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diplomatie

Pourquoi les USA ont-ils peur de "l’Afghanisation"

Par M K Bhadrakumar
Asia Times Online, publié le 14 septembre 2009

article original : "Why the US is afraid of 'Afghanization'"

"Afghanisation" = remettre le pouvoir en Afghanistan entre les mains afghanes


Même si beaucoup de choses ont mal tourné, la guerre en Afghanistan n’a pas encore été perdue. Heureusement, nous sommes arrivés à un tournant, au moment où un nouvel exercice politique fait son possible pour naître à Kaboul.

Le maillon le plus faible de la stratégie afghane des Etats-Unis a été sa gestion du calcul du pouvoir à Kaboul. A première vue, cela peut sembler être une question de problème culturel. Durant son exercice en tant qu’ambassadeur américain à Kaboul, Zalmay Khalilzad s’est conduit comme le vice-roi et Washington a tout fait pour que l’on comprenne bien que le Président Hamid Karzai jouait les seconds couteaux.

Cependant, après le départ de Khalilzad en 2005 et alors que Karzai remportait sa première élection en tant que président, ce dernier a commencé à s’épanouir. Mais ensuite, alors que la situation afghane se détériorait en 2006, Washington a commencé à attribuer à Karzai le rôle du bouc émissaire responsable de l’accumulation des échecs de la guerre, depuis le mauvais suivi de la reconstruction afghane à l’échec de la surveillance de la culture du pavot et du trafic de drogue, en passant pas par la corruption généralisée et l’ « aide au développement » défectueuse par les institutions afghanes. Les accusations contre Karzai ont atteint des extrêmes.

Alors, où se trouve le vrai Karzai ? Qui est en fait le véritable Karzai ? A quel point cet homme était-il « fort » qu’il a pu « échouer » ? Qu’arrive-t-il maintenant à Karzai à la suite de cette élection présidentielle tumultueuse ? Est-ce que renverser Karzai fait nécessairement partie de l’agenda politique des Etats-Unis ?

Du compte-rendu exhaustif que le porte-parole du Département d’Etat américain, Ian Kelly, a fait mardi dernier aux médias, trois choses ont émergé sur l’approche générale des Etats-Unis vis-à-vis des retombées désordonnés de l’élection [présidentielle] afghane. La première, Washington estime qu’il est possible d’éviter toute impasse dans le sillage de la Commission aux Plaintes Electorales (CPE) dominée par les Occidentaux qui a rejeté les décisions prises par la Commission Electorale Indépendante (CEI) dominée par les Afghans à Kaboul. Kelly a déclaré : « tout ce que nous voyons jusqu’à maintenant est que le processus fonctionne… il faut lui donner une chance de marcher. »

Deuxièmement, « ce ne sera pas une question de jours ou semaines : ce pourrait être une question de mois pour clarifier toutes ces accusations [à propos de fraude électorale]. »

Troisièmement, le plus important, c’est un fait « absolu » que les Etats-Unis, en attendant, considèrent Karzai comme « légitime ». « Nous travaillons avec le Président Karzai tous les jours », a déclaré Kelly.

En somme, il se peut que Washington s’apprête à traiter avec Karzai comme président pendant un nouveau mandat de 5 ans. Mais des clarifications seront nécessaires et, jusqu’à ce que Karzai ait dûment repris le contrôle, la formation d’un gouvernement pourrait devoir attendre. Cela pourrait en effet être une question de mois. En attendant, un gouvernement intérimaire est maintenu, tandis que le Général Stanley McChrystal et l’Ambassadeur [américain] Karl Eikenberry resteront en réalité aux commandes.

Objectivement, toute stratégie américaine pour sauver la guerre ne peut marcher que si son axe central consiste en un gouvernement fort et qui fait autorité à Kaboul. C’est-à-dire que l’ « afghanisation » signifie placer Karzai et son équipe dans le cockpit. Il ne faut pas essayer d’imposer son copilote ou son chef de cabine, car cela serait la bonne recette pour conduire à la confusion. Il n’y a pas de place pour une diarchie, puisque cette notion est étrangère à la culture afghane.

Les Afghans réclament une source de pouvoir unique et identifiable. Mais Washington veut introduire ses candidats désignés dans le gouvernement de Karzai.

En même temps, gérer l’Etat implique de traiter avec les multiples centres de pouvoir locaux. Karzai a montré une capacité extraordinaire à construire une coalition, comme en témoignent ses liens avec Gul Agha Sherzai, Ismail Khan ou Rachid Dostum.

Pour mettre les choses en perspectives, l’ancien conseiller américain à la sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski, a récemment exprimé sa crainte, à moins que l’Otan ne transfère très rapidement la responsabilité de la guerre entre les mains afghanes, d’un risque croissant que les Taliban soient considérés comme un mouvement de résistance, ce qui serait vraiment une défaite écrasante pour la stratégie d’ensemble des Etats-Unis.

Certes, l’aspect le plus critique de l’ « afghanisation » serait de laisser carte blanche à Karzai pour établir un contact avec les Taliban. En tant que dirigeant afghan, il est mieux placé pour tirer partie des réalités politiques traditionnelles afghanes. Lui seul saurait [comment et] quand gérer jusqu’aux plus petits détails le point de départ pour les divers arrangements qui sont exigés en réponse aux contraintes ou aux caractéristiques de la société ethnique ou tribale. Il sait que c’est loin d’être le cas que toutes les factions Taliban sont entrées dans un accord faustien avec Al-Qaïda.

Cependant, les Etats-Unis veulent-ils que Karzai fasse avancer son plan consistant à ouvrir des pourparlers avec les Taliban dans les 100 premiers jours de son nouveau gouvernement ?

Il y a un sophisme dans les débats américains actuels sur l’Afghanistan. Alors que les commentateurs américains font une fixation sur la dialectique impliquant les contraintes politiques intérieures et toute nécessité de déploiement supplémentaire de troupes en Afghanistan, l’histoire doit être cadrée en fonction de ce qu’est l’ « Afghanistan » de la guerre.

Le vrai problème de l’élection afghane est que le spectacle même de Karzai montrant des signes d’ « indépendance » vis-à-vis des Etats-Unis a été apprécié dans le bazar afghan. Mais cela énerve Washington.

Toute l’approche des Américains consiste à faire comprendre sans ménagement à Karzai qu’il est vulnérable, qu’il n’est pas en sécurité et qu’il dépend d’eux. Par conséquent, la question centrale se résume à savoir si les Etats-Unis veulent réellement un gouvernement central crédible à Kaboul, qui agira sûrement de façon indépendante, avec la crainte que cela sape leur programme secret dans cette guerre.

Kelly a été explicitement tiède vis-à-vis de la proposition franco germano-britannique faite au Secrétaire Général des Nations Unies de tenir une conférence internationale sur l’Afghanistan. Une lettre de la Chancelière allemande Angela Merkel, du Premier britannique Gordon Brown et du Président français Nicolas Sarkozy, adressée à Ban Ki-Moon mardi dernier, disait « Nous devrions agréer de nouveaux critères et objectifs temporels pour un cadre commun de la phase de transition en Afghanistan, c’est-à-dire préciser ce que nous attendons pour la prise en charge des responsabilités par les Afghans et une vision claire de leur transfert progressif, là où c’est possible. »[1]

Fondamentalement, les dirigeants européens ont appelé à l’ « afghanisation » à l’intérieur d’un calendrier. Leur lettre (qui a été communiquée par le cabinet de Sarkozy mercredi dernier) laissait entendre que les décisions concernant l’Afghanistan ne devaient pas être laissées aux seuls Américains.

Ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’il a été interrogé sur cette lettre, Kelly a éludé la question en disant que Washington devait encore être saisi de son contenu. Mais le nouveau secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen a révélé l’humeur qui règne à Washington. Il a dit : « Le discours public a commencé à aller dans la mauvaise direction […] Nous devons rester en Afghanistan aussi longtemps que nécessaire et nous y resterons aussi longtemps que nécessaire. Ne laissons personne croire qu’une fuite vers la sortie est une option. Ce n’en est pas une. »

Si l’on doit croire Rasmussen – et il s’est exprimé alors qu’il était en visite à Washington, mercredi dernier – la continuation de l’Otan en Afghanistan est un objectif en lui-même. Cet objectif prend-il autant d’importance que l’ « afghanisation » et une victoire finale sur les Taliban ? Il le semblerait.

La priorité de Washington est que les Taliban déstabilisent l’Asie Centrale, le Caucase septentrional, de même que la province chinoise du Xinjiang, et qu’ils subvertissent les régions orientales de l’Iran. Un paradigme sécuritaire intéressé s’est développé, dans lequel l’instabilité régionale est menacée par la guerre, laquelle, en retour, sert à justifier la présence prolongée et indéterminée de l’Otan en Afghanistan. Il est clair que l « afghanisation » n’a pas sa place dans ce paradigme.

Les principaux alliés des Etats-Unis dans l’Otan commencent finalement à comprendre le paradoxe, selon lequel, tandis qu’il faut réduire le risque croissant que la guerre contre Al-Qaïda et les Taliban ne devienne une guerre menée par des étrangers contre les Afghans, l’ « afghanisation » ne convient pas aux objectifs américains.

La vieille Europe ne voit aucune raison d’envoyer ses jeunes mourir dans les montagnes de l’Hindou-kouch pour favoriser l’agenda géopolitique relatif à l’expansion de l’Otan. L’éclat de Rasmussen montre que l’heure de vérité a sonné.


L'Ambassadeur M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Parmi ses affectations : l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.


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Note :
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[1] La lettre adressée à Ban Ki-Moon, sur le site du gouvernement français