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diplomatie

La Russie pare à la poussée des Etats-Unis en Asie Centrale

Par M K Bhadrakumar
Asia Times Online, publié le 9 août 2009

article original : "Russia parries US thrust in Central Asia"

Les Ouzbèks expliquent l’ingéniosité de leur esprit en répétant souvent cet adage : lorsqu’ils s’expriment, ils sont rarement sincères ; et lorsqu’ils agissent, ils ne prennent pratiquement jamais en compte ce qu’ils ont à l’esprit.

Certes, c’est un exercice périlleux que de tenter de donner une interprétation définitive à ce que le Ministre ouzbèk des Affaires Etrangères a voulu dire lundi dernier en affirmant que la « réalisation de tels projets », comme la décision russe d’établir une deuxième base militaire au Kirghizstan, à part « provoquer diverses sortes de luttes nationalistes », pouvait « renforcer les processus de militarisation » et aussi « déstabiliser sérieusement la situation dans la région ».

Etait-ce une préoccupation sincère, une menace voilée ou une simple rhétorique ? Un peu plus tôt, le samedi, le Président russe Dimitri Medvedev et son homologue kirghize Kourmanbek Bakiyev, ont signé un mémorandum sur la présence militaire de la Russie au Kirghizstan. Le Kirghizstan accueille déjà une base aérienne à Kant et quatre autres installations militaires russes. On estime que 400 militaires de la 5ème Armée Russe sont présents sur cette base, ainsi que des avions d’attaque Sukhoï SU-25 Frogfoot et des hélicoptères de transport Mi-8.

L’OTSC est à la croisée des chemins

Le mémorandum signé à Bichkek envisage que le Kirghizstan accueillera un contingent russe supplémentaire pouvant atteindre la taille d’un bataillon, ainsi qu’un centre d’entraînement pour le personnel militaire des deux pays. A l’origine, Moscou avait proposé de déployer une unité de la taille d’un bataillon pour faire partie de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) dans la région méridionale kirghize de Bataken.

Ce mémorandum est dans la nature du cadre bilatéral russo-kirghize. Le Kirghizstan dit qu’il est réceptif aux contributions des partenaires de l’OTSC en ce qui concerne la nouvelle base qui sera officialisée par un accord en novembre. L’OTSC comprend l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, la Russie et le Tadjikistan.

L’OTSC se trouve à la croisée des chemins. Les efforts de Moscou pour transformer cette alliance branlante de sécurité en une organisation à part entière n’ont abouti nulle part. Mais, en Asie Centrale, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être à la surface. Dans un rebondissement intriguant, la « décision finale » concernant cette nouvelle base a été reportée au mois de novembre.

Tachkent pense qu’avec les modèles géopolitiques en Asie Centrale qui bougent si manifestement, il sera payant de re-calibrer son association avec l’OTSC. En tout cas, les Américains sont ravis du défi stratégique que Tachkent pose à Moscou. Le bazar en Asie Centrale est dans tous ses états avec les rumeurs selon lesquelles le Président Obama pourrait récompenser son homologue ouzbèk, Islam Karimov, avec une invitation à se rendre à Washington.

Cependant, les Russes qui connaissent les Ouzbèks mieux que personne semblent suivre un plan. La manœuvre russe de renforcer leur présence militaire au Kirghizstan a pour but de contrer la poussée renouvelée des Etats-Unis en Asie Centrale. L’OTAN a récemment organisé une réunion du Forum du Conseil de Partenariat euro-atlantique (CPEA) sur la sécurité, à Astana, au Kazakhstan. C’était la première rencontre de ce genre du CPEA à l’extérieur du territoire de l’OTAN. L’Otan fait un véritable écart en direction de l’Asie Centrale et cela inquiète Moscou.

Pourtant, il est difficile d’imaginer que Moscou ait été pris par surprise par la position de Tachkent. Tachkent était plutôt tiède vis-à-vis du projet russe de construire rapidement l’OTSC. En décembre dernier, lors du sommet informel de l’OTSC qui s’est réuni à Borovoye et que la Russie a soulevé pour la première fois l’idée de créer une nouvelle Force Collective de Réaction Opérationnelle (FCRO) « tout aussi performante que les forces comparables de l’OTAN », l’Ouzbékistan s’est abstenu de participer à ce sommet.

Néanmoins, Moscou est allé de l’avant et lorsque la Russie a officiellement annoncé la création de la FCRO lors du sommet de l’OTSC à Moscou, le 4 février dernier, Tachkent a adopté une attitude ambivalente. Moscou a avancé sans en tenir compte et a créé officiellement la FCRO lors du sommet de l’OTSC à Moscou le 14 juin. Il n’est pas étonnant que l’Ouzbékistan ait refusé de signer.

Lors de ce dernier sommet, voici ce qu’a déclaré Medvedev : « Nous sommes ouverts à la possibilité que nos partenaires qui n’ont pas signé ces documents les signeront en fin de compte plus tard, après y avoir réfléchi et évalué la situation. Je fais allusion à l’Ouzbékistan qui a des doutes, mais qui n’a pas exclu cette possibilité en elle-même. Le Président de l’Ouzbékistan a dit qu’il analyserait certains aspects pour reprendre la discussion sur cet accord à un stade ultérieur. »

Tachkent riposte …

Cependant, Tachkent n’a pas attendu pour réagir. Le 23 juin, le ministère ouzbèk des affaires étrangères a fait une déclaration de clarification selon laquelle Tachkent soutenait la nouvelle FCRO, seulement pour repousser « l’agression étrangère » et pas pour le retour des conflits « bloqués » de l’espace post-soviétique ou pour des déploiements lors de quelque conflit intérieur que ce soit au sein d’un Etat membre – « La FCRO ne devrait pas se transformer en outil de résolution des questions litigieuses, non seulement au sein de l’OTSC mais également au sein de la CEI (Communauté des Etats Indépendants). »

Voici ce que cette déclaration disait : « Chaque Etat membre de l’OTSC peut résoudre ses conflits et ses problèmes intérieurs avec ses propres forces sans impliquer des forces armées étrangères. » Elle soulignait que toute décision d’activer le mécanisme de la FCRO doit se baser sur « l’observation absolue du principe de consensus ».

Ce qui ressort est que Moscou a pris en compte le déplacement général de la politique étrangère ouzbek de ces deux dernières années en direction d’un rapprochement avec l’Ouest, et que les Russes ont pris la décision délibérée de faire sortir Tachkent de sa coquille. Les commentateurs moscovites ont exprimé leur exaspération de voir les partenaires de l’OTSC être gagnants sur les deux tableaux – ils reçoivent une attention généreuse de la part des Occidentaux tout en bénéficiant d’une couverture de sécurité et d’un soutien politique de la part de la Russie.

Mais Tachkent a été exactement dans cette situation auparavant. Il y a dix ans, l’Ouzbékistan a quitté l’OTSC pour rejoindre le GOUAM (Géorgie, Ouzbékistan, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie), puis pour le laisser tomber (et le détruire prématurément) et expulser au bout du compte les Etats-Unis de la base de Karshi Khanabad en 2005.

Tachkent estime que les Etats-Unis et l’OTAN sont en Afghanistan pour longtemps, malgré la fin de partie dans cette guerre. Sa priorité est de s’assurer que les retombées depuis l’autre rive de l’Amou Daria ne mettent pas en danger la sécurité de l’Ouzbékistan. Travailler avec les Etats-Unis et l’Otan l’aidera à remporter un capital politique. D’autre part, fournir un soutien logistique aux forces des Etats-Unis et de l’OTAN en Afghanistan rapporte beaucoup. Les sociétés russes s’en sortent à merveille en louant des avions Antonov géants aux Etats-Unis pour acheminer des cargaisons en Afghanistan. L’Ouzbékistan espère obtenir une part des retombées du business de la reconstruction afghane.

La vérité est que Washington ne devrait même pas penser à un « changement de régime » à Tachkent. De plus, Washington devrait reconnaître Tachkent comme la capitale clé d’Asie Centrale. Les Etats-Unis devraient prendre en considération les préoccupations ouzbeks en ce qui concerne la stabilité régionale en Asie Centrale. L’Ouzbékistan est irrité de voir que le Kazakhstan l’a progressivement dépassé en tant que puissance régionale.

Tout ceci semble être trop. Obama peut-il vraiment satisfaire les niveaux de partenariat astreignants de Kamarov ? Mais les intérêts des Etats-Unis et de l’Ouzbékistan ont un point de convergence. La localisation stratégique de l’Ouzbékistan en fait un point d’entrée excellent pour l’expansion de l’influence des Etats-Unis en Asie Centrale. Tachkent, de son côté, s’est imaginé qu’un Afghanistan stable pourrait lui apporter un débouché sur le marché mondial en contournant le territoire russe. Dans les années 90, Tachkent ressentait le besoin d’entamer des contacts politiques à haut niveau avec le régime Taliban à Kaboul.

L’administration de Bill Clinton a adroitement soutenu les aspirations ouzbeks et encouragé Tachkent à traiter avec les Taliban. La politique « habile » d’Obama reprend là où celle de Clinton s’était arrêtée.

Mais il reste jusqu’à présent une contradiction fondamentale, alors que les autres pays d’Asie Centrale ressentent les aspirations d’hégémonie régionale de Tachkent.

…mais ses manoeuvres ont été déjouées par Moscou

Il n’est pas surprenant que Moscou ait donné la priorité à ses liens avec Bichkek et Douchanbe. Bien que l’Ouzbékistan soit un plus gros pays, sous l’angle du problème afghan (et de la sécurité régionale), le Tadjikistan et le Kirghizstan sont des atouts vitaux. En dehors d’isoler Bichkek et Douchanbe de leur grand frère ouzbèk, une base dans le Sud du Kirghizstan permettra à Moscou de tenir les veines jugulaires de la région. Le Kazakhstan ne s’est pas opposé à la manœuvre russe.

Moscou a proposé à Bichkek et à Douchanbe un ensemble de mesures d’assistance pour un montant total d’un milliard de dollars. Lors de sa visite à Douchanbe, la semaine dernière, Medvedev a indiqué que la Russie entreprenait de « nouveaux grands projets » en Asie Centrale, similaires au mégaprojet hydroélectrique de Sangtuda-1, qu’il a inauguré. Medvedev a déclaré, « La Russie considère que ses relations amicales avec le Tadjikistan, notre partenaire et allié stratégique, ont une grande valeur… nous sommes en train d’établir un certain nombre de nouveaux accords sur la coopération dans le secteur de l’énergie et dans la prospection géologique. Nous espérons de nouvelles décisions très productives de la part de nos gouvernements et de la commission intergouvernementale qui tiendra sa dixième réunion à Douchanbe en septembre. »

En principe, l’approche russe, donnant la primauté à la coopération économique avec le Kirghizstan et le Tadjikistan est sensée. Mais la capacité de la Russie à financer les économies d’Asie Centrale est sérieusement limitée. En tout cas, la réussite de la stratégie du Kremlin, d’étendre son influence militaire en Asie Centrale, est directement liée à la cohésion de l’OTSC. Et sans la participation active de l’Ouzbékistan, l’OTSC manque d’impact.

Par conséquent, les développements de la semaine dernière poussent l’OTSC dans une zone d’ombre. La dynamique au sein de l’OTSC a été affectée. La domination de la Russie s’y poursuit, mais sa capacité à la diriger commence à être menacée, à en croire les nombreuses tensions impliquant un grand nombre de pays. En retour, ceci pourrait avoir un impact sur la situation sécuritaire en Asie Centrale.

La Chine commence à s’en inquiéter. Un commentaire paru dans le Quotidien du Peuple s’est lamenté que l’OTSC n’ait pas réussi à adopter une position unifiée face à « l’infiltration croissante de l’Otan dans la région », qui « a appelé à la nécessité urgente de transformer cette organisation [l’OTSC], en la faisant passer d’une alliance politico-militaire à une organisation internationale multifonctionnelle. » Du point de vue de Pékin, la Russie peut effectivement écarter « l’occidentalisation de ses pays voisins », mais seulement au moyen d’une approche ouverte plutôt qu’au moyen d’une gesticulation éhontée pour gagner l’influence militaire.

Ce commentaire concluait par une critique amicale : « L’OTSC pourrait grandir et se développer progressivement sur la scène internationale, mais seulement lorsqu’elle attachera de l’importance aux préoccupations de ses pays membres dans les domaines sociaux, économique et de sécurité, qu’elle coopérera avec d’autres organisations internationales et qu’elle gagnera la reconnaissance internationale en luttant contre le trafic de drogue et la contrebande d’armes, de même qu’en partageant l’information en matière de sécurité. »

Mais là, la Chine a sa façon de faire les choses, comme la Russie la sienne.


L'Ambassadeur M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Parmi ses affectations : l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.


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