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Négociations secrètes

Les Etats-Unis se rapprochent d'un dialogue avec l'Iran

Par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, 12 avril 2008
article original : "US edges closer to engaging Iran"

Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes

Alors que Washington confirme que Condoleeza Rice met le cap sur le Proche-Orient pour participer à une conférence internationale sur la situation en Irak, qui se tiendra le 22 avril prochain au Koweït, les premiers vers célèbres de La Terre Vaine de T S Eliot me viennent à l'esprit. Cette conférence ne sera ni banale ni ordinaire. Elle concernera l'Irak. Et Rice pourrait très bien tomber sur son homologue iranien, Manouchehr Mottaki.

La grande question, ainsi que l'écrivait Eliot, est la suivante : "parleront-il pendant une heure en buvant du café ?" En effet, Mottaki appellera-il Rice "la fille aux jacinthes"[1] ? Tout ce qu'a dit le porte-parole du Département d'Etat, Sean McCormack, lors de son briefing de presse de mercredi dernier, était qu'il "n'y a rien sur l'agenda concernant une rencontre avec eux". Il n'a fait ni promesses, ni écarté quoi que ce soit. Mais aussi, Téhéran n'a pas encore annoncé la participation de Mottaki à la conférence du Koweït.

Toutefois, McCormack, a offert un indice en disant que les Iraniens, ces derniers mois, s'étaient progressivement détendus. Il a ajouté : "[au départ,] il y avait une sorte d'évitement de la part des Iraniens. Mais cela a changé … Ils [Rice et Mottaki] n'ont pas eu ce que je décrirais comme des conversations positives, mais il y a quelque interaction [lors d'une rencontre précédente sur l'Irak à Istanbul]".

Donc, si le "briseur de glace" arrive de Téhéran, ceci pourrait sans aucun doute s'avérer être l'une des missions les plus cruciales entreprises par Rice dans sa carrière diplomatique. L'ensemble du Proche-Orient sera posté en observation, recherchant attentivement des indices sur l'allure et le comportement de Rice. Ils voudront savoir si Washington se jette à l'eau pour entamer des pourparlers sans condition avec Téhéran.

Tout le monde sait que lorsque les Américains parleront aux Iraniens, le kaléidoscope de la politique proche-orientale se sera enfin irrémédiablement déplacé. Pour les dirigeants sclérosés "pro-occidentaux" du Proche-Orient, les enjeux sont particulièrement élevés. L'Egypte, un allié-clé des Etats-Unis, connaît déjà de sérieux troubles. Helena Cobban, qui collabore à la rédaction de Boston Review et qui est un auteur chevronné sur le Proche-Orient, a rapidement publié sur son blog un souvenir des grandes émeutes du Caire de 1977, lorsque feu Mohammed Hassanein Heikal lui a dit, assis derrière son charmant bureau du quotidien al-Ahram, avec vue sur le Nil, que "le peuple égyptien est comme le Nil : il est là, s'écoulant tranquillement en apparence, et il peut soudain rompre ses digues".

Il y a sûrement quelque espoir dans l'air, puisque l'Egypte est toujours, à de nombreux égards, le poids lourd de tous les pays arabes. Dans son voyage vers le Koweït, Rice prendra soin de s'arrêter au Bahreïn pour une réunion exclusive avec ses homologues d'Egypte, de Jordanie, d'Arabie Saoudite, du Koweït, du Bahreïn, du Qatar, des Emirats Arabes Unis et d'Oman, qui se tiendra le 21 avril. McCormack n'a pas donné de détails, se contentant de dire : "Je m'attendrais à ce qu'ils parlent beaucoup de l'Irak". Pour sûr, ils ont plein de choses en tête — surtout en ce qui concerne l'Iran !

Les régimes pro-occidentaux du Proche-Orient écouteront Rice avec attention sur l'importance d'une série de signaux, ces derniers jours, faisant penser à un changement de cap dans la politique iranienne de l'administration de George W Bush. Il est absolument évident que nombre de contacts secrets sont en cours — remettant les choses à leur place, comme elles étaient. Tout compte fait, il apparaît avec certitude que les auditions des plus hauts commandants américains en Irak, le Général David Petraeus et l'ambassadeur des Etats-Unis en Irak, Ryan Crocker, devant le Congrès au début de la semaine à Washington[2], ont pris la tournure d'une affaire sobre qui a été délibérément modérée, presque avec ostentation, dans la rhétorique contre l'Iran.

A un moment, Crocker a dit : "Nous soutenons des relations constructives entre l'Iran et l'Irak", et il a poursuivi en reconnaissant, "L'Iran a un dialogue avec tous" — le bon, le mauvais et l'affreux — dans la communauté chiite irakienne. Il y a eu la critique habituelle de l'Iran qui arme et qui entraîne des "groupes spéciaux", mais Crocker l'a contrebalancée en disant que l'Iran a une relation avec tous les groupes en Irak, pas seulement Mouktada al-Sadr et son Armée du Mehdi, principal adversaire des Etats-Unis dans les combats récents de Bassora, la ville irakienne méridionale. Ce sont des signaux importants en guise d'échange de regard.

Mercredi, Téhéran a rapidement apporté une réponse au niveau du Ministère des Affaires Etrangères, mais en faisant une déclaration de routine disant que les Etats-Unis, en accusant l'Iran, trouvaient un alibi pour l'échec de leur politique de "surge" en Irak et qu'ils "jouaient sur les mots". Mais cette déclaration convenait que l'Iran n'a aucun préféré en Irak. Le porte-parole [iranien] du Ministère des Affaires Etrangères a dit que Téhéran acceptait les mesures prises par le gouvernement de Nouri el-Maliki à Bagdad contre les "partisans de la lutte armée", pour établir "la sécurité et la stabilité dans ce pays ravagé par la guerre". Aucun haut-dirigeant iranien ne s'est donné la peine de montrer son désaccord avec Petraeus ou Crocker. Pourquoi le feraient-ils ? Les Iraniens ont dit le minimum nécessaire, en guise de réplique pour les archives, et le porte-parole a indiqué qu'ils avaient tourné la page.

De son côté, Téhéran aura remarqué que sa propre annonce de mardi dernier, concernant l'ajout de 6.000 centrifugeuses à son usine de retraitement nucléaire de Natanz, s'est avérée, elle aussi, être une affaire où il ne s'est rien passé. Washington a à peine fait attention. On n'a pas entendu les menaces sulfureuses habituelles. L'humeur était presque celle d'un calme stoïque. En fait, coïncidant avec l'annonce iranienne, le New York Times a cité des responsables américains, disant que des "incitations" supplémentaires auraient été offertes à l'Iran, à la condition que l'Iran suspende son enrichissement d'uranium et négocie avec les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies plus l'Allemagne. "Nous sommes disposés, dans les limites de ce qui est acceptable pour nous, à prendre en compte l'explication de cette voie d'encouragement", a dit un officiel américain, qui a bien sûr demandé à ne pas être cité.

De même, l'Iran a aussi pris avec calme l'exercice massif de défense civile ordonné par Israël, qui a duré cinq jours à partir du 6 avril[3]. C'était le premier exercice sous l'Autorité de Sécurité Nationale établie en septembre dernier et il a impliqué la totalité de l'appareil israélien de sécurité. Il était affiché comme la première mobilisation de tous les temps de l'Etat hébreu. Contrairement à ses habitudes, le Ministre israélien de la Défense, Ehoud Barak, a été catégorique dans sa déclaration, disant que cet exercice avait pour objectif de préparer le pays à un nouveau conflit. Le Ministre des Infrastructures Nationales, Benjamin Ben-Eliezer, a dit d'un ton menaçant : "Les Iraniens nous provoquent par l'intermédiaire de leurs alliés syriens et du Hezbollah, leur [fournissant] beaucoup d'armes, et nous devons affronter cela".

Mais Téhéran a ignoré les crises de nerf israéliennes. Aucun haut responsable n'a ressenti qu'il était nécessaire de faire des commentaires publics. Un commentaire isolé, du quotidien Tehran Times a observé avec philosophie que les "manœuvres [israéliennes] avaient soulevé des soupçons dans les pays de la région, qui ont parfaitement conscience de la nature mauvaise du régime sioniste". D'un autre côté, le Ministre iranien de la Défense, Mohammed Nadjar, a expliqué que la capacité iranienne en matière de missiles n'a qu'une seule intention, "une puissance de défense dissuasive", que l'Iran a le droit de posséder, étant donné les attaques de missiles durant la guerre Iran-Irak (1980-1988).

Une telle retenue est inhabituelle dans la rhétorique entre Israël et l'Iran. L'ironie, c'est que l'agence de presse iranienne Fars, qui est proche du Corps des Gardes Révolutionnaires Iraniens (CGRI), a laissé filtrer une histoire donnant virtuellement l'absolution à Israël dans la responsabilité du meurtre d'Imad Moughnieh[4], alors même que le rapport d'enquête syrien sur ce meurtre devait être prochainement publié. L'assassinat de ce commandant de premier plan du Hezbollah, le 12 février dernier à Damas, avait fait monter la tension dans la région, L'agence Fars a cité "des sources bien informées" pour dire que l'Arabie Saoudite était derrière ce meurtre.

Fars donne le nom du Prince saoudien Banda al-Sultan, anciennement ambassadeur de l'Arabie Saoudite à Washington, comme étant le responsable, et a dit que les Saoudiens s'étaient vengés de l'attentat à la voiture piégée de 1996, à la base aérienne Abdul Aziz à Khobar, près de Dahran, en Arabie Saoudite, et dont la planification et l'exécution ont été attribuées à Moughnieh. Le reportage de l'agence Fars aurait apporté un ouf de soulagement aux services de renseignements israéliens, puisque l'impression qui prévalait dans la région était que la Syrie accuserait Israël d'être impliqué dans l'assassinat de Moughnieh, ce qui à son tour aurait été le signal pour que le Hezbollah lance des représailles et pour qu'Israël frappe le Liban et probablement même la Syrie.

Ce sont des occurrences inhabituelles. Tout ceci, pendant que les proche-orientaux ont laissé entendre avec fureur, toute la semaine dernière, que la guerre était imminente. L'opinion majoritaire qui prévaut semble être que "la perspective d'une frappe militaire étasunienne contre l'Iran s'accroît", a écrit jeudi dernier Gao Zugui, le directeur-adjoint de l'Institut de la Sécurité et de la Stratégie, dans un quotidien gouvernemental chinois.

Mais c'est sur l'Irak que Téhéran fait des ouvertures. Téhéran sait que la position des Etats-Unis en Irak s'érode rapidement. Les attaques au mortier incessantes contre la Zone Verte de Bagdad sont vraiment une grande humiliation pour Washington. Un porte-parole du Ministère iranien des Affaires Etrangères a délivré une déclaration, mercredi dernier, condamnant l'attaque contre la Zone Verte. L'intention de Téhéran était de prendre ses distances avec les actes de provocation contre les Etats-Unis. Cette déclaration a été faite le lendemain où le porte-parole iranien a fait connaître la communication officielle de la part des Etats-Unis suggérant un nouveau round de pourparlers sur la situation en Irak.

Tout aussi significatif : la visite à Téhéran cette semaine de l'ancien Premier ministre irakien Ibrahim Djafari. Tout le monde sait que Djafari a des liens étroits avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Selon toute probabilité, il a agit comme "intermédiaire secret". Les hôtes iraniens ont eu beaucoup de mal à souligner dans les discussions avec Djafari que l'on pouvait compter sur Téhéran comme collaborateur pour la stabilisation de la situation irakienne. Le secrétaire du Conseil Suprême à la Sûreté Nationale, Saïd Djalili, a assuré Djafari que "La sécurité de l'Irak est d'une importance capitale pour l'Iran et que l'Iran ne s'épargnera aucun effort pour aider à maintenir la sécurité en Irak". Le chef du Conseil de Discernement, Akbar Hashemi Rafsandjani, a parlé aussi dans la même veine. Il est concevable que les consultations de Djafari étaient destinées à préparer le terrain pour des pourparlers entre les Etats-Unis et l'Iran sur l'Irak.

Il est difficile de porter un jugement sur les contacts secrets. Mais, en tout cas, à la suite des consultations à Téhéran, la manifestation de masse que Mouktada avait menacé d'organiser mercredi dans les rues de Bagdad, le jour du cinquième anniversaire de l'occupation de la ville par les Etats-Unis, a été brutalement annulée. Ainsi que Patrick Cockburn, la carte maîtresse de l'Independent en Irak, l'a raconté au magazine Mother Jones dans une interview récente, l'idée selon laquelle Mouktada est un ecclésiastique non-conformiste et semeur de discordes est complètement contraire à son passé — c'est "l'un de ces clichés absurdes de journaliste qui se développe tout seul". Cockburn ajoute que Mouktada est en fait "très prudent, ne poussant jamais les choses trop loin, essayant de ne pas se retrouver acculé". Et il y a des rumeurs selon lesquelles il serait actuellement réfugié dans la ville sainte de Qom, en Iran.

Comment tout ceci s'accorde-t-il ? D'abord, l'Iran prend soin de s'assurer que les tensions avec Israël restent sous contrôle. Il ne semble pas que ce soit le plan de jeu de l'Iran d'encourager le Hezbollah à remettre le couvert avec Israël. Le reportage de l'agence Fars sur la mort de Moughnieh exclut une attaque du Hezbollah contre Israël pour se venger, ce qui aurait, selon toute probabilité, déclenché une réaction en chaîne provoquant l'entrée en guerre d'Israël, dans laquelle l'Iran aurait pu se retrouver involontairement ou accidentellement entraîné.

Deuxièmement, l'Iran prend constamment des précautions pour ne pas provoquer inutilement les Etats-Unis. D'un autre côté, l'emphase est mise sur le rôle positif que Téhéran peut jouer en tant que facteur de stabilité dans la situation en Irak. La stratégie iranienne d'ensemble, consistant à maximiser son influence auprès des divers groupes irakiens, reste très en place. Mais selon une enquête d'opinion menée par WorldPublicOpinion.org (WPO), qui sera publiée lundi à Washington, le public iranien pense que la menace d'une attaque militaire par les Etats-Unis s'est considérablement réduite, bien que la profonde méfiance vis-à-vis des intentions américaines soit toujours forte.

En résumé, Téhéran montre de la flexibilité, ce qui est possible grâce à la consolidation de la politique intérieure, à laquelle le régime est parvenu. Il n'y a aucun doute que le Dirigeant Suprême, l'Ayatollah Ali Khamenei, a le contrôle absolu. Le CGRI baigne dans l'euphorie. Selon le sondage américain de WPO, les deux-tiers des Iraniens sont satisfaits à la fois de la forme de gouvernement en Iran et de la performance du Président Mahmoud Ahmadinejad. En effet, 74% des Iraniens faisaient confiance à leur gouvernement pour agir dans les meilleurs intérêts de la nation.

Tous les observateurs de longue date de l'Iran s'accorderont à dire que ce régime possède aujourd'hui l'autorité pour parler d'égal à égal avec les Etats-Unis et qu'il n'aura pas besoin de regarder par-dessus son épaule et de s'inquiéter des snipers isolés dans les couloirs du pouvoir tirant à vue sur lui tandis qu'il engage le dialogue avec "l'ennemi" au portail.

Du point de vue de Washington, cela permettrait peut-être, pour la première fois depuis longtemps, de mettre de côté l'inquiétude prégnante, que dans le monde byzantin de la politique iranienne, les Etats-Unis parlent bien à la bonne personne à Téhéran et ne se retrouveront pas épinglés à gigoter d'embarras. Si la diplomatie n'est qu'une question de timing, Rice devrait engager le dialogue avec Mottaki.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.

Notes :
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[1] La fille aux jacinthes est l'une des images fascinantes de "La Terre Vaine". C'est une juxtaposition intéressante, du fait que la jacinthe est typiquement un symbole masculin, selon ses origines mythologiques. Mais la véritable question est : qui est la fille aux jacinthes ?
Symbole à la fois de tristesse et de désespérance, la "fille aux jacinthes" pourrait représenter la mémoire douloureuse d'un passé que l'on préfèrerait oublier…

[2] Selon le gouvernement britannique, le Général Petraeus et le gouverneur américain de la Zone Verte à Bagdad, Ryan Crocker, présenteront un tissu de mensonges au Congrès américain, mardi et mercredi prochains, affirmant que l'Iran attaque les Etats-Unis en Irak, dans le but de conduire à attaquer l'Iran...
lire la suite : SIGNALERONT-ILS UNE ATTAQUE CONTRE L'IRAN ? — Paul Craig Roberts

[3] Voir : GUERRE ET PAIX, À LA MODE ISRAÉLIENNE — Sami Moubayed

[4] Voir :LA FIN SANGLANTE D'UN HOMME QUI AVAIT FAIT DU KIDNAPPING UNE ARME DE GUERRE — Robert Fisk