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Diplomatie

Délocaliser le problème afghan

Par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, le 12 décembre 2006
article original : "Outsourcing the Afghan problem"

La réussite, écrivait Fernando Pessoa dans Le Livre de l'intranquillité, consiste à avoir de la réussite, pas d'avoir du potentiel de réussite. Le sommet de l'OTAN qui s'est tenu à Riga en fin de mois dernier [fin-novembre 2006] a néanmoins réitéré ce que la conférence de Bonn avait aussi affirmé il y a exactement cinq ans - que la "guerre contre la terreur" en Afghanistan avait plein de potentiel de réussite.

Les hommes d'Etat de l'Otan auraient dû prêter attention à Pessoa lorsqu'il disait : "Tout terrain étendu est le site potentiel pour un palais, mais il n'y a pas de palais tant qu'il n'est pas construit". À présent, l'OTAN doit remplacer ses épées par des pelles et des pioches et construire un palais. [En d'autres termes, si les pays occidentaux œuvraient pour la paix...]

À peine12 jours se sont écoulés depuis le sommet de Riga, mais toute lueur d'espoir que l'Otan puisse être un constructeur s'évanouit déjà. Les Etats-Unis ont commencé à briser la décision de l'Otan de créer un "groupe de contact" sur l'Afghanistan.

Après des discussions avec des officiels de l'Otan à Bruxelles, Richard Boucher, le secrétaire d'Etat adjoint en charge des affaires d'Asie du Sud et d'Asie Centrale, a répliqué que Washington aimerait étudier "plus attentivement" si la communauté internationale a besoin "d'un autre groupe pour plus ou moins conduire ce processus". Boucher arguait que tout groupe de contact devrait répondre aux "besoins réels" de l'Afghanistan et que, par conséquent, il "poserait plus de questions sur ce que les gens pensent qu'il est nécessaire que sur ce que ce groupe ferait". À Riga, le Président français Jacques Chirac a clairement pris tout le monde par surprise avec son initiative sur le "groupe de contact", alors qu'il n'avait pas consulté Washington.

L'administration du Président George W. Bush attendra jusqu'au printemps prochain, observera la saga Ségolène Royal - Nicolas Sarkozy suivre son cours en France et verra Paris s'embarquer vers un cap s'éloignant à toute vitesse de la politique de non-alignement de Chirac. Pendant ce temps, les trois à six prochains mois en Afghanistan [jusqu'à fin-mai début-juin 2007] sont cruciaux pour les Etats-Unis. L'ensemble de la stratégie américaine pour Afghanistan est à un tournant. Les Etats-Unis vont donner un dernier coup de pouce pour rallier les Taliban à la structure du pouvoir à Kaboul. [D'ailleurs,] on peut voir une certaine prise distance vis-à-vis du Président Hamid Karzaï.

Le New York Times a parlé du "détricotage du gouvernement Karzaï". Citant des diplomates occidentaux, sans les nommer, le Los Angeles Times a rapporté de Kaboul la semaine dernière, "Le soutien populaire pour le gouvernement central fléchit et les alliés militaires occidentaux sont profondément divisés sur la meilleure manière de combattre l'insurrection.

"Dans le camp opposé, les Taliban [ont] retrouvé la force de dominer de larges pans de l'Afghanistan ; le contrôle exercé par le gouvernement est précaire sur au moins 20 % du territoire... Les alliés sont parfaitement conscients que se contenter de tuer de très grandes quantités d'insurgés ne constituera pas une victoire".

Les précédentes critiques américaines sur la politique de l'Otan, consistant à passer un accord avec les Taliban dans le district de Musa Qala du Helmand, en septembre, a désormais laissé la place à une tentative consciente de justifier cette approche consistant à passer des accords locaux avec les Taliban. "Musa Qala s'est avéré être une bonne affaire. Après l'accord, il y a eu 34 jours de calme", a déclaré le porte-parole de l'Otan, à Kaboul, en justification. Karzaï, qui a aussi fait part, autrefois, de son scepticisme, s'est senti obligé de défendre cet accord [1]

La version afghane du rapport James Baker-Lee Hamilton du Groupe d'Etude bipartisan [Iraq Study Group (ISG)] a peut-être fait monter le ton. Le chef de l'opposition au Canada, Stéphane Dion, nouvellement élu, a encorné brutalement le débat, "Cela ne nous sert à rien d'essayer de tuer les Talibans dans chaque coin et dans chaque montagne et de risquer la vie de nos soldats de cette manière".

Karzaï doit se sentir très seul. Nulle part ailleurs le changement d'état d'esprit n'est plus visible que dans la position du Pakistan qui se durcit vis-à-vis de lui. Islamabad ne prend plus de pincettes avec Karzaï. Le message d'Islamabad est fort et clair : "Les Taliban sont en train de gagner la guerre et l'Otan est vouée à l'échec. Karzaï devrait voir ce qui est écrit sur le mur. Il devrait étudier les implications des récentes élections législatives aux Etats-Unis. L'Amérique ne va pas rester indéfiniment en Afghanistan et Karzaï, plutôt dans un avenir proche que plus tard, devra se défendre tout seul".

Dawn ["L'Aurore"], le quotidien de Karachi, mettait en garde la semaine dernière ainsi : "C'est donc le moment pour le président afghan menacé d'essayer de s'en remettre à lui-même et de trouver un accord politique avec ses concitoyens. Accuser le Pakistan n'a été d'aucun secours et ne servira pas les intérêts de l'Afghanistan". Karzaï a tenté de riposter dans une tentative désespérée de rallier le soutien des nationalistes pachtounes, qui se trouvent au Pakistan. Mais une jirga de paix pachtoune sans précédent qui se tenait à Peshawar, la capitale de la Province Frontalière du Nord-Ouest (PFNO) [North-West Frontier Province (NWFP)], n'a pas réussi à obtenir que la huira (le symbole pachtoune de la vie sociale et collective) et la mosquée travaillent ensemble pour sortir les Pachtounes de l'appel des Taliban.

De façon ironique, la vedette de la jirga était la personnalité qui a lancé les Taliban en 1994 - Maulana Fazlur Rehman, le chef du parti islamique radical Jamiat-e-Ulema qui dirige actuellement les deux provinces frontalières, le Baloutchistan et la PFNO. Le Pashtunkhwa (le nationalisme pachtoune de gauche) a semblé perdre le combat contre les Taliban avant même de commencer.

Une fois encore, le plan de jeu de Karzaï, consistant à créer un lieu non-Taliban avec des aspirations pachtounes de même nature que celles appelant aux jirgas de chefs tribaux d'Afghanistan et du Pakistan pour trouver une solution à la violence, a fait naufrage. Islamabad se prononce pour des jirgas restreintes aux chefs tribaux, alors que Karzaï recherche des jirgas générales qui incluraient aussi des parlementaires, des hommes politiques locaux et des représentants élus, la société civile et des organisations non-gouvernementales.

L'intention de Karzaï, en faisant la proposition sur les jirgas, était de faire retourner l'horloge afghane en arrière, à l'innocence des années 70, avant le moudjahidin motivé par l'idéologie, véhiculé par l'Islam politique, à côté des communautés traditionnelles et laisser ce qu'il resterait à la vindicte des Taliban. Mais Islamabad n'encourage pas un tel révisionnisme dans le jeu de pouvoir pachtoune. Les Taliban ne le permettraient pas non plus. Les Taliban menacent à présent qu'à moins d'être invités aux jirgas proposées, en leur capacité de "plus grande puissance politique et militaire" d'Afghanistan, tous les efforts seront vains.

Karzaï se retrouve devant un dilemme. L'indication des Talibans selon laquelle ils pourraient envisager de prendre part aux jirgas est une arme à double tranchant. D'un côté, comme le chameau du proverbe et la tente [2], la présence même des Taliban pourrait submerger les jirgas - et Karzaï lui-même dans la foulée. Il est certain que les Taliban ont dépassé de beaucoup les institutions des jirgas. La tradition, après tout, doit céder la voie à la modernité fascinante de l'Islam politique. En même temps, les Etats-Unis pourraient très bien considérer que la probable bonne volonté des Taliban de se diriger sur la pointe des pieds vers un dialogue inter-afghan ne doit pas être laissée passée.

Rien n'est clair, même après l'expérience virulente de l'asphyxie de la laïcité en Irak, sur où se situe la coalition anglo-américaine en Afghanistan par rapport à ce jeu élaboré de pantomimes, luttant avec acharnement au centre de la scène politique pachtoune. Il semble qu'il ne soit même pas venu à l'esprit, d'une façon ou d'une autre, que la discorde sur la Ligne Durand qui divise le Pakistan et l'Afghanistan est liée à ce théâtre d'ombres.

Mais, de la perspective d'Islamabad, il y a une grande clarté. C'est Karzaï qui reste le problème. Ces derniers jours, le Pakistan a fait monter la pression sur Karzaï sous la forme de deux propositions de "coopérer" avec Kaboul pour vérifier les activités transfrontalières des Taliban.

D'abord, Islamabad a déclaré qu'en vue de vérifier les mouvements des Taliban, le Pakistan "considérait sérieusement" de miner ses frontières poreuses avec l'Afghanistan. Deuxièmement, Islamabad voulait que les camps de réfugiés sur la frontière soient relogés du côté afghan et que 3 millions de réfugiés afghans soient rapatriés vers l'Afghanistan au cours des trois prochaines années. Egalement, une nouvelle véhémence était visible dans la position pakistanaise, jeudi dernier au cours du débat annuel sur l'Afghanistan à l'Assemblée Générale des Nations-Unies à New York.

Le dilemme de Karzaï est aigu. Il pourrait se retrouver progressivement éjecté dans l'éventualité des Taliban qui adopteraient le dialogue inter-afghan. Ses meilleurs alliés seraient les dirigeants de l'Alliance du Nord, qui partageaient son antipathie vis-à-vis des Taliban. Mais Karzaï a contribué à les réduire en nombre (les seigneurs de la guerre) et à les renvoyer dans le néant politique. Ils ne font plus des alliés intéressants pour compenser les Taliban. Même leurs anciens mentors des années 90 ont perdu intérêt et se sont éloignés. En fait, le ministre pakistanais des affaires étrangères, Khurshid Mehmood Kasuri, en visite, a eu une conversation "franche et ouverte" le week-end dernier à Kaboul avec Younis Qanooni, le survivant solitaire de l'Alliance du Nord. Le message du Pakistan serait désormais cinglant : "coopérer ou périssez !"

Karzaï a le sens de la consternation, qui, bien sûr, est partagé avec certains voisins de l'Afghanistan. Dans une déclaration, le ministre russe des affaires étrangères a mis en garde la communauté internationale contre "l'inadmissibilité de tout rapprochement ou accord avec les Taliban". Le ministre iranien des affaires étrangères, Manouchehr Mottaki, a exprimé son inquiétude, lors d'une visite à New Delhi le mois dernier, sur la menace que constituent les Taliban à la sécurité et à la stabilité régionales. L'intervention indienne lors du débat de l'Assemblée Générale des Nations-Unies la semaine dernière a rejeté fermement la raison d'être de tout accord avec les Taliban et à la place a appelé à utiliser la force pour éliminer la base de soutien des Taliban.

Ce ne sont pas des mots. Cependant, pour toutes sortes de raisons, ces puissances régionales ne sont pas vraiment en position d'objecter si un état d'esprit "changement de tactique maintenant" du style ISG devait prévaloir à Washington en ce qui concerne l'Afghanistan. Ils auraient accueilli favorablement l'initiative de Chirac sur le "groupe de contact" pour l'Afghanistan. Ils auraient espéré que Washington se retire du réseau américano-anglo-pakistanais isolé et hautement secret qui est au travail. Au contraire, l'administration Bush, pourrait très bien avoir estimé qu'elle n'avait d'autre choix que de "délocaliser" d'Islamabad, si le potentiel pour réussir dans la "guerre contre la terreur" en Afghanistan devait être une véritable réussite.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001). Copyright 2006 Asia Times Online Ltd/QuestionsCritiques.

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Note :

[1] voir : Rough justice and blooming poppies [Rude justice et pavots fleuris], Asia Times Online, 7 décembre 2006.

[2]Si le chameau fourre son nez sous une tente, le corps suivra juste après.