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L'Afghanistan devient le point de mire

Par M K Bhadrakumar
Asia Times Online, publié le 24 avril 2008

article original : "Afghanistan moves to center stage" (21 avril 2008)

Avec trois ou quatre déclarations, en l'espace de la semaine dernière, qui semblent ne pas être reliées, la "guerre contre la terreur" en Afghanistan a acquis une nouvelle nuance significative. Mercredi dernier, le Président iranien Mahmoud Ahmadinejad a dit, durant une visite à la ville sainte de Qom, que les Etats-Unis avaient envahi l'Afghanistan et l'Irak "sous le prétexte des attaques terroristes du 11 septembre".

La veille, le ministre des affaires étrangères turc, Ali Babacan, qui [lui] était en visite à Londres, a exprimé publiquement son scepticisme sur la conduite de la guerre en Afghanistan par l'Otan. Il a prévenu que l'Otan "court au désastre". Lundi dernier, s'adressant à un rassemblement étudiant à l'Université Tsinghua de Pékin, le Président pakistanais Pervez Musharraf a vivement conseillé aux Chinois et aux Russes d'aider à stabiliser l'Afghanistan. Mais, dans cette analyse ultime, c'est la révélation sensationnelle par les dirigeants de l'ancienne Alliance du Nord (AN) de leurs contacts en cours avec les Taliban qui rend absurde la stratégie de la guerre afghane.

Le monopole des Etats-Unis sur la guerre afghane commence à faire l'objet d'une mise en doute publique sérieuse. L'administration "en fin de parcours" de George W Bush est confrontée à une tâche difficile pour remporter la maîtrise des problèmes qui se développent à des niveaux multiples.

Pendant ce temps, des questions sont soulevées. Ces déclarations et ces postures publiques sont-elles essentiellement plus prudentes et plus prophylactiques que provocatrices ? Surgissent-elles d'une véritable inquiétude dans la région, selon laquelle les Etats-Unis sont tout simplement incapables d'aller de l'avant dans cette guerre ? Ou sont-elles le signe des manifestations d'un défi régional concerté à la mission des Etats-Unis ?

La déclaration d'Ahmadinejad est la première fois que Téhéran met en doute frontalement, au plus haut niveau du pouvoir, la raison d'être de l'invasion étasunienne en Afghanistan. Celui-ci laisse à penser que le terrorisme est le prétexte, plutôt que la raison, de l'intervention des Etats-Unis. Le dirigeant iranien soutient que l'intervention étasunienne était plutôt géopolitique. Considérant que l'Iran (sous l'ancien président Mohammed Khatami) avait apporté un soutien logistique à l'intervention des Etats-Unis en Afghanistan en 2001, la déclaration de mercredi dernier signifie une nouvelle réflexion, importante, de la part de Téhéran. Ahmadinejad a implicitement absous le régime Taliban de tout rôle dans les attaques du 11 septembre contre Washington et New York.

Comparé à la déclaration iranienne nuancée, Babacan a adopté une position selon la perspective que la Turquie est une puissance majeure de l'OTAN. Babacan a dit, dans une interview au journal londonien The Telegraph, que l'Otan court au désastre en comptant trop sur la force pour vaincre les Taliban. Il a éloigné Ankara de la stratégie étasunienne de contre-insurrection, en soulignant que la dérive vers une "approche plus militariste se retournerait et finirait par saper le gouvernement afghan".

Babacan a rejeté avec force les critiques américaines selon lesquelles la Turquie avait refusé de déployer des troupes dans les régions problématiques du sud et de l'est de l'Afghanistan. Il a insisté sur la logique continue de la politique turque vis-à-vis de Afghanistan, qui se concentre sur les activités de reconstruction destinées à "gagner le cœur et les esprits [afghans]". Fait révélateur, il a prévenu que les Afghans pourraient "commencer à percevoir les forces de sécurité [de l'Otan] comme des occupants" et que la situation deviendrait "très compliquée". Mais il a, lui aussi, évité toute critique facile des Taliban.

De façon intéressante, Babacan a fait ces remarques dans une interview dans laquelle il a souligné l'éloignement croissant de la Turquie vis-à-vis de l'Europe. Aussi, lundi dernier, un nouveau round des consultations turco-iraniennes s'est tenu à Ankara, au sujet de la coopération bilatérale en matière de sécurité régionale, qui est déjà assez importante.

Musharraf est allé un peu plus loin. Il a exprimé l'espoir que l'Organisation de la Coopération de Shanghai (OCS) puisse jouer un rôle pour stabiliser l'Afghanistan. Il a ajouté : "Si l'OCS pouvait entrer en jeu, alors il nous faudrait nous assurer qu'il n'y a pas de confrontation avec l'Otan". L'OCS comprend la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan, en tant que membres à part entière, et l'Iran et le Pakistan en tant "qu'observateurs".

Musharraf est célèbre pour ses remarques impromptues, mais le fait qu'il ait fait de telles déclarations à Pékin mérite l'attention. Le Pakistan a cherché à obtenir la qualité de membre à part entière [de l'OCS]. Les indices sont que Pékin soutient, en principe, la demande pakistanaise. Des reportages viennent juste de sortir selon lesquels Washington fait pression pour avoir un rôle d'appui dans le contrôle de la sécurité de l'arsenal nucléaire du Pakistan.

Lors du récent sommet de l'Otan à Bucarest (du 2 au 4 avril), Musharraf a visiblement soutenu l'appel du président ouzbek, Islam Karimov, avec pour effet que la formule "Six + Deux" de la période 1997-2001 (avec les "six" étant les pays qui bordent l'Afghanistan et les "deux" étant la Russie et les Etats-Unis), dont l'objectif est d'amener à la réconciliation inter-afghane entre les Taliban et leurs opposants, soit étendue à une nouvelle formule "Six + Trois" qui inclurait l'OTAN, aux côtés de la Chine, du Kirghizstan, du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan, de l'Iran, du Pakistan, de la Russie et des Etats-Unis.

Moscou et Tachkent ont une approche coordonnée à ce sujet. Washington se retrouve devant un dilemme pour répondre à la proposition ouzbek de coopération avec l'Otan, ce qui signifierait un abandon virtuel des plans de l'alliance de s'étendre aux anciennes républiques soviétiques d'Ukraine et de Géorgie.

Cependant, dans un discours sans concession qu'elle a prononcé lundi 14 avril à la base de l'armée de l'air de Maxwell-Gunter, à Montgomery, dans l'Alabama, et qui était entièrement consacré à la stratégie des Etats-Unis en Afghanistan, la Secrétaire d'Etat Condoleezza Rice a précisément invoqué les grandes idoles de la Guerre Froide - George Marshall, Harry S Truman, George Frost Kennan et Dean Acheson. Elle a envoyé un message stupéfiant à Moscou, selon lequel la victoire de l'Otan en Afghanistan est "non seulement essentielle, elle est réalisable".

Rice a fait remarquer que les "Succès en Afghanistan serviront nos intérêts régionaux plus larges, en combattant le terrorisme, en résistant au comportement destructeur de l'Iran et en ancrant une liberté politique et économique en Asie du Sud et en Asie Centrale. Et la réussite en Afghanistan est un test important pour la crédibilité de l'Otan".

Rice a ignoré froidement la proposition russo-ouzbèke de coopération. Sur fond de ce qui a été dit plus haut, la déclaration de la semaine dernière à Kaboul faite par la direction de l'Alliance du Nord d'autrefois mérite une attention particulière.

L'Alliance du Nord bénéficie du soutien de la Russie, des Etats d'Asie Centrale et de l'Iran - ainsi que de la Turquie, jusqu'à un certain point. Sayyed Agha Hussein Fazel Sancharaki, le porte-parole de ces groupes, qui sont désormais sous le parapluie du Front National Uni (FNI), a révélé à Associated Press (AP) que l'ancien président afghan Burhanuddin Rabbani et le commandant en chef de l'Alliance du Nord du Panshir, Mohammed Qasim Fahim (qui a actuellement la fonction de conseiller à la sécurité du Président Hamid Karzaï) ont rencontré les Taliban et les autres groupes d'opposition (sans doute, le Hezb-i-Islami dirigé par Gulbuddin Hekmatyar), au cours des derniers mois, pour la réconciliation nationale. Il soutient que ces rencontres ont impliqué des "personnes importantes" des Taliban.

En effet, Fahim (qui était le chef des services de renseignements sous le Commandant Ahmed Shah Massoud) et Rabbani (qui appartenait aux "Sept de Peshawar" d'origine - des dirigeants moudjahidin basés au Pakistan dans les années 80) auraient des liens anciens avec Hekmatyar et avec des dirigeants Taliban de premier plan, comme Jalaluddin Haqqani. Rabbani a déclaré à AP que cette guerre de six-années doit être résolue par des pourparlers.

"Nous, au Front National Uni, et moi-même pensons que la solution pour un processus politique en Afghanistan se produira au moyen de négociations", a-t-il dit. Rabbani a ajouté que les dirigeants de l'opposition discuteraient bientôt et sélectionneraient probablement une équipe officielle de négociation pour entamer des pourparlers avec les Taliban. Il a reproché à Karzaï de ne pas poursuivre le dialogue avec les Taliban. "J'ai dit à Karzaï que lorsqu'une personne commence quelque chose, elle devrait la terminer. Sur la question des négociations, il n'est pas bon de faire un pas en avant, puis un pas en arrière. Ce travail devrait être poursuivi d'une façon très organisée".

Il va sans dire que les puissances régionales - en particulier la Russie, l'Ouzbékistan et l'Iran - observeront avec beaucoup d'attention le dialogue inter-afghan impliquant le FNI et les Taliban. Ce qui donne une impulsion à ce dialogue est visiblement que le sommet de l'Otan à Bucarest n'a abouti qu'à une petite augmentation du nombre de soldats, ce qui place des points d'interrogation sur la viabilité et les perspectives des opérations de l'Otan. Mais est-ce tout ?

On peut s'attendre à ce que ces divers aspects se fassent concurrence pendant un certain temps, jusqu'à ce que quelques-uns de ces aspects commencent à dépasser les autres. Il semble que la géopolitique de l'énergie prenne déjà rapidement le commandement. Vendredi dernier, Musharraf a abordé avec le Président chinois Hu Jintao le sujet d'un gazoduc reliant l'Iran à la Chine via le territoire pakistanais ; l'Iran demande vivement la qualité de membre de l'OCS (Organisation de la Coopération de Shanghai) ; un cartel gazier est sur le point de se former lors de la septième rencontre ministérielle des pays exportateurs de gaz, programmé à Moscou en juin prochain.

La National Offshore Oil Corporation de la Chine a confirmé que des discussions progressent effectivement sur un accord gazier de 16 Mds de dollars impliquant le champ gazier iranien de Pars Nord, suivant de près l'accord de 2Mds de dollars signé en mars entre la China Petroleum and Chemical Corporation et l'Iran pour développer le second champ pétrolier de Yadavaran.

Un expert de tout premier plan, Igor Tomberg, de l'Institut de l'Economie Mondiale et des Relations Internationales à l'Académie des Sciences de Russie, a écrit récemment : "L'Iran et la Russie devraient probablement ne pas se faire concurrence sur le marché du gaz, mais plutôt s'allier. Le président iranien a suggéré plus d'une fois à son homologue russe que leurs pays coordonnent leurs politiques gazières et qu'ils divisent donc les marchés gaziers. De plus, il pourrait y avoir un accord en vertu duquel la Russie continuera de fournir du gaz à l'Europe, tandis que l'Iran exportera son gaz vers l'Est. Ceci saperait les plans de diversifier l'approvisionnement vers l'Europe, qui dépendent lourdement des Etats-Unis".

L'Afghanistan est un centre-clé de l'Asie Centrale et du Moyen-Orient, riches en ressources. Pour paraphraser les mots du discours de Montgomery de Rice, "Que personne ne l'oublie : l'Afghanistan est une mission de nécessité pour les Etats-Unis, pas une mission de choix".

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.