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Les Saoudiens et les Américains en lutte contre le défi iranien

Par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, publié le 18 mai 2008
article original : "Saudis, US grapple with Iran challenge"

Une passion abstraite et éternelle, qui pourrait acquérir une contemporanéité instantanée et qui s'est avérée être infailliblement utile pour la capacité à gérer les affaires publiques, a été invoquée, à nouveau cette semaine, dans la politique proche-orientale. Elle est l'arme suprême de l'arsenal saoudien en matière de diplomatie régionale. Son intérêt est séduisant, pourtant son côté direct est presque embarrassant.

C'est très probablement ce qu'a pensé le ministre saoudien des affaires étrangères, le Prince Saoud al-Fayçal, lorsqu'il a mis en garde Téhéran, mardi dernier, que le soutien iranien à ce qu'il a appelé "un coup d'Etat" du Hezbollah au Liban affecterait les relations entre l'Iran et les pays arabes et islamiques. Le prince saoudien a poursuivi en exhortant tous les pays du Proche-Orient à respecter l'indépendance du Liban et à s'abstenir d'alimenter les "tensions sectaires" dans ce pays.

Il est extrêmement rare pour la diplomatie saoudienne d'utiliser de façon aussi flagrante l'arme du sectarisme contre l'Iran chiite et de tracer une ligne de partage entre les Perses et le monde arabe sunnite qui les entoure. D'autant plus que les ecclésiastiques saoudiens tirent généralement parti en jouant la "carte chiite" contre l'Iran.

Mais cette fois-ci, si l'intention du prince saoudien cosmopolite et chevronné était d'énerver Téhéran, il a échoué. Téhéran a calmement ignoré la mise en garde du ministre saoudien des affaires étrangères. Pour rendre les choses doublement claires, le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, a dit d'un ton dédaigneux que le prince saoudien parlait sous la "colère".

Nous savons que la colère ne marche pas bien avec les bons Musulmans. Ahmadinejad a ensuite poursuivi par une révélation saisissante selon laquelle Fayçal ne suivait pas les "ordres" du Roi saoudien Abdallah ben Abdul Aziz al-Saoud.

En effet, le Roi Abdallah a semblé rapidement se désolidariser de la mise en garde ferme faite à l'Iran par son ministre des affaires étrangères. Mercredi dernier, l'ambassadeur saoudien à Téhéran, Oussama ben Ahmed al-Sonosi, a rencontré le président du Conseil Iranien des Experts, Akbar Hashemi Rafsandjani, pour lui remettre une lettre du monarque saoudien invitant le dirigeant ecclésiastique iranien à se rendre à Riyad pour participer à la Conférence Internationale du Dialogue Islamique. L'ambassadeur saoudien aurait déclaré : "Le Roi Abdallah pense que vous [Rafsandjani] avez une grande stature dans le monde islamique … et il m'a confié la mission de vous inviter à cette conférence".

Rafsandjani a exprimé ses remerciements pour cette "invitation spéciale" et déploré que des "désaccords" dans le monde islamique, impliquant à la fois des politiciens et des ecclésiastiques, aient hélas créé une "situation indésirable". Il a ajouté que les conflits dans certains pays musulmans, en particulier en Irak et au Liban, avaient creusé les "abîmes entre Musulmans". Il a exprimé l'espoir que la Conférence du Dialogue Islamique puisse "apaiser l'atmosphère et faciliter la coopération entre les Etats islamiques". A son tour, l'envoyé saoudien a souligné qu' "à travers cette conférence, nous [Riyad] cherchons à promouvoir l'unité dans le monde islamique".

Le ministre saoudien des affaires étrangères avait vraisemblablement raison de se sentir frustré. Tout le stratagème politique des Saoudiens au Liban s'est retourné contre eux. Le soutien des Saoudiens à la manœuvre du gouvernement de Fouad al-Siniora consistant à entraîner le Hezbollah dans la guerre civile est brutalement exposé. Un détail des plus embarrassants, connu de la "rue arabe", est que la diplomatie et les renseignements saoudiens ont agi la main dans la main avec les Etats-Unis dans l'affaire douteuse d'émasculer le Hezbollah. L'intention première des Américains et des Saoudiens était de réduire la stature de domination du Hezbollah sur le paysage politique et de sécurité du Liban.

La crise au Liban est provenue d'un déluge de propagande dans les médias financés par les Saoudiens destinée à discréditer le Hezbollah dans l'opinion arabe et à démolir son profil en tant que mouvement de la résistance du Liban, avant de le désarmer.

En fait, la propagande saoudienne s'est emballée. Pour citer le quotidien al-Hayat, publié depuis Londres, "Le Hamas prend Gaza en otage. Le Hezbollah prend Beyrouth en otage. Muqtada al-Sadr menace l'Irak. Al-Qaïda menace le monde entier. Les milices et les mouvements extrémistes étouffent les peuples et renversent des gouvernements … la seule différence entre ce que les Taliban ont fait en Afghanistan dans les années 90 et ce que le Hezbollah a fait au Liban est le temps et le lieu".

Comme cela s'est avéré, le Hezbollah a fortement ridiculisé le gouvernement de Siniora et ses soutiens saoudiens. Ainsi que le chef des renseignements militaires israéliens, le général de division, Amos Yadlin, le dit, le Hezbollah a prouvé la semaine dernière qu'il est la force la plus puissante au Liban - "plus forte que l'armée libanaise" - et il aurait pu prendre le pouvoir s'il l'avait voulu. "Le Hezbollah n'avait pas l'intention de prendre le pouvoir … S'il l'avait voulu, il aurait pu le faire", a dit Yadlin au quotidien Ha'aretz.

De la même façon, les Etats-Unis et les Saoudiens, dans leur profond embarras, ont essayé de caractériser ce conflit comme étant religieux. Mais ce furent les décisions du gouvernement Siniora, concernant le système de télécommunication du Hezbollah et le licenciement du chef de la sécurité l'aéroport de Beyrouth, qui ont déclenché cette confrontation. Ces décisions étaient liées et avaient des connotations manifestement sécuritaires.

En tout cas, le gouvernement de Siniora était censé se limiter à expédier les affaires courantes jusqu'à ce qu'un [nouveau] président libanais soit élu, mais, à la place, il a pris la décision stratégique de contrer l'influence croissante du Hezbollah. (Ceci, après les visites secrètes à Beyrouth du secrétaire général du Conseil à la Sûreté Nationale saoudien et ancien chef des renseignements et ambassadeur auprès des Etats-Unis, le Prince Bandar ben Sultan ben Abdul Aziz al-Saoud.) Rétrospectivement, il semblerait que le Hezbollah ait fomenté un "contre-coup d'Etat" plutôt qu'un "coup d'Etat".

Les Saoudiens ont réalisé qu'actuellement il n'y a pas beaucoup de preneurs dans le monde arabe pour leurs complots anti-iraniens et anti-Hezbollah. Le Qatar, le Yémen et l'Algérie se sont visiblement dissociés des Saoudiens. La Syrie continue de s'aligner fermement sur l'Iran. Oman, qui préside actuellement le Conseil de Coopération du Golfe, se désintéresse au plus haut point des stratagèmes anti-iraniens de l'Arabie Saoudite. L'adjoint du Sultan d'Oman, Fahd ben Mahmoud al-Saïd, s'est rendu en Iran le 20 avril, et sa visite a été un succès. Une visite en Iran du Sultan d'Oman, Qabous, est prévue. Percevant son isolation croissante, Riyad, mercredi dernier, a monté la toute dernière médiation de la Ligue Arabe au Liban. La réunion de la Ligue Arabe a, elle-même, été très peu suivie.

Cependant, Téhéran, plein de tact comme d'habitude, a promptement répondu à "l'adoucissement" de la position saoudienne. Le porte-parole du ministre iranien des affaires étrangères, Mohammed Ali Hosseini, a déclaré mercredi que si la délégation de la ligue arabe conduite par le Premier ministre du Qatar (et aussi ministre des affaires étrangères), Cheikh Hamad ben Jassem al-Thani, pouvait arriver à une solution complète, l'Iran la soutiendrait. L'Iran a beaucoup à gagner en étant vu comme coopérant avec une initiative de paix régionale.

L'année dernière, la diplomatie iranienne active s'est avérée hautement efficace lorsque la crise est arrivée, en contrecarrant les tentatives répétées US-saoudiennes d'invoquer le spectre d'un "croissant chiite" dans la région, mené par Téhéran.

La crise libanaise pourrait s'avérer être un tournant, dans la mesure où, malgré les combats de la semaine dernière au Liban, la perception majoritaire de l'opinion arabe vis-à-vis du Hezbollah - qu'il est la source de la résistance plutôt qu'une milice chiite enfermée dans des querelles fratricides - reste largement intacte. Cette large perception ne tient pas compte des divisions sectaires dans le monde arabe.

Le dirigeant suprême des Frères Musulmans en Egypte, Mohammed Mahdi Akef, a dit que la résistance libanaise est le seul groupe qui détermine ce qui est bon pour le pays, tout en étant confronté au "complot sioniste-US qui pénètre profondément à l'intérieur du Liban". Akef a souligné que dans l'esprit musulman l'image du Hezbollah reste inébranlable. Des déclarations similaires de solidarité ont été faites par d'autres organisations islamiques sunnites au Proche-Orient, y compris en Jordanie, malgré l'alliance étroite du régime jordanien avec Riyad.

Une telle solidarité de l'opinion publique musulmane favorisant le Hezbollah travaille à l'avantage de l'Iran. L'invitation du roi saoudien à Rafsandjani de se rendre à Riyad est une reconnaissance peu enthousiaste de la réalité politique. Washington tenait désespérément à transférer le "dossier du Liban" au Conseil de Sécurité des Nations-Unies, la semaine prochaine. Le Conseiller-adjoint à la Sûreté Nationale des Etats-Unis, Elliott Abrams, a déclaré à Washington mardi dernier : "Nous allons dérouler un certain nombre de choses au cours de la semaine prochaine, en commençant peut-être par le Conseil de Sécurité". Mais il est peu probable que les Saoudiens, en ce moment, voudront une confrontation à New York avec l'Iran sur le Liban.

Les Saoudiens estimeraient que l'humeur dans la région du Proche-Orient militera contre Riyad, qui est ouvertement impliqué avec l'administration de George W Bush pour désarmer le Hezbollah, alors que l'accent devrait mis sur l'établissement d'une unité nationale au Liban. Téhéran ne cherche pas non plus une confrontation avec Riyad. Le temps travaille en sa faveur. Par conséquent, nous pourrions nous attendre à ce qu'une sorte d'accord soit trouvé, impliquant les partis libanais, sous les auspices de l'actuelle mission d'arbitrage de la Ligue Arabe.

Ce qui est le plus extraordinaire est que tout ceci se joue en marge de la propre visite de Bush dans la région. Comme sont les choses, le Proche-Orient bout de colère que l'administration Bush ait laissé tomber le "processus de paix" israélo-palestinien, malgré tout le raffut de la conférence d'Annapolis aux Etats-Unis en novembre dernier. De plus, l'identification étroite de Bush avec Israël le sépare profondément de l'opinion arabe. Etant donné le bourbier en Irak, la crédibilité d'ensemble de l'administration Bush est aussi très faible. Bush se retrouve sans le moindre doute que l'humeur au Proche-Orient est fermement contre tout aventurisme étasunien contre l'Iran. Curieusement, Washington semble anticiper le déficit de confiance à Riyad et au Caire, les capitales arabes clés qui sont sur l'itinéraire de Bush.

Sans aucun doute, il y a du symbolisme dans le fait que juste avant la tournée de Bush le navire de guerre américain USS Cole, qui a été déployé dans le Golfe Persique depuis mars, ait traversé le Canal de Suez dimanche dernier en direction de la Méditerranée. Une fois encore, dans une déclaration qui est tombée à point mercredi, alors même que Bush arrivait au Proche-Orient, le Secrétaire à la Défense des Etats-Unis, Robert Gates, s'est exprimé dans deux forums différents à Washington sur les impératifs que les Etats-Unis engagent le dialogue avec l'Iran. Gates a pratiquement fermé la porte à une option militaire contre l'Iran, en disant, "Il n'y a aucun doute que … nous aurions beaucoup de mal à livrer une autre guerre conventionnelle majeure en ce moment".

Gates a déclaré : "Nous avons besoin de trouver un moyen de développer quelque force d'appui … et ensuite s'asseoir et parler avec eux [l'Iran]. S'il doit y avoir une discussion, alors il faut aussi qu'ils aient besoin de quelque chose. Nous ne pouvons nous rendre à une discussion en étant le seul demandeur, avec eux ne ressentant pas qu'ils ont besoin de quelque chose de notre part". Dans un autre déplacement public mercredi dernier, Gates a développé, "Mon point de vue personnel serait que nous devrions chercher des moyens à l'extérieur du gouvernement pour ouvrir les canaux et avoir plus de flux de personnes faisant la navette … Nous devrions accroître le flux dans l'autre sens [d'Américains se rendant en Iran]".

Ce qui s'ajoute est que l'administration Bush réalise qu'elle reste avec pratiquement pas d'autre choix que d'avoir recours à une diplomatie de "Plan B" avec Téhéran. Les Iraniens ne prennent plus au sérieux l'administration en fin de parcours à Washington. Ils savent que l'administration Bush est largement discréditée au Proche-Orient. Ils savent qu'il est en tout cas nécessaire de traiter avec la nouvelle administration à Washington l'année prochaine. Ils sont suffisamment habiles pour estimer que toute stratégie de sortie des Etats-Unis en Irak formulée par l'administration américaine à venir dépendra beaucoup de la coopération de l'Iran.

Pendant ce temps, l'axe impliquant l'Iran, la Syrie, le Hamas et le Hezbollah reste intact. Téhéran sait qu'il peut se permettre de camper sur sa position pour la période restante de l'administration Bush. Bien sûr, en attendant, l'Iran ne devrait rien faire d'irréfléchi qui pourrait fournir un alibi à Washington pour frapper. Le plus important est que le régime iranien sait que sa politique bénéficie d'un fort soutien populaire à l'intérieur du pays.

Ahmadinejad a déclaré mercredi dernier que les masses soutenaient très majoritairement le "combat de l'Iran contre une puissance arrogante … On ne peut trouver personne en Iran qui soit prêt à laisser tomber la technologie nucléaire".

Les Saoudiens n'ont aucune réponse au défi posé par l'Iran. Malheureusement, leur réponse est de construire un mur pour protéger l'Arabie Saoudite de la subversion venant d'Irak, alors que les Etats-Unis réduisent le niveau de leurs troupes. Mais les Saoudiens ont besoin de réaliser qu'il est futile d'écarter un défi existentiel en construisant des bunkers et des murs de béton.

Le calcul le plus décisif au moment présent derrière la politique de Téhéran serait que les liens US-Saoudiens sont arrivés à une tension sans précédent, ce qui à son tour, affaiblit progressivement le rôle de leadership de Riyad et sa stature d'ensemble dans la région. Dans une dépêche perspicace depuis Riyad, Karen Elliott House, la correspondante diplomatique, lauréate du Prix Pulitzer, et ancienne directrice du Wall Street Journal, a écrit dans ce journal mercredi que les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite trouvent "problématique" de donner une direction à leurs relations, qui "s'effilochent" déjà. Les ingrédients fondamentaux de leur relation traditionnelle pour des bénéfices mutuels - une couverture de sécurité américaine en échange d'un pétrole saoudien bon marché - manquent, alors même que le "voisinage de l'Arabie Saoudite est devenu beaucoup plus menaçant".

House écrit : "Les Etats-Unis ne peuvent pas non plus protéger ce régime [saoudien] de ses défis intérieurs … Bref, les besoins mutuels des Etats-Unis et de l'Arabie Saoudite restent aussi immenses qu'à tout moment au cours des 75 dernières années, mais la capacité de chacun des deux camps de faire en sorte que ce partenariat soit mutuellement productif diminue, peut-être irrémédiablement. Il est difficile de voir comment cette tendance peut s'inverser, peu importe qui occupe la Maison Blanche dans un an".

Près de trois décennies après la révolution islamique en Iran, Téhéran observera avec attention les signes d'une approbation saoudienne sur la nécessité de satisfaire son profil en ascension en tant que puissance régionale. Mais il est trop tôt pour le dire. Les choses sont continuellement en grand changement. Le Liban, comme jamais auparavant, n'est qu'un terrain où se joue la lutte épique dans la région.

Ainsi que le Tehran Times l'a commenté, "Ces incidents ne sont pas limités au Liban. En effet, une chaîne d'événements se déroule de Gaza à la Cité de Sadr de Bagdad et jusqu'à Beyrouth, avec les Etats-Unis et Israël qui attisent clairement la violence. Gaza et Beyrouth sont stratégiquement interconnectées parce que la sécurité du régime sioniste et des Etats-Unis dépend directement de ces trois endroits".

Riyad est partagée. La menace peu habituelle proférée par le ministre saoudien des affaires étrangères, urbain et occidentalisé, d'ostraciser l'Iran chiite dans le monde musulman à cause de sa politique régionale au Liban relève du passé. La sagesse innée du roi saoudien, en invitant le dirigeant ecclésiastique iranien à se rendre à Riyad à ce moment présent critique, est un signe vers l'avenir. La Maison des Saoud est visiblement tiraillée entre différentes directions.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.