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les retombées de Gaza

La rebuffade turque change la donne au Proche-Orient

Par M K Bhadrakumar
Asia Times Online, le 3 février 2009

article original : "Turkish snub changes Middle East game"

Il y a plusieurs façons de regarder l’AKP, le « Parti pour la Justice et la Démocratie » qui dirige la Turquie. Les militants laïcs et les kémalistes prétendent que ce parti est un cheval de Troie des Salafistes, dont les membres se font passer pour des démocrates. D’autres disent que l’AKP est tellement modéré à l’extrême qu’il serait ostracisé comme « infidèle » s’il était transplanté en Iran ou en Afghanistan.

Mais il semble qu’il pourrait y avoir une troisième manière de voir les choses : considérer l’AKP comme une progéniture de la révolution iranienne, vieille de 30 ans. Du moins, c’est ainsi que pense Ali Akbar Nateq Nouri, l’un des plus importants ecclésiastiques d’Iran. Après avoir été président du parlement iranien (le Majlis), ce dernier détient à présent la position élevée de conseiller du Dirigeant Suprême, le Grand Ayatollah Ali Khamenei.

Voici ce que Nouri expliquait dimanche dernier : « Lorsque les Iraniens parlaient d’« exporter » leur révolution, ils ne voulaient pas dire fabriquer quelque chose pour l’exporter ensuite par camions ou par bateaux vers d’autres pays ; ils voulaient plutôt dire, transmettre le message de leur révolution et faire passer sa doctrine. » Nouri a dit qu’il se sentait inspiré pour affirmer que l’AKP est un excellent héritage de la révolution iranienne, du fait que c’est en Turquie que se sont déroulées, ces dernières semaines, les « plus belles manifestations sur la question de Gaza ».

Il a peut-être exagéré un peu en affirmant que même l’armée turque, « qui a un certain passé, a désormais changé ». On a tout de même compris que « les choses ont changé en Turquie. Comme le dit Nouri, c’est ce qu’a montré l’avalanche de soutien populaire en faveur du Hamas dans sa bataille avec Israël.

Une énorme rebuffade

La rebuffade publique de Recep Tayyip Erdogan contre Shimon Peres, jeudi dernier à Davos, lors d’un débat télévisé en marge du Forum Economique Mondial, a particulièrement éveillé l’imagination du monde islamique, au-delà de la division entre Chiites et Sunnites. Tout d’un coup, Erdogan prend la forme d’un sultan ottoman des temps modernes, avec un empire qui s’étend sur toutes les plaines fertiles de Mésopotamie, tous les déserts arabiques, la Vallée du Nil, le Levant et le Maghreb... jusqu’au cœur de l’Afrique.

Erdogan, issu des quartiers pauvres de Kasimpasa, à Istanbul, a parcouru un long chemin dans sa tumultueuse carrière politique. Il est sans nul doute l’un des politiciens le plus charismatique et talentueux de Turquie. Sa place au Panthéon des dirigeants turcs est assurée. De la même manière, Erdogan ne pouvait pas imaginer qu’un jour il serait proposé pour le prix Nobel de la paix – ou que son sponsor serait un personnage religieux révéré dans le monde chiite. C’est exactement ce qu’a fait l’Ayatollah Nasser Makarem-Shirazi, en s’exprimant dimanche dernier dans la ville sainte de Qom, devant un parterre d’étudiants en théologie. Ce dernier a déclaré que la protestation d’Erdogan a eu un effet profond sur la sécurité régionale, qu’elle a renforcé la résistance palestinienne et humilié et isolé un peu plus le « régime sioniste ».

La « prétention » au Prix Nobel de la Paix pour Erdogan repose de façon ténue sur les 56 mots qu’il a prononcés lors de cette fameuse émission télévisée à Davos, dans laquelle il a dit à Peres : « Vous êtes plus âgé que moi et votre voix est très forte. La raison pour laquelle vous haussez la voix est la psychologie de la culpabilité. Je ne hausserais pas autant la voix. Lorsqu’il s’agit de tuer, vous savez très bien comment vous y prendre. Je sais très bien comment vous frappez et tuez les enfants sur les plages. »

L’aliénation des Musulmans

Que le retentissement de ces seuls 56 mots, exprimés dans la douleur, sur la justice, l’honneur et l’équité, doive refuser avec autant d’entêtement de s’apaiser, en dit certainement un peu sur l’aliénation profonde qui se répand aujourd’hui au Moyen-Orient. Du jour au lendemain, Erdogan a rejoint Hassan Nasrallah et Mahmoud Ahmadinejad, lequel entrecroise avec un renoncement enviable les divisions sectaires historiques du monde musulman. Il y a certainement de quoi faire réfléchir Barack Obama.

Erdogan est rentré de Davos à Istanbul sous les vivats de la foule. Les sondages d’opinion montrent que plus de 80% des Turcs soutiennent sa réplique tranchante et sa « sortie » lors de ce fdébat télévisé. La popularité de l’AKP s’est envolée au-dessus de 50%, à tel point que les partis d’opposition, qui espéraient bénéficier des problèmes économiques de la Turquie dans les élections locales de fin mars, se sentent déconfis.

A Gaza-même, Erdogan est devenu du jour au lendemain une figure emblématique, à tel point que les dirigeants arabes pro-occidentaux semblent embarrassés – comme l’est en effet « Abou Mazen », qui dirige avec nonchalance l’Autorité Palestinienne. Bien sûr, l’Arabie Saoudite ou l’Egypte ne renoncera pas au manteau de leadership au profit de la Turquie. Mais à partir de maintenant, ces deux pays devront prendre sérieusement en compte que la portée de la Turquie, au Proche-Orient, s’étend un peu plus profondément dans le paysage musulman sunnite.

L’Iran est absolument ravi. Le puissant chef du Conseil des Gardiens de l’Iran, l’Ayatollah Ahmad Jannati, a lancé un message à Erdogan, disant : « Votre positionnement épique a fait plaisir au Hamas et à ses supporters et a humilié les dirigeants-laquais de plusieurs Etats arabes. »

Le « néo-ottomanisme » prend de l’ampleur

En Turquie-même, le ricochet a entaillé la division identitaire du pays. L’oligarchie des élites turques occidentalisées, basée à Istanbul, se sent scandalisée qu’Erdogan ait pu entacher l’image cultivée en Europe de Turcs civilisés. D’un autre côté, avec son sens de l’histoire et de la culture, le Turc d’Anatolie jubile qu’Erdogan récupère les clés, perdues depuis longtemps par la Turquie, de sa maison ancestrale au Proche-Orient musulman.

Pour s’en assurer, la semaine dernière, le programme « néo-ottoman » de l’AKP a fait un bond prodigieux. Une phase captivante est sur le point de débuter, au cours de laquelle, tandis que la Turquie est toujours à la recherche d’un nouveau consensus national qui puisse réconcilier les nombreuses identités turques, la suprématie pourrait progressivement être amenée à reposer sur la redécouverte de l’héritage impérial turc.

Sous la direction de l’AKP, la Turquie, depuis sept ans, a entamé le douloureux processus d’assumer son héritage musulman et ottoman. Contrairement aux impressions générales, le néo-ottomanisme n’est ni islamique ni impérial. Il utilise sans doute le dénominateur commun de l’Islam pour tirer une idée moins ethnique de la « turquitude » beaucoup plus en harmonie avec le caractère multiethnique de l’Etat turc que la laïcité militante ne pourrait jamais l’être.

Mais en politique étrangère, le « néo-ottomanisme » a un programme plus grandiose. Ainsi que l’éminent éditorialiste, Omer Taspinar, du quotidien turc Zaman l’a écrit : « Le néo-ottomanisme voit la Turquie comme une superpuissance régionale. Sa vision stratégique et sa culture reflètent la portée géographique des empires ottoman et byzantin. La Turquie, en tant qu’Etat pivot, devrait donc jouer un rôle diplomatique et politique très actif dans une grande région dont elle est le ‘centre’. » Sans surprise, les détracteurs d’Erdogan au sein des élites occidentalisées, à Istanbul et à Ankara, voient toutes les ouvertures en politique étrangère de ce genre, pan-turque ou pan-islamique, comme aventureuses et en fin de compte dangereuses pour les intérêts de la Turquie.

Pour citer un commentateur turc de premier ordre, Mehmet Ali Birand de CNN Turquie, Erdogan a « dérangé » un équilibre délicat dans la politique étrangère d’Ankara et « s’est mis lui-même et son pays dans une position risquée... Ce sera interprété comme un éloignement progressif du camp Israël/Etats-Unis/Union Européenne/Egypte/Arabie Saoudite... Même si les relations avec Israël ne sont pas arrêtées, leur couleur, à partir de maintenant, commencera à virer au ressentiment. Si elles ne sont pas rééquilibrées immédiatement, les relations entre Israël et la Turquie ne se remettront pas aisément. Cela se reflètera à Washington et sur les marchés monétaires. »

Cependant, le pronostic affolé de Birand semble présomptueux. Il n’y a aucune base pour cet argument, selon lequel le « néo-ottomanisme » signifie que la Turquie tourne le dos à l’Ouest. Après tout, ainsi que Tasminar le fait remarquer, l’Empire Ottoman était connu auparavant comme le « grand malade de l’Europe » et non pas celui de l’Asie ou de l’Arabie. Pare conséquent, l’héritage européen de cette ouverture à l’Ouest et à l’influence occidentale ne devrait pas être interprété comme la mise de côté de la poursuite active de la qualité de membre de l’Union Européenne ou de bonnes relations avec Washington.

Les liens turco-israéliens sont assombris

Il ne fait aucun doute que l’offensive d’Israël à Gaza et l’épisode d’Erdogan à Davos ont créé des fractures dans les liens stratégiques turco-israéliens. Mais la question est de savoir si les dommages sont suffisamment graves pour commencer un réalignement majeur dans la région. La très forte probabilité est que la relation turco-israélienne en tant que telle, une fois retombés les emportements, s’en remettra.

L’armée turque a bien savoir qu’il n’y a aucun revirement dans la coopération avec Israël. Elle a déclaré que la coopération militaire de la Turquie avec tous les pays, y compris Israël, était basée sur les intérêts nationaux et qu’aucune difficulté n’était à prévoir dans la livraison prévue par Israël des drones Heron de haute technologie [ Heron Unmanned Aerial Vehicles].

La ministre israélienne des affaires étrangères, Tzipi Livni, a déclaré : « Il y a une fissure dans nos relations. On ne peut pas le cacher. Mais ces relations sont très importantes pour nos deux pays. » Elle a pris note qu’Ankara « faisait la distinction entre les liens bilatéraux et la critique qu’ils nous ont adressée à propos de l’opération [à Gaza]. » Les groupes juifs basés aux Etats-Unis tentent également de calmer l’agitation dans les relations turco-israéliennes.

Il est concevable qu’Erdogan nourrisse une rancœur pour avoir été trahi. Il a raconté au Washington Post que la médiation turque avait amené Israël et la Syrie « très près » de pourparlers de paix directs sur le futur du Plateau du Golan. Durant sa visite à Ankara, le 23 décembre 2008, Ehoud Olmert a non seulement caché à Erdogan qu’Israël avait prévu d’attaquer Gaza quatre jours plus tard, mais il a assuré au dirigeant turc que dès son retour, il consulterait ses collègues et reviendrait pour entreprendre des pourparlers avec la Syrie.

Pendant qu’Olmert se trouvait à Ankara, Erdogan a téléphoné à Ismaël Haniyeh, afin de le consulter sur les questions devant être discutées avec le Premier ministre israélien en visite. On peut comprendre qu’Erdogan se soit senti floué. « Cette opération [à Gaza] montre également un manque de respect envers la Turquie », a-t-il déclaré. Israël a l’habitude de jouer uniquement dans ses propres intérêts. Mais Erdogan est un Turc fier pour lequel perdre la face est tout simplement inacceptable.

Israël a besoin de la Turquie

Entre temps, la Turquie a connu une éruption de manifestations massives après les reportages des atrocités israéliennes à Gaza. Le corps d’Etat le plus élevé en Turquie en matière de prise de décision politique – le Conseil de Sécurité Nationale, présidé par le Président turc et constitué du Premier ministre et des chefs militaires – a déclaré le 30 décembre 2008 qu’Israël devait cesser immédiatement ses opérations militaires, donner une chance à la diplomatie et permettre à l’aide humanitaire d’arriver jusqu’aux Gazéens.

Mais Israël a pris la critique turque avec calme, disant qu’Erdogan était « émotionnel ». Erdogan a rétorqué : « Je ne suis pas émotionnel. Je parle en tant que petit-fils de l’Empire Ottoman, qui a accueilli vos ancêtres lorsqu’ils étaient en exil... L’Histoire les accusera [Olmert et Livni] d’entacher l’humanité... Il est impardonnable qu’un peuple qui a souffert si profondément dans son histoire puisse faire une telle chose. »

Tout compte fait, le déficit de confiance qui s’est développé fait plus de mal à Israël qu’à la Turquie. La Turquie compte de nombreux amis dans la région, là où Israël n’en a pratiquement aucun. Pour Israël, la Turquie est un allié irremplaçable, non seulement au Proche-Orient, mais dans tout le monde musulman. Avec l’engagement [diplomatique] US-iranien qui se profile et le réalignement qui s’ensuivra dans la région, Israël (ainsi que les Etats arabes pro-occidentaux) a plus que jamais auparavant besoin de la Turquie pour faire « contrepoids ». L’Irak ne peut plus jouer ce rôle. Téhéran aussi, comme le montre l’hommage très chaleureux que l’Iran a rendu à Erdogan, a pleinement conscience des nouveaux impératifs.

Au-delà de tout ça, de la préoccupation éternelle selon laquelle Israël devrait s’asseoir et prendre note, c’est la première fois qu’au cœur de l’Anatolie une poussée d’antisémitisme est visible. Si le fabuleux passé de l’ère ottomane, offrant asile à tous les Juifs errants, est bel et bien devenu une relique de l’histoire, ne demandez pas qui est responsable. Les dirigeants israéliens doivent en porter la responsabilité.

L'Ambassadeur M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Parmi ses affectations : l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.


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