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Ambivalence chinoise

Les Etats-Unis courtisent un partenaire au sujet de l'Iran

Par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, le 22 janvier 2008
article original : "US woos a partner over Iran"

Une autre date limite en matière de politique étrangère arrive presque furtivement aux Etats-Unis, lorsque ce qu'on appelle le "Cinq + Un" - les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Russie et la Chine, plus l'Allemagne - délibèreront sur le problème nucléaire iranien à Berlin ce mardi. Pour la première fois, peut-être, Washington a approché une telle réunion sobrement. Cette fois-ci, il n'y aura certainement pas de rodomontade.

Mardi dernier, avec à peine une semaine pour se rendre à la réunion de Berlin, le porte-parole du Département d'Etat américain, Sean McCormack, a déclaré : "Je laisserai l'hôte d'une telle réunion potentielle en parler avant que je le fasse". Le lendemain, il a opéré une mise à jour, en disant que la Secrétaire d'Etat Condoleeza Rice participerait à cette réunion et que "l'ensemble de la stratégie, ici, est d'user de diverses pressions diplomatiques, à un degré progressif, pour essayer d'obtenir une série différente de décisions de la part de la direction iranienne".

McCormack ne voulait pas dire que Washington espérait que la réunion de Berlin soutienne une troisième résolution du Conseil des Nations-Unis pour des sanctions. Plusieurs facteurs soulignent cette approche prudente des Etats-Unis. Premièrement, il y a une répugnance continue de la part des alliés européens à affronter l'Iran. D'un côté, les Etats-Unis et leurs alliés européens partagent des inquiétudes fondamentales sur la non-prolifération nucléaire, le contre-terrorisme et la domination occidentale du Proche-Orient. Mais, d'un autre côté très évident, chacun à ses propres intérêts particuliers.

De nouveaux acteurs dans le Golfe Persique

La visite du président français, Nicolas Sarkozy, dans la région du Golfe Persique la semaine dernière a rendu cela carrément évident. Washington aurait pensé que Nicolas Sarkozy rapprochait la politique proche-orientale française des stratégies étasuniennes. Mais sur le Liban, ces derniers temps, des divergences sont apparues - et maintenant sur l'Iran. Sarkozy préfère la diplomatie douce concernant l'Iran. Une fois encore, tout ce qu'il a dit lorsque la France a conclu un accord avec les Emirats Arabes Unis le 15 janvier garantissant sa première base militaire de tous les temps dans le Golfe Persique - le seul pays autre que les Etats-Unis avec des bases dans la région - était que c'est "un signal à tous que la France participe à la stabilité de cette région".

Le quotidien Le Monde a commenté que cette base, qui sera opérationnelle en 2009, élève la France à une hauteur politique nouvelle, même si elle ne peut pas remplacer les Etats-Unis comme puissance dirigeante dans la région. Les motivations de Paris doivent encore être jaugées - que ce soit pour menacer l'Iran, pour rivaliser avec les Etats-Unis ou pour offrir une protection française aux Etats du Golfe Persique.

On estime que les Etats du Golfe ont un excédent commercial, issu du pétrole, de 800 milliards de dollars. On s'attend à ce qu'ils dépensent, dans les cinq ans à venir, environ 500 milliards de dollars dans des programmes d'infrastructure. Les gros acheteurs attirent les gros vendeurs. Par exemple, le commerce de la Chine avec les Etats du Golfe Persique (y compris l'Iran) a déjà atteint 150 milliards de dollars à la fin de 2006. Cela va bien au-delà du simple commerce du pétrole. Les vannes se sont ouvertes. Les sociétés chinoises se positionnent de façon très forte comme fournisseurs de biens, y compris de produits high-tech comme l'automobile, ainsi que de services.

Plus de 100 sociétés chinoises sont présentes en Iran pour construire des ports et des aéroports. La Chine est intéressée dans tout ce qui implique un investissement du surplus de capital du Golfe Persique - infrastructures pétrochimiques, raffineries et stockage du pétrole, fonds de capital risque et capitaux d'investissement. Le sentiment anti-musulman aux Etats-Unis depuis septembre 2001 a fait que les investisseurs privés du Golfe Persique se focalisent sur la Chine.

Ainsi, le récent voyage du président des Etats-Unis, George W Bush, dans la région a fait ressortir clairement qu'il y a une transformation radicale de la mentalité des régimes arabes soi-disant "pro-occidentaux". Bush a réalisé que les Etats arabes ont besoin d'être persuadés sur le renforcement des liens arabo-étasuniens et sur l'amélioration de la position stratégique des Etats-Unis dans la région. Cette question est bien plus profonde que celle évidente selon laquelle Bush est un président en fin de parcours sans accomplissement majeur dans la région durant toute sa présidence.

Les Etats arabes du Golfe ont tout simplement refusé d'être aspirés dans une alliance menée par les Etats-Unis contre l'Iran. Ils réitèrent leur stricte préférence pour la diplomatie tranquille et répugnent manifestement à affronter un voisin dont l'influence régionale va croissant. A la place, ils progressent en s'adaptant eux-même avec Téhéran. La dernière manœuvre de ce genre a été faite par le Koweït, dont le ministre des affaires étrangères est actuellement en visite à Téhéran dans l'intention d'initier des discussions avec son homologue iranien pour résoudre une dispute frontalière maritime vieille de 50 ans entre les deux pays, qui a bloqué le développement du champ pétrolier massif de Dorra dans le Golfe Persique (que partage aussi l'Arabie Saoudite).

L'efficacité des sanctions

Sans aucun doute, ces facteurs jettent une ombre sur l'habilité des Etats-Unis à forcer le rythme sur la question nucléaire iranienne, à Berlin ce mardi. Pourtant, un autre facteur est que, peu importe l'authenticité de la position de l'Iran sur le fait qu'il a le droit d'enrichir l'uranium, l'attitude apparemment coopérative de Téhéran vis-à-vis de l'Agence Internationale à l'Energie Atomique (AIEA) limite sérieusement le champ pour Washington de faire augmenter les tensions sur ce point. Au niveau diplomatique, Téhéran a jusque-là réussi à rester en avance sur Washington. La position de l'Iran n'a pas changé de façon importante, mais sa diplomatie proactive a efficacement contré les tentatives des Etats-Unis de contenir l'Iran. Les Etats-Unis restent sans autre alternative que d'attendre le rapport de l'AIEA sur l'Iran en mars.

En attendant, un nouvel angle est apparu. L'agence de presse Reuters a révélé l'histoire que selon un rapport du Government Accountability Office (GAO) du Congrès des Etats-Unis, l'impact économique des sanctions étasuniennes contre l'Iran n'est pas clair et que l'Iran a signé environ pour 20 milliards de dollars de contrats énergétiques depuis 2003 avec des sociétés étrangères. Le rapport du GAO, qui doit être publié cette semaine à Washington, conseille vivement au Conseil National de Sécurité des Etats-Unis de faire une "appréciation de base" des sanctions contre l'Iran et d'en informer le Congrès. "Sans une appréciation d'ensemble de l'impact des sanctions et leurs révisions ultérieures sur une base périodique, le Congrès et l'administration continueront de manquer d'information importante pour développer des stratégies efficaces destinées à influencer le comportement de l'Iran", dit ce rapport.

Le CAG, qui est le bras enquêteur du Congrès, a souligné que les banques iraniennes nationalisées pourraient contourner les sanctions strictes étasuniennes en se tournant simplement vers d'autres institutions financières ou en finançant leurs activités dans des devises autres que le dollar américain. "Les liens commerciaux mondiaux de l'Iran et son rôle de premier plan dans la production d'énergie rendent difficile pour les Etats-Unis d'isoler l'Iran", prévient le rapport. Il a fait remarquer que la demande accrue de pétrole, son prix élevé et les immenses réserves de l'Iran ont aidé Téhéran à enregistrer plus de 50 milliards de dollars de revenus pétroliers en 2006.

Le rapport du CAG arrive à un moment sensible. Il va sûrement conduire à exiger de l'administration Bush qu'elle invente un système pour mesurer l'efficacité des sanctions contre l'Iran et il pourrait conduire à des auditions parlementaires sur la politique des Etats-Unis vis-à-vis de l'Iran. En retour, il s'ajoute aux pressions qui se forment contre l'administration Bush pour résoudre le "problème de l'Iran".

Téhéran est catégorique sur le fait de ne pas stopper son programme d'enrichissement d'uranium. Le développement du cycle complet du système d'enrichissement donne potentiellement la capacité à l'Iran de posséder des armes nucléaires. Par conséquent, même si l'Iran remplit ses engagements vis-à-vis de l'AIEA, en ce qui concerne Washington (ou Israël), le problème ne disparaît pas.

La Russie se retranche

Il y a aussi un compte à rebours sur un autre front. Jusqu'à la semaine dernière, la Russie avait fourni plus de la moitié du carburant nucléaire nécessaire à la centrale de Bushehr. Certains experts américains estiment qu'un an après la mise en service de Bushehr, l'Iran pourrait parvenir à posséder du plutonium hautement enrichi, en quantité suffisante pour jusqu'à 20 charges nucléaires. Un commentateur russe a admis récemment : "En termes pratiques, les fournitures de carburant nucléaire [pour Bushehr] rapprocheront l'Iran des armes nucléaires à moins qu'il n'abandonne sa tentative pour le cycle d'enrichissement de l'uranium".

Il n'est pas surprenant que la Ministre des Affaires Etrangères israélienne, Tzipi Livni, se soit rendue à Moscou, juste avant la réunion de Berlin. Livni a dit à son homologue [russe] qu'il était inconcevable que la Russie fasse parvenir du carburant nucléaire à l'Iran tant que ce dernier continue d'enrichir l'uranium. Le Ministre des Affaires Etrangères russe, Sergueï Lavrov, a répondu que Moscou fournissait ce carburant à l'Iran sous la surveillance stricte de l'AIEA. Il a souligné que Moscou pensait que l'AIEA devait jouer le premier rôle dans cette impasse et que les sanctions punitives de l'ONU étaient une mauvaise idée. Il a ajouté que la Russie recherchait un "règlement politico-diplomatique" à cette querelle.

Moscou a pris une position hautement conforme aux principes et qui ne peut être prise en défaut. Lavrov dit que la Russie n'a jamais eu aucune information sur la présence d'un élément militaire dans le programme nucléaire iranien.

Une fois encore, Moscou maintient que la Russie peut penser que l'Iran n'a aucun besoin économique de poursuivre ses activités d'enrichissement de l'uranium et qu'elle essayera même de convaincre Téhéran que le gel de ce programme bénéficiera à l'Iran lui-même. Mais au bout du compte, c'est à l'Iran de prendre en considération le conseil de Moscou. Donc, Moscou insiste sur le fait que la Russie a le droit de fournir ce carburant à l'Iran.

La question est que Moscou doit pouvoir exercer complètement ce droit. Ce qui émerge est que le problème de l'Iran est devenu une partie d'un problème beaucoup plus vaste des relations russo-américaines. Moscou ne le reconnaîtra jamais - ni Washington - mais le problème de l'Iran devient progressivement et imperceptiblement une partie de la "réponse asymétrique du Kremlin" à la politique [américaine] intransigeante de limitation de l'expansion de la Russie. Contrairement à l'époque soviétique, Moscou ne livre pas de bataille idéologique. La Russie ne cherche pas non plus la confrontation avec Washington au sujet de l'Iran. Elle agit parfaitement au sein de la structure de la loi internationale. En fait, elle agit de concert avec l'AIEA. De prime abord, elle coopère même avec l'effort international d'empêcher l'Iran d'obtenir des armes nucléaires.

La Chine se dérobe

En comparaison avec la Russie, la Chine offre une étude de cas sur l'ambivalence. Parfois distinctement, parfois vaguement, la Chine se tourne un peu vers les Etats-Unis, tout en laissant tout le monde se poser des questions - y compris Washington. Pour l'essentiel, Pékin a pesé que ses liens stratégiques avec les Etats-Unis sont bien trop importants pour être placés sous le scanner à cause de l'Iran. A part son pragmatisme économique qui est un principe majeur qui guide sa politique étrangère, Pékin doit peser minutieusement où se trouve son avantage relatif dans le Golfe Persique. Ses choix ne sont pas clairs, contrairement à ceux de Moscou.

Pékin a démontré la semaine dernière sa capacité à couper les choses très finement en recevant simultanément la semaine dernière, les 16 et 18 janvier, deux dignitaires étrangers qui n'ont pas besoin d'être présentés comme des adversaires opiniâtres - le secrétaire général iranien au Conseil National de Sécurité, Saïd Djalili (qui est aussi le négociateur en chef de Téhéran sur la question nucléaire) et le Secrétaire d'Etat adjoint des Etats-Unis, John Negroponte. Comme cela s'est avéré, la visite de Djalili était destinée à influencer la position de Pékin lors de la rencontre de Berlin à venir, ce que Negroponte avait aussi en tête.

Pékin, visage de marbre, a dit à Djalili par l'intermédiaire de son Ministre des Affaires Etrangères, Yang Jiechi, "La question nucléaire iranienne est arrivée maintenant à un moment crucial. La Chine espère que toutes les parties concernées, y compris l'Iran, feront des efforts conjoints pour reprendre les négociations le plus tôt possible". Il est clair que cette articulation a été décevante par rapport à ce que Djalili espérait entendre, mais c'était le plus loin où Yang était prêt à aller. Les directives de Djalili étaient de faire des avances à la Chine pour qu'elle soutienne que le Conseil de Sécurité des Nations-Unies renvoie le dossier iranien à l'AIEA. Mais un porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères chinois, à la place, a appelé l'Iran à continuer sa coopération avec la communauté internationale et à "observer les résolutions du Conseil de Sécurité".

La réticence de Pékin est compréhensible. A ce stade, la Chine détesterait introduire toute note discordante dans ses relations avec les Etats-Unis. La visite de Negroponte était liée au cinquième round du dialogue stratégique entre les Etats-Unis et la Chine. Pour la première fois, des représentants militaires des deux pays ont participé à cette rencontre. Mais ce ne fut pas tout. Ce qui plut immensément à Pékin était que Negroponte, après son arrivée à Pékin, a tenu une conférence de presse à l'ambassade des Etats-Unis, où il a procédé à dénoncer catégoriquement le référendum prévu à Taiwan pour sa candidature à l'ONU comme étant "provocante" et une "erreur".

Negroponte a expliqué que les Etats-Unis comprenaient que Taiwan est une question fondamentale pour la Chine et Washington prend les inquiétudes de la Chine au sérieux. Par conséquent, a-t-il continué, "Ce n'est pas quelque chose dont nous voudrions parler comme d'un "compromis" avec les autres questions". Vraiment, le diplomate chevronné marqué par la guerre connaissait parfaitement bien la valeur de ce geste que Washington fait à un point où le problème de Taiwan est lourd d'incertitudes. Il a précisément indiqué que Washington espérait une contrepartie de la part de Pékin sur les questions qui l'inquiètent fondamentalement. Le quotidien gouvernemental China Daily a reconnu que Washington avait signalé "vouloir utiliser son influence pour contenir les manœuvres sécessionnistes" à Taiwan.

Selon une déclaration du Ministère des Affaires Etrangères chinois, Negroponte a réaffirmé plus tard la position étasunienne sur Taiwan à son homologue, le Vice-ministre des Affaires Etrangères chinois, Dai Bingguo, tout en insistant sur le fait que les Etats-Unis "accueillent favorablement le développement de la Chine et se consacrent à développer une relation à long-terme constructive pour une large coopération avec la Chine".

Le ton sans relief des discussions des officiels chinois avec Djalili a montré que Negroponte avait fait passer son message avec un timing parfait. Le communiqué de presse de l'Ambassade des Etats-Unis, au sujet des discussions avec Negroponte, a mis en avant que ces "discussions extensives" se sont déroulées dans une atmosphère "franche et ouverte" et ont abordé cinq "sujets de discussion spécifiques" - incluant Taiwan et l'Iran, à côté des questions sur les droits de l'homme, au Myanmar et en Corée du Nord.

Pour s'en rendre sûr, Negroponte a laissé quelque chose pour que Pékin puisse bien réfléchir. Il a bien fait comprendre que la question iranienne est en hibernation et qu'un affrontement pouvait encore s'ensuivre durant le reste du mandat de l'administration Bush. Il a rappelé à ses hôtes que l'Iran est la question fondamentale de la géostratégie étasunienne au Moyen-Orient, que Bush n'a pas changé sa politique jusqu'au-boutiste envers l'Iran et que Washington élaborera de nouveaux plans, alors que les Etats-Unis et Israël ne peuvent pas accepter la situation actuelle. Il espèrera que Pékin agira dans ses meilleurs intérêts.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.