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diplomatie

Le casse-tête d’Obama au Bahreïn : décodage

Par M. K. Bhadrakumar
Asia Times Online, le 23 mai 2011

article original : "Decoding Obama's Bahrain puzzle "

Le discours prononcé jeudi dernier par le Président US Barack Obama sur la situation au Proche-Orient était un mélange de certitudes et d’ambiguïtés, même si Obama a bien fait venir, franchement et sûrement, la politique étasunienne dans cette région, derrière le Printemps arabe.

D’un autre côté, ce discours était une tentative ultime de refaire l’histoire et un pari désespéré pour reprendre l’initiative. En effet, il y a jusqu’ici une contradiction fondamentale, puisque que tout ordre politique né du Printemps arabe, représentatif de l’opinion populaire arabe ou sensible à elle, découvrira, par définition, qu’il est difficile de bâtir une coopération stratégique avec l’Amérique.

Le Caire a opté pour la normalisation des relations avec l’Iran ; a commencé à réduire la coopération avec Israël en matière de sécurité ; et, dans une manœuvre étonnante, a réconcilié les groupes palestiniens et les encourage probablement à aller chercher aux Nations-Unies la reconnaissance d’un Etat palestinien. Washington a du mal à s’en sortir.

Il n’est pas surprenant qu’Obama ait été hautement sélectif lorsqu’il a médité sur les changements au Proche-Orient : il n’a tout simplement pas pu se décider à mentionner l’Arabie Saoudite. Il ne savait pas quoi dire. Le grand puzzle est le Bahreïn. Voici ce qu’Obama a déclaré avec certitude :

Le Bahreïn est un partenaire de longue date et nous avons pris des engagements pour sa sécurité. Nous reconnaissons que l’Iran a essayé de tirer parti des troubles là-bas et que le gouvernement bahreïni a un intérêt légitime dans la séparation constitutionnelle de la justice et du pouvoir.

Néanmoins, nous avons insisté, à la fois publiquement et en privé, pour dire que les arrestations massives et la force brutale sont contraires aux droits universels des citoyens bahreïnis, et nous continueront de le faire – et de telles mesures ne créeront pas les raisons légitimes pour faire disparaître la réforme. La seule manière d’avancer est que le gouvernement et l’opposition engagent le dialogue. Et il ne peut y avoir de réel dialogue lorsque des composantes de l’opposition pacifique sont en prison. [Applaudissements] Le gouvernement doit créer les conditions du dialogue et l’opposition doit participer à l’élaboration d’un avenir juste pour tous les Bahreïnis.

On peut presque voir cela comme une réprimande faite au Roi Hamad Khalifa, un proche allié, et un rejet des mesures violentes prises contre les manifestants Bahreïnis. Obama devait savoir que les changements au Bahreïn affecteraient inévitablement l’Arabie Saoudite. Pourtant, il n’a jamais mentionné l’Arabie Saoudite, ni le fait que les Etats-Unis sont aussi « en train de discrètement étendre, sur une grande échelle, » leurs liens de défense avec l’Arabie Saoudite.

Une analyse d’Associated Press [AP], portant la même date que le jour où Obama s’est exprimé, a rapporté une « expansion historique d’une relation vieille de 66 ans, construite sur l’appétit de l’Amérique pour le pétrole et maintenue par la dépendance saoudienne sur la capacité militaire des Etats-Unis » .

A part le récent contrat d’armement de 60 milliards de dollars passé entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, AP rapporte un projet étasunien top-secret de développer une force saoudienne d’élite de 35.000 hommes, entraînée et équipée par les Etats-Unis sous la supervision du Central Command et spécifiquement dédiée à la protection de l’infrastructure pétrolière saoudienne et autres institutions sensibles.

De même, il y a quelque chose qui semble très étrange dans ce qu’Obama a dit à propos du Bahreïn, puisqu’il a poursuivit, dans la foulée, en dressant un parallèle avec l’Irak. Rien de moins : « L’une des plus grandes leçons que nous devons vraiment tirer de cette période est que les divisions sectaires ne doivent pas mener au conflit. En Irak, nous voyons la promesse d’une démocratie multiethnique et multisectaire. Le peuple irakien a rejeté les périls de la violence politique pour privilégier un processus démocratique. »

Nadjaf contre Qom

Le puzzle bahreïni d’Obama a besoin d’être décodé. A y réfléchir, le Bahreïn et l’Irak présentent des similarités. Dans ces deux endroits, la démocratie revient à donner le pouvoir aux Chiites. Il est clair que les Etats-Unis placent leurs espoirs sur le prince héritier « réformiste » du Bahreïn pour répondre aux exigences de l’opposition chiite, tandis que le Premier ministre [bahreïni], visiblement un pur et dur, donne le tempo de la répression – et il est soutenu par les Saoudiens. Les Etats-Unis voient très différemment des Saoudiens l’alchimie d’un pouvoir au Bahreïn qui reviendrait aux Chiites. Pour une raison : les protestataires chiites bahreïnis ne sont pas (jusqu’à présent) « anti-américains » et la continuation de la base étasunienne pour sa Cinquième Flotte n’est pas compromise. Une fois encore, le Cheikh Issa Qassem, le chef spirituel des Chiites bahreïnis, est prêt à se contenter d’une monarchie constitutionnelle et n’exige pas le renversement de la monarchie sunnite.

Ce que les Chiites bahreïnis exigent est un partage du pouvoir plutôt que de s’en emparer.

Plus important, les Etats-Unis ne souscrivent pas à la théorie de la conspiration selon laquelle les Iraniens seront les « gagnants » si la majorité chiite obtient une part du pouvoir à Manama. L’Iran semble réaliser aussi quelles sont ses limites. D’un autre côté, les Chiites bahreïnis ne veulent pas d’un régime clérical à l’iranienne – le Velayat e-Faqih.

Aussi, d’un point de vu religieux, ils s’inspirent plutôt de Nadjaf en Irak que de Qom en Iran. Ce dernier point devient extrêmement important pour comprendre la pensée qu’il y a derrière les remarques d’Obama à propos du Bahreïn.

On a souvent négligé le fait que le Grand Ayatollah Ali Sistani, le chef spirituel des Chiites irakiens, basé à Nadjaf, ait constamment évité de soutenir une interprétation conceptuelle stricte du Velayat-e Faqih. Il n’est pas plus ouvertement dédaigneux de certaines idées doctrinales sous-jacentes qu’il n’offre explicitement une affirmation positive de la structure du Faqih. Bref, Sistani reste réticent à l’idée de s’impliquer dans la politique, bien que le spécialiste et universitaire américain de premier plan, Vali Nasr (lequel, soit dit en passant, conseille Obama sur le Moyen-Orient musulman), fasse remarquer que Sistani « n’a jamais essayé de promouvoir la rivalité » entre ses idées doctrinales et celles des ecclésiastiques iraniens à Qom.

Ce que tout cela nous dit est qu’une nation bahreïnie chiite et amicale pourrait s’avérer être un actif stratégique pour les Etats-Unis en vue d’établir des relations avec Nadjaf – et cela a une immense signification pour la configuration d’ensemble de l’influence américaine dans la politique irakienne, que l’Iran essaye (vainement) aujourd’hui de dominer.

Toute redéfinition d’un accès au pouvoir des Chiites éloigné de la mainmise traditionnelle de la classe ecclésiastique dominantes (donc, de la doctrine du Velayat-e Faqih) et le guidage des Chiites bahreïnis vers un style de vie véritablement démocratique et « laïc » offrent d’intéressantes possibilités géopolitiques à la politique des Etats-Unis dans cette région, alors qu’un tel progrès serait complètement antithétique de ce que représente le régime iranien (ou le Hezbollah au Liban).

Cela revient à dire que l’impact cumulé d’un accès « démocratique » au pouvoir des Chiites en Irak et au Bahreïn pourrait à un moment ou à un autre aboutir à une « fusion » qui poserait un casse-tête idéologique au régime islamique d’Iran. Ainsi, la réforme au Bahreïn a le potentiel de déclencher dans le Moyen-Orient musulman un jeu en coulisses captivant au sein du monde chiite. Si le Bahreïn peut être adroitement manipulé afin qu’il suive la voie démocratique « laïque » d’un accès chiite au pouvoir et qu’il s’unisse politiquement à l’Irak, cela pourrait hâter l’exigence de changements démocratiques en Iran même.

Un schisme apparaît…

Les ecclésiastiques iraniens, toutes antennes politiques dressées, pourraient sentir venir les problèmes et cela pourrait expliquer en partie la lutte acharnée pour le pouvoir qui a éclaté entre l’establishment religieux et le Président Mahmoud Ahmadinejad (qui est, soit dit en passant, le premier non-ecclésiastique à occuper la position de chef d’Etat depuis la révolution de 1979). Jusqu’à présent, il a été communément admis que le Dirigeant Suprême Ali Khameini a solidement soutenu Ahmadinejad et que le président lui-même était le représentant du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI).

Finalement, cette thèse a été balayée par les incidents dramatiques qui se sont déroulés ces dernières semaines à Téhéran. A la place, nous observons l’establishment religieux iranien qui prépare la résistance. Le Majlis (le parlement), les commandants au sommet du CGRI, les orateurs de la Prière du vendredi et même le Conseil des Gardiens – les organes importants de l’establishment religieux – font la queue pour critiquer ou déposer Ahmadinejad.

Ils raillent le président – lui assénant des quantités de piques qui finiront par saigner à un moment ou à un autre. Les enjeux politiques sont élevés. C’est Khameini et personne d’autre qui a donné le feu-vert de cette attaque contre Ahmadinejad, en prenant la décision, le mois dernier, de réintégrer le ministre des services de renseignements, Heidar Moslehi (un ecclésiastique prédominant qui était auparavant le conseiller du dirigeant suprême au Basij, l’équivalent iranien d’une « armée populaire de libération »), et qui avait été limogé par le président.

Il est intéressant que cela ait été précédé d’une campagne de diffamation à Téhéran qui a duré des mois, selon laquelle Ahmadinejad encourageait systématiquement les personnalités « non-ecclésiastiques » aux positions de pouvoir et qu’il privilégiait le plan secret de voir un non-ecclésiastique lui succéder à la présidence, lors de la prochaine élection de 2013. Qui plus est, il travaillait à un plan d’ensemble pour marginaliser la classe dominante religieuse.

Ahmadinejad est un fervent adepte d’Ali Shariati, le brillant révolutionnaire et sociologue iranien non-ecclésiastique qui a propagé le « chiisme rouge » dans les années tumultueuses qui ont conduit à la révolution en 1979 – un amalgame curieux de marxisme, de tiers-mondisme et de puritanisme islamique – qui s’opposait au « chiisme noir » ou chiisme Safavide de l’establishment religieux iranien. Shariati a été formé à la Sorbonne, en France, et était un ami du philosophe et écrivain Jean-Paul Sartre ; il a été assassiné en 1975 et, en l’occurrence, les ecclésiastiques ont détourné la révolution de ses attaches marxistes.

La dernière controverse politique à Téhéran au sujet du contrôle du Ministère du Pétrole est également liée à la lutte pour le pouvoir sur un plan plus large, alors que les élites puissantes au sein de l’establishment religieux corrompu et décadent ont traditionnellement contrôlé et bénéficié de cette vache à lait de l’économie iranienne liée à ce bazar, et qu’ils ne peuvent tolérer la manœuvre d’Ahmadinejad d’assumer la charge directe de ce portefeuille.

Le Conseil des gardiens, l’organisme de surveillance constitutionnel dominé par l’establishment religieux, est entré dans la danse la semaine dernière pour censurer le décret présidentiel d’Ahmadinejad prenant lui-même en charge le Ministère du Pétrole.

Une fois encore, le tribunal administratif iranien, qui est sous la coupe de l’establishment religieux, est arrivé avec une accusation contre le chef de l’administration présidentielle, Hamid Baqaei, bras-droit d’Ahmadinejad et qui a le rang de vice-président, interdisant à ce dernier de travailler dans les corps d’Etat pendant les quatre prochaines années.

Dimanche, dans un développement spectaculaire, l’assistant clé d’Ahmadinejad, Kazem Kiapasha, qui a été vanté ces derniers mois comme le candidat préféré du président pour l’élection de 2013, a été arrêté.

Un balcon aux volets entr’ouverts

Selon le téléphone arabe de Téhéran, beaucoup de personnes loyales à Ahmadinejad, y compris son proche confident Esfandiar Rahim Mashaei (qui est également le secrétaire-général de la présidence), ont été interpellées et les sites internet qui leur étaient liés ont été bloqués.

Mashaei et Baqaei ont été arrêté pour être interrogés par les services de renseignements iraniens. Les jusqu’au-boutistes et le clergé conservateur ont fait campagne ces derniers mois disant qu’Ahmadiniejad avait un plan d’ensemble pour affaiblir le système du Velayat-e Faqih. Evidemment, l’Hydre de l’establishment religieux iranien s’impose à un chef d’Etat non-ecclésiastique sûr de lui.

Ce schisme au sein du régime iranien, ainsi que la ferveur révolutionnaire envoûtante transmise par le Printemps arabe, pourraient réveiller le mouvement démocratique moribond à l’intérieur de l’Iran. L’establishment religieux iranien n’est pas facile à convaincre et se battra bec et ongles pour défendre un pouvoir politique sans entraves. Mais, ces derniers temps, l’establishment religieux iranien est lui aussi un groupe divisé.

C’est là où les réformes démocratiques au Bahreïn, qui conduiraient les Chiites à accéder au pouvoir, pourraient agir comme un catalyseur pour une « implosion » à l’intérieur de l’Iran.

En fait, Obama a été étonnamment doux dans sa rhétorique contre l’Iran – comme s’il suivait activement les évènements qui se déroulent là-bas. Une telle approche a du sens, puisque toute tentative manifeste pour déranger la lutte pour le pouvoir en Iran pourrait être contre-productive.

La confusion croissante au sein du régime iranien et les contradictions dans l’économie politique en Iran sont mieux exploitées si le Bahreïn émerge à ce moment précis comme une autre société démocratique (à l’instar de l’Irak), où les Chiites sont au pouvoir mais ont opté pour une intégration moderne et tournée vers l’avenir avec l’Ouest, dans cette période actuelle de la mondialisation.

L’approche d’Obama est diamétralement opposée à la vision manichéenne de la classe dominante saoudienne, laquelle se rallie frénétiquement au monde arabe sunnite. Obama a plus d’une fois pris ses distances avec la tirade saoudienne contre l’Iran attisant le feu des passions sectaires sunnites.

Il préfèrerait forcer l’ouverture de la maison vieille de 30 ans que les ecclésiastiques chiites iraniens ont construite, en passant par la fenêtre d’un balcon dont les volets sont entr’ouverts et que les Chiites bahreïnis pourraient lui tenir ouverts au cœur de la nuit.

Cela marchera-t-il ? Cet espoir est audacieux puisqu’il y a un risque réel que les Chiites persécutés en Arabie Saoudite réclament aussi l’accès au pouvoir que les Chiites bahreïnis pourraient obtenir sous l’œil d’Obama. Si cela se produit, un Obama réticent pourrait se retrouver face à un impératif de réformes en Arabie Saoudite, qui serait la mère de toutes les réformes.


M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.

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