diplomatie
La signature d’un accord militaire entre les Etats-Unis et l’Ouzbékistan, jeudi dernier à Tachkent, entre le chef du Commandement Central des Etats-Unis[1], le Général David Petraeus, et le ministre ouzbek de la défense, Kabul Berdiyev, modifie de façon phénoménale le positionnement géopolitique de l’Ouzbékistan.
Selon la déclaration laconique de l’Ambassade des Etats-Unis, cet accord envisage « un programme de contacts militaires qui comprendront dans le futur la mise en place d’échanges éducatifs et d’entraînement ». L’ambassade a éludé les reportages parus dans la presse russe, selon lesquels les Etats-Unis cherchaient à implanter des bases militaires en Ouzbékistan, en disant que cette information relative à « des discussions au sujet une base militaire ne correspond pas à la réalité ». Mais la spéculation continue, surtout depuis que Petraeus a eu une discussion constructive avec le président ouzbek Islam Karimov sur des « questions régionales clés » concernant la situation en Afghanistan.
Karimov, qui pèse parfaitement ses propos, a livré un compte-rendu optimiste de son entretien : « L’Ouzbékistan attache une très grande importance à poursuivre le développement de ses relations avec les Etats-Unis et est prêt à étendre la coopération multilatérale et bilatérale de façon constructive, basée sur le respect mutuel et le partenariat d’égal à égal […] Les relations entre nos deux pays se développent de façon croissante. Le fait que nous nous rencontrions à nouveau [la deuxième fois en six mois] montre que les deux parties sont intéressées à renforcer leurs liens. » (Accentuation ajoutée.)Selon le porte-parole de Karimov, « Petraeus a dit à Karimov que l’administration américaine actuelle est intéressée à coopérer avec l’Ouzbékistan dans plusieurs domaines. Au cours de cette conversation, les parties ont échangé leurs opinions sur les perspectives des relations US-ouzbek, ainsi que sur d’autres questions d’intérêt mutuel. »
Il est tentant de voir ce développement comme la réponse pressée de Tachkent à l’installation par la Russie d’une deuxième base militaire au Kirghizstan, près de la Vallée de Ferghana. Mais les manœuvres politiques ouzbeks en matière d’affaires étrangères ont été mûrement réfléchies. Lorsque Tachkent vise une relation militaire avec les Etats-Unis, ainsi qu’avec l’OTAN, il est assez clair que c’est une réaction mûrement réfléchie.
Tachkent craint de plus en plus que le Kazakhstan, dans la course au leadership régional, éclipse l’Ouzbékistan. Tachkent se méfie également du fait que la Russie renforce sa présence militaire en Asie Centrale. Au même moment, la politique de l’administration Obama en Asie Centrale s’est cristallisée comme une priorité résolue à faire reculer l’influence régionale de la Russie. En effet, les Etats-Unis ont régulièrement assuré qu’ils ne poursuivraient pas de politiques intrusives dans les affaires intérieures ouzbeks.Tachkent mesure la montée en puissance des Taliban
Tachkent a pris tout cela en compte. Pourtant, le saillant crucial est la situation afghane. Tachkent doit se préparer rapidement pour s’occuper de la réapparition des Taliban dans la région de l’Amou Daria.
Une situation comparable à celle d’il y a dix ans se fait sentir. Une fois encore, le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), qui est basé en Afghanistan et qui serait armé et entraîné par les Taliban, fait des incursions en Asie Centrale. Jusqu’en 1998, c’est Rachid Dostrum qui faisait office de garde frontalier de l’Amou Daria. Tachkent le finançait, l’équipait et le bichonnait. Mais, en octobre 1998, lorsque les Taliban marchèrent sur la région de l’Amou Daria, ce dernier s’enfuit. Karimov ne lui a jamais pardonné son abandon de poste. Dostrum a dû se réfugier en Turquie.
D’autre part, il y a de « facteur tadjik ». Il y a plus de Tadjiks en Afghanistan qu’au Tadjikistan. Le nationalisme tadjik a toujours préoccupé Tachkent. C’est Dostrum qui maintenait à distance ce facteur tadjik. Occasionnellement, il interférait à l’intérieur du Tadjikistan, avec le soutien secret de Tachkent, pour s’acharner contre leurs dirigeants dans la capitale tadjik de Douchanbe. Tachkent abritait également le rebelle tadjik d’origine ouzbek, Mahmoud Khudaberdiyev, et le déployait pour des attaques transfrontalières. Mais la présence militaire russe au Tadjikistan depuis avril 1998 a empêché Tachkent de terroriser son voisin.
Ainsi, aujourd’hui, il y a un changement drastique dans la région de l’Amou Daria. Tachkent dépend essentiellement des contingents de l’OTAN, qui font tampon entre les Taliban et le territoire ouzbek, ce qui n’est pas réaliste. Les contingents allemands de l’OTAN, qui sont déployés dans la région de l’Amou Daria, opèrent dans le cadre de ce que l’on appelle « des avertissements ». La futilité de leur présence est évidente, du fait même que les Taliban ont consolidé leur présence dans la province de Kunduz.
Par-dessus tout, la Vallée de Ferghana est en ébullition. Mais étant donné le lien qui est perçu entre la Russie et le Tadjikistan, ainsi que les tensions nationalistes sous-jacentes entre les Ouzbeks et les Tadjiks – l’héritage de Joseph Staline –, Tachkent ne peut faire confiance à Moscou en tant qu’arbitre de la stabilité régionale. De même, Moscou soutient Douchanbe dans sa querelle avec Tachkent sur le partage des eaux provenant des glaciers du Pamir. Cette question, lourde de conséquences terribles pour la sécurité régionale, n’attend que d’exploser.L’héritage Timuride de Tachkent
Lorsque Tachkent commença à faire la paix avec le régime Taliban à Kaboul, au cours du deuxième senestre 1999, les observateurs diplomatiques furent pris par surprise – malgré la transformation du discours ouzbek, qui ne caractérisait plus les Taliban de « source principale du fanatisme et d’extrémisme dans la région » et en faisait « un partenaire dans le combat pour la paix régionale ». Karimov commença à suggérer de reconnaître qu’il valait la peine de prendre en considération le régime Taliban.
Il y a des parallèles frappants à la volte-face de Tachkent, hier comme aujourd’hui. Déjà, en 1999, Karimov prenait en compte le fait que les Taliban, en comparaison avec la présence militaire renforcée de la Russie, étaient le moindre mal menaçant la vision ouzbek sur l’Asie Centrale. Il y a dix ans, dans des circonstances analogues, Moscou avait commencé à manœuvrer fermement pour renforcer la sécurité collective entre la Russie et les Etats d’Asie Centrale.
En octobre 1999, Moscou signa un pacte officiel avec plusieurs Etats d’Asie Centrale en vue d’un déploiement rapide de troupes, pacte étonnamment similaire à l’initiative actuelle de la Russie d’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), qui forme une force de réaction rapide. Tachkent a décidé de ne pas participer à cet accord de sécurité collective sous le leadership russe. Dès octobre 1999, Tachkent avait déjà entamé ses pourparlers avec les Taliban.
Tachkent s’est toujours inquiété des motivations russes et de leur présence militaire en Asie Centrale, qui saperait, selon eux, la position de l’Ouzbékistan en tant qu’unique puissance militaire régionale. Tout compte fait, il ne devrait donc pas être surprenant que Tachkent ait décidé qu’il est meilleur d’engranger un peu de capital politique en ressuscitant les relations avec les Etats-Unis.
Pour Tachkent, le MIO semble être une plus grande menace que par les Taliban. Pour le dire autrement, Tachkent n’aimerait pas que les Taliban deviennent des ennemis. En 1999, Tachkent a offert la reconnaissance diplomatique au régime Taliban en contrepartie de leur renoncement au MIO.
Les Ouzbeks nourrissent un sentiment historique d’être les légataires de l’héritage de Tamerlan. La réconciliation avec les Taliban permet à Tachkent de réaliser l’objectif ambitieux d’être le principal architecte de la paix dans la région, d’éjecter la présence militaire russe en Asie Centrale et de faire avancer la réputation ouzbek en tant qu’hégémon régional.
La façon complexe de penser des Ouzbeks offre des opportunités productives à la politique régionale des Etats-Unis. Il n’y a aucun doute que les Etats-Unis, dans les prochaines semaines, manœuvreront en vue de créer une puissance équivalente à Kaboul, qui est complètement soumis au planning de Washington d’une réconciliation avec les Taliban. Ainsi que le ministre britannique des affaires étrangères, David Milliband, l’a souligné dans son récent discours au siège de l’OTAN à Bruxelles, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sont aujourd’hui ouverts à une réconciliation avec les Taliban – même en permettant aux cadres Taliban de conserver leurs armes.
Toutefois, l’acceptabilité régionale des Taliban reste une question contentieuse. Il doit y avoir une large acceptation régionale des Taliban. C’est là où la volte-face de Tachkent devient un atout stratégique pour Washington. En dehors du Pakistan qui encourage la réconciliation avec les Taliban, Washington peut à présent compter sur le Turkménistan et l’Ouzbékistan pour accepter ce processus.La région de l’Amou Daria est en perpétuel changement
L’Ouzbékistan est un acteur clé dans la région de l’Amou Daria – tout autant que l’est le Pakistan dans les fiefs Pachtounes. L’axe constitué de Tachkent, dans le nord de l’Afghanistan, et d’Islamabad, au sud et au sud-est de l’Afghanistan, sera la matrice nécessaire aux Etats-Unis, alors qu’ils abordent la réconciliation avec les Taliban et retournent à la vie politique traditionnelle en Afghanistan.
Dans l’idéal, Washington aurait également ficelé un axe similaire avec Douchanbe, mais la présence russe au Tadjikistan l’en a empêché. D’un autre côté, les Etats-Unis peuvent se consoler que les Tadjiks afghans sont aujourd’hui divisés et qu’il ont réussi à empêché les factions « panshiri » de s’unir.
En parvenant à faire élire Abdullah Abdullah pour succéder au Président Karzaï[2] à Kaboul, les Etats-Unis pourraient plus facilement museler les éléments irréductibles qui alimentent le nationalisme tadjik. Mais si Karzaï est élu, les Etats-Unis auront en face d’eux un challenger potentiel en la personne de Mohammed Fahim, vice-président sur le ticket présidentiel de Karzaï. Fahim, contrairement à Addullah qui est un homme de relations publiques, a une grande expérience militaire et dans les services de renseignements. En réalité, Fahim et Dostrum sont les deux « empêcheurs de tourner en rond » qui énervent le plus les Etats-Unis, alors qu’ils se préparent à entamer le processus de réconciliation avec les Taliban.
Le Turkménistan et l’Ouzbékistan – de même que la Chine – ont traité avec les Taliban dans les années 90 et n’auraient aucun scrupule à raviver aujourd’hui des accords semblables si cela permettait de stabiliser l’Afghanistan. La Chine, en particulier, a des enjeux énormes dans l’ouverture de l’Afghanistan comme itinéraire de transit vers les marchés mondiaux.
La diplomatie régionale énergique des Etats-Unis en Asie Centrale a réussi à détourner le Turkménistan et l’Ouzbékistan de l’influence russe. Washington a négocié avec ces deux pays des accords de couloirs de transit et commencé à stationner du personnel militaire dans la capitale turkmène, Achkhabad. (Le chef d’état-major adjoint des forces armées britanniques, Jeff Mason, est actuellement en visite à Achkhabad.) Les Etats-Unis encouragent l’entente turkmène-ouzbek (Karimov se prépare à se rendre en visite officielles à Achkhabad). Washington a conservé des perspectives économiques et d’affaires dans la reconstruction afghane. Enfin et surtout, les Etats-Unis encouragent les liens entre ces pays et l’OTAN.
C’est un calcul remarquable. Les Etats-Unis peuvent à présent travailler sur un couloir de transit pour l’Afghanistan depuis la Géorgie et l’Azerbaïdjan, en passant par le Turkménistan et l’Ouzbékistan, qui contourne le territoire russe. Dans un article publié dans le New York Times, Andrew Kuchins, du Center for Strategic and International Studies [CSIS], a récemment souligné que le scepticisme sur les intentions russes – « à quel point la Russie veut voir les Etats-Unis réussir en Afghanistan » - est très élevé à Washington.L’Iran peut changer la donne
Voici ce que Kuchins a écrit :
Dans nos récentes discussions à Tachkent avec des officiels de très haut niveau du gouvernement ouzbek, cette question est revenue à plusieurs reprises et les réponses que nous avons obtenues n’étaient pas rassurantes […] Les officiels ouzbeks sont extrêmement sceptiques vis-à-vis de Moscou. Ils pensent que les Russes considèrent que leurs intérêts seraient mieux servis par une instabilité continuelle en Afghanistan. L’instabilité accroîtra à la fois la menace terroriste en Asie Centrale et la circulation de la drogue, et elle servira à justifier une présence militaire accrue dans la région […]
Tachkent voit la présence militaire russe grandissante dans la région comme une menace à la sécurité […] Le scepticisme des Ouzbeks vis-à-vis des objectifs russes est si profond que plusieurs personnalités clés ont laissé entendre que l’Iran, en ce qui concerne l’Aghanistan, serait un partenaire plus fiable que la Russie pour les Etats-Unis.Le meilleur moyen pour Washington de s’attaquer au « facteur tadjik » en Afghanistan serait sûrement de s’engager avec Téhéran. L’ambassadeur iranien à Kaboul, Fada Hossein Maleki, aurait dit la semaine dernière que Téhéran était prêt à discuter avec les Etats-Unis sur l’Afghanistan, à condition que Washington évite d’interférer dans les affaires intérieures de l’Iran. Voici ce que Maleki a dit :
Ce qui avait été mentionné par M. Obama après son élection indiquait un changement de langage par rapport à son prédécesseur. Malheureusement, après la victoire du Président Mahmoud Ahmadinejad, nous avons vu des interférences inconsidérées de la par des Américains [dans les affaires intérieures iraniennes]. Il est naturel que si une approche unifiée et unique était adoptée, nos officiels l’étudieraient et il y a de nombreuses questions en Afghanistan sur lesquelles nous pouvons coopérer avec d’autres pays.L’Iran peut changer la donne. Mais il faut être deux pour danser le tango. Aujourd’hui, la grande question qui se pose sur l’échiquier afghan est si Obama évitera le lobby pro-israélien au sein de son administration et du Congrès des Etats-Unis pour profiter de la porte qui ouvre sur des perspectives d’engagement avec les supérieurs de Maleki à Téhéran. Peut-être qu’Obama devrait arracher une page de la chronique de Karimov.
L'Ambassadeur M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Parmi ses affectations : l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.
Copyright 2009 Asia Times Online Ltd / Traduction : JFG-QuestionsCritiques. All rights reserved.
Notes :
____________________
[1] US Central Command ou « CENTCOM » est l’une des dix unités de commandement de la défense américaine. Sa sphère d’influence s’étend du Proche-Orient (y compris l’Egypte) à l’Asie Centrale (jusqu’au Pakistan).
[2] Cet article a été écrit le 24 août 2009, soit quatre jours après le scrutin présidentiel en Afghanistan. La publication des résultats du vote ne devrait pas intervenir avant le 17 septembre. Seuls 17 % des bulletins ont été dépouillés à ce stade, donnant 43 % des votes à Hamid Karzaï, un Pachtoune du Sud, et 34 % à son principal adversaire, l'ancien ministre des affaires étrangères Abdullah Abdullah, lié à l'ethnie tadjik des régions du Nord. Toutefois, Hamid Karzaï revendique déjà la victoire…