en Irak, un allié potentiel de l'Iran dans la politique du Golfe Persique. Il n'est pas tiré par les cheveux de penser que l'Iran et l'Irak rejoindront, un jour, les Etats du CCG dans un nouveau réseau régional de coopération.

C'est certainement ainsi que l'Iran le veut aujourd'hui. On l'a vu dans les récentes annonces des projets de coopération en matière de sécurité et dans d'autres domaines de ce genre, éléments d'un "marché commun islamique", que l'Iran a soumis à ses voisins du CCG, jusqu'à maintenant récalcitrants.

Il est certain que l'approche "pan-régionale" de l'Iran, qui cherche à devenir un point nodal intégrateur de coopération entre les diverses régions, est confrontée à des obstacles importants, qui vont des sanctions de l'Onu et des Etats-Unis, émanant de la crainte de l'Iran et de sa prétendue "ambition nucléaire", à une foule de difficultés purement économiques et techniques, telles que de faibles liaisons de transport et des régulations douanières pesantes.

En ce qui concerne ces dernières, l'une des contributions-clés de l'OCE a été de mettre la priorité sur un accord douanier, de même que sur un plan de réduction des droits de douane entre les Etats membres, ce qui faciliterait le commerce dans la zone de l'OCE. Pourtant, le faible niveau des échanges entre les Etats de l'OCE est un rappel sérieux de la longue route qui reste à parcourir avant que l'objectif élevé de l'Iran d'un "pan-régionalisme" puisse être complètement réalisé.

A part cela, les gains tangibles mentionnés plus haut illustrent la viabilité de l'approche "pan-régionale" de l'Iran, qui pourrait vraisemblablement élever son statut au-dessus de simple puissance régionale, et ceux-ci s'ajoutent à son arsenal d'atouts en tant que puissance mondiale.

En fait, ainsi que cela se reflète dans une déclaration récente du conseiller iranien à la sûreté nationale, Saïd Djalili, considérant l'Iran comme une "puissance mondiale", l'image et la compréhension que l'Iran a de lui-même sont d'ordre mondial et alimentent une politique étrangère activiste située entièrement dans le camp du Mouvement des Non-Alignés (MNA), qui donne constamment la priorité à la "justice mondiale".

Toutefois, sur le plan économique, à la lumière des tractations commerciales en cours connues sous le nom de "Round de Doha", l'Iran et les autres Etats du MNA qui cherchent une redistribution de la richesse mondiale, concentrée aujourd'hui entre les mains occidentales, n'ont aucune autre alternative que de pousser à une plus grande coopération entre eux et à une meilleure coordination au niveau des institutions internationales, telles que l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Bien que l'Iran ne soit pas encore membre de l'OMC, il sera directement impacté par les accords finaux des rencontres de Doha, prévues plus tard dans l'année. Voilà pourquoi il incombe aux décideurs iraniens de se focaliser sur les rencontres de Doha et de passer en revue les nouvelles politiques agricoles et non-agricoles de l'OMC qui font la distinction entre les pays développés et les nations en développement. Pourtant, ces politiques ne s'occupent pas des impacts négatifs de la mondialisation et de la libération du commerce induite par l'OMC pour toute une foule de nations du Tiers Monde.

Une chose est claire : plus sera grande l'impulsion de l'Iran pour ses objectifs "pan-régionaux", plus Téhéran se retrouvera mêlé à des questions complexes et à des controverses régionales, extra-régionales et mondiales, impactant, à la fois directement et indirectement, sa politique étrangère, son commerce et sa sécurité.

L'un des aspects sous-étudiés du "pan-régionalisme" de l'Iran est vraiment la manière dont il se raccorde à la question de la mondialisation, qui, jusqu'à présent, a été une mitigée pour le monde en développement. Après tout, le régionalisme et la mondialisation ont des relations malheureuses apparentées, le premier en se renforçant et en affaiblissant simultanément la seconde.

Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques

Note
___________________

[1] O.C.E :


Afghanistan, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Iran, Ouzbékistan, République Kirghize, Pakistan, Tadjikistan, Turkménistan et Turquie.


[2] ORGANISATION DE LA COOPERATION DE SHANGHAI :

- Etats membres : Chine, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Russie et Tadjikistan
- Etats observateurs : Inde, Iran, Mongolie, Pakistan