accueil > archives > géopolitique de l'énergie


La stratégie énergétique russe

Un pipeline au cœur de l'Europe

Par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, le 29 juin 2007
article original : "A pipeline into the heart of Europe"

Peu de gens savent que le président russe, Vladimir Poutine, à co-écrit en 2004 un livre fascinant sur le judo classique intitulé : Le Judo : Histoire, Théorie, Pratique. Dans son livre, Poutine décrit comment avec "un effort minimum et un effet maximum" il devient possible d'amener votre adversaire à voler sur le tatami. L'astuce consiste à "céder le passage afin de vaincre".

Lorsque Poutine s'est envolé pour Zagreb le week-end dernier, ses mots sont venus à l'esprit — au lieu de "vous enfoncer sur vos talons et de résister à l'assaut de votre adversaire", vous vous contentez de desserrer à la dernière minute et votre adversaire grand et fort, "ne rencontrant aucune résistance et incapable de s'arrêter", perdra son équilibre et tombera. Il semble que plus l'adversaire est grand, plus il tombe lourdement.

Voyez les choses de cette manière : L'un des héritages durables de la politique étrangère de l'administration du président étasunien Bill Clinton a été que dans une manœuvre "unilatérale", ignorant les Nations-Unies, se moquant de la loi internationale, humiliant la Russie de Boris Eltsine et rassemblant les Européens en panique comme des moutons de Panurge, Washington a tout simplement démantelé la Yougoslavie d'autrefois. Une communauté internationale assommée ne pouvait faire plus que regarder l'ampleur de la puissance au commandement des Etats-Unis.

Pourtant, lorsque les Etats qui ont émergé à la suite de cette opération étasunienne — la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie et la Slovénie — en compagnie de leurs voisins la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie et l'Albanie tinrent, dimanche dernier à Zagreb (la capitale croate), leur premier sommet sur l'énergie de la région des Balkans et qu'ils décidèrent de dérouler le tapis rouge pour recevoir un "invité spécial" en leur sein, ce fut pour Poutine. Quels que furent les meilleurs efforts de Washington au cours de la dernière décennie pour exorciser la Russie des Balkans, la Russie ne s'en ira pas. Elle est de retour dans la région qui a fait partie de son histoire.

Poutine est arrivé à Zagreb dans des circonstances spectaculaires. La veille de son départ de Moscou, l'annonce est tombée à Rome que la Russie et l'Italie entraient dans un partenariat momentané pour construire ce que le Wall Street Journal a décrit comme un "gazoduc au cœur de l'Europe". Cette nouvelle est arrivée à peine quatre semaine après que Moscou, dans une série d'accords énergétiques d'une portée considérable avec Vienne, a donné le coup de grâce au programme de pipeline Nabucco, promu par Washington dans l'intention de maintenir la Russie en dehors de sa nouvelle sphère d'influence en Europe du sud et du sud-est.

Et, depuis Zagreb, Poutine s'est rendu lundi à Istanbul pour consolider l'entente stratégique avec la Turquie afin d'empêcher les Etats-Unis de s'immiscer dans la région de la Mer Noire. S'adressant au sommet de l'Organisation de la Coopération Economique de la Mer Noire à Istanbul, Poutine a fait avancer des contrats à long-terme pour les Etats côtiers de la Mer Noire. En quelques 72 heures chrono, la carte énergétique européenne a peut-être été redessinée.

La valse autrichienne

La Russie a rapidement manœuvré pour consolider ses gains acquis lors du sommet énergétique entre Poutine et ses homologues kazakh et turkmène, qui s'est tenu du 11 au 13 mai. Ce sommet trilatéral d'Asie Centrale s'est mis d'accord, entre autres, pour moderniser et élargir la capacité gazière des pipelines de l'ère soviétique qui courent de l'Asie Centrale à la Russie, pour accroître le volume des exportations de gaz d'Asie Centrale via les pipelines russes, pour augmenter la participation russe dans le développement des réserves de gaz du Turkménistan et pour confier sur le long-terme les exportations de pétrole kazakh aux pipelines russes.

Voici l'appréciation d'un spécialiste américain de la région : "La politique énergétique occidentale en Eurasie s'est écroulée en mai 2007. Durant ce mois, la Russie semble avoir "fait échouer de façon concluante tous les projets d'amener le pétrole et le gaz d'Asie Centrale directement vers l'Europe… De façon cumulative, les accords de mai signifient une défaite stratégique de la politique étasunienne de ces dix dernières années consistant à ouvrir un accès direct aux réserves de pétrole et de gaz d'Asie Centrale. De la même façon, les Russes ont tué dans l'œuf les tentatives tardives de l'Union Européenne, depuis 2006, d'instituer une telle politique."

Après le sommet d'Asie Centrale, Moscou s'est tourné brusquement vers les Balkans. L'approche de Washington dans la région des Balkans et de la Mer Noire, durant la dernière décennie, porte sur la poursuite de certains objectifs géopolitiques constants — faire avancer l'expansion de l'OTAN dans la région, faire de cette région un pont pour d'autres expansions au Caucase, faire reculer systématiquement l'influence russe, installer des bases militaires étasuniennes ("des feuilles de nénuphar") en Bulgarie et en Roumanie, encourager les alliances régionales contre la Russie et créer un espace stratégique entre l'Allemagne et ses partenaires russes.

La Russie s'est servie de la carte énergétique en se frayant un passage à travers le cordon sanitaire assemblé par Washington. En mai, trois développements majeurs ont fait revenir la Russie dans les Balkans. D'abord, il y a eu ce qu'un spécialiste américain inquiet a appelé "l'Anschluss de l'Autriche" par Moscou. La référence était la visite de Poutine à Vienne, les 23 et 24 mai, qui a posé les fondations pour un rôle autrichien sur la carte énergétique européenne pour en faire un "centre" du gaz naturel issu de Russie.

Poutine est allé directement à Vienne, après le sommet tendu avec l'Union Européenne qui s'est tenu, les 17 et 18 mai, dans la ville de Samara, sur la Volga. Moscou a été irritée par le fait que l'UE cherchait la petite bête, manquait de politique cohérente vis-à-vis de la Russie et était souvent manipulée par Washington.

Moscou a ressenti qu'il était bien plus productif de se concentrer sur la construction de son partenariat avec les pays de UE, individuellement à un niveau bilatéral. En tout cas, Poutine a trouvé un partenaire très réceptif à Vienne. Bien sûr, l'Autriche a une étroite coopération énergétique depuis 40 ans avec la Russie, selon laquelle Gazprom répondra à 80% des besoins gaziers de l'Autriche à hauteur de 9 milliards de mètres cubes par an durant les 20 prochaines années.

Durant la visite de Poutine, la première section d'une installation massive de stockage de gaz près de Salzbourg a été commandée. Celle-ci a une capacité globale de 2,4 milliards de mètres-cubes. Cette installation est en cours de construction pour un coût de 260 millions d'euros pris en charge par Gazprom et, une fois terminée en 2011, elle sera la deuxième plus grande installation de stockage souterrain en Europe Centrale.

L'Autriche a récemment permis à Gazprom d'entrer dans le business en aval du système hautement profitable de distribution de gaz domestique de Salzbourg, de Carinthie et de Styrie, qui comptent pour la moitié des neuf Länder autrichiens. C'est le premier arrangement de cette sorte pour la Russie sur le marché européen. (La Russie vend du gaz à l'Autriche à $240 [178 €] le mètre-cube, tandis que le consommateur autrichien paye jusqu'à $1.000 [740 €]). Mais la visite de Poutine avait pour premier objectif d'étendre le rôle de l'Autriche comme centre crucial de fourniture de gaz, pour le gaz russe qui transite vers la France, l'Italie et l'Allemagne, en Europe de l'Ouest, vers la Hongrie, en Europe Centrale, et vers la Slovénie et la Croatie, dans les Balkans.

Le volume de gaz russe qui transite par l'Autriche excède déjà 30 milliards de mètres-cubes par an. Une caractéristique importante de cet arrangement est que Gazprom gère directement le transit de son gaz à travers le territoire autrichien. Pendant la visite de Poutine, Gazprom a signé un mémorandum d'entente avec son homologue autrichien, OMV Gas International, selon lequel le premier acquérra une part dans le Centre Gazier d'Europe Centrale autrichien, qui contrôle le transport de gaz en Europe Centrale.

Gazprom construira aussi avec OMV, à Baumgarten près de Vienne, un Centre Gazier d'Europe Centrale et un Centre de Gestion du Transit du Gaz, qui sera le plus grand en Europe continentale. Le morceau le plus cruel de tous, vu de Washington, était qu'en toute probabilité Poutine a démoli un peu plus le projet Nabucco de gazoduc, dont les Etats-Unis avaient fait la promotion pour évacuer le gaz d'Asie Centrale, d'Erzurum en Turquie vers l'Autriche, en contournant la Russie. De façon ironique, l'Autrichienne OMV Gas International aurait dû être l'opérateur de Nabucco.

Les documents signés à Vienne témoignent de ce que Poutine a probablement convaincu l'Autriche que Gazprom pouvait approvisionner l'Europe Centrale en quantité suffisante et qu'il n'y avait pas de réel besoin pour Nabucco. Un commentateur russe a déclaré : "L'avenir de Nabucco semble à présent morose".

Somme toute, armée par les décisions du sommet trilatéral d'Asie Centrale des 11-13 mai (qui a scellé le rôle de la Russie dans l'exportation du gaz d'Asie Centrale), la visite de Poutine en Autriche a garanti que : (a) Gazprom élargit sa part de marché en Autriche ; (b) Gazprom gagne un accès direct au consommateur européen ; (c) la Russie utilisera l'Autriche comme couloir de transit pour capturer d'autres marchés européens ; (d) Les espoirs de Washington concernant Nabucco ont connu un revers ; (e) Moscou s'associera avec les pays balkaniques via l'Autriche, mettant en échec la stratégie étasunienne d'exclure la Russie de la région.

A l'intérieur du cœur de l'Europe

Il est clair que la stratégie de Washington, consistant à amener les pays européens vers un mode hostile contre la Russie sur les questions de sécurité énergétique, ne marche pas. La vérité est que les pays européens voient de plus en plus la Russie comme un partenaire d'affaires intéressant. L'investissement russe en Russie a cru de 180% au premier trimestre de cette année, comparé à la même période de l'année dernière, et a atteint 24,6 milliards de dollars (19 milliards d'euros).

Les investissements étasuniens se sont élevés à 364 millions de dollars [270 millions d'euros], là où tous les plus gros investisseurs en Russie au premier trimestre de 2007 ont été les pays européens. Ecrivant dans le magazine Newsweek, un expert des marchés émergents à Morgan Stanley Investment Management, Ruchir Sharma, a indiqué la semaine dernière que la Russie est à la fois une économie statique et libérale.

Les hommes d'affaires européens l'ont compris. Ils savent que les retours sur investissements sont élevés en Russie. Sharma a déclaré : "Ce qui distingue la Russie des autres nombreux pays riches en pétrole est la qualité de son capital humain, quelque chose qui aide le pays à converger rapidement avec les pays plus développés en termes d'affaires prospères et de culture de consommation".

Ainsi, contrairement au pronostic des observateurs américains, BP, qui était sous pression à propos des champs gaziers de Kovykta en Sibérie, a choisi de développer son business en Russie et de former une "alliance stratégique" avec Gazprom plutôt que de laisser tomber.

Ceci, même après avoir été forcé de vendre ses 63% d'intérêts dans Russia Petroleum. Pour citer der Spiegel, "La leçon que toutes les grosses compagnies apprennent en Russie est que dans un environnement de prix élevés, il est très difficile de survivre sans un partenaire local… Et cela signifie aider les Russes, qui ont beaucoup de liquidités, avec une technologie avancée et une expansion à l'étranger."

Der Spiegel a fait le commentaire suivant : "La compagnie [BP] dit qu'elle a déjà récupéré son investissement d'environ 8 milliards de dollars… BP ne peut guère se permettre de perdre une entreprise qui compte pour un cinquième des ses réserves mondiales, un quart de sa production et 10% de ses bénéfices… BP est en Russie pour longtemps."

Les analystes stratégiques américains ressentent de l'exaspération du fait que les capitales européennes ne se coordonnent tout simplement plus avec Washington sur les questions de coopération énergétique avec la Russie. Le Commissaire européen à l'énergie, Andris Piebalgs, a déclaré à brûle-pourpoint à Radio Liberty : "Il n'y a aucune raison de douter de la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur, puisque c'est dans l'intérêt financier de ce pays de tenir ses promesses. Cependant, on peut s'attendre à ce que la Russie fasse ce qui est bon pour elle. Je pense que nous devrions être positifs".

Piebalgs a poursuivi en sous-entendant que Washington pourrait aider en levant les sanctions contre l'Iran. "Sans aucun doute, nos espoirs résident dans le fait que nous pourrions résoudre la question de l'enrichissement d'uranium avec l'Iran, parce que l'Iran a un potentiel énorme pour les approvisionnements", a déclaré Piebalgs.

Nous pourrions trouver cette interaction entre ces divers facteurs dans le méga-accord de gazoduc russo-italien, qui a été annoncé la veille du départ de Poutine pour Zagreb. En termes d'accord, Gazprom et l'italien ENI construiront un nouveau gazoduc de 5,5 milliards de dollars [4 milliards d'euros], qui s'appellera Yuzhy Potok [le flux méridional] de la Russie vers l'Europe avec une capacité annuelle de 30 milliards de mètres-cubes.

Ce pipeline de 900 kilomètres partira de Beregovaya en Russie, traversera la Mer Noire à une profondeur maximum de 2 km et, après avoir rejoint la Bulgarie, se séparera, avec une partie se dirigeant vers le sud de l'Italie (et la Grèce) et une autre en direction de la Roumanie, la Hongrie et la Slovénie vers l'Italie du nord. Un embranchement latéral depuis la Hongrie vers l'Autriche est une autre possibilité. La construction du projet, dans lequel la Russie et l'Italie partageront les coûts, débutera dès le début de l'année prochaine. Il est prévu qu'il sera terminé en trois ans.

Les pays le long de ce parcours se verront offrir une part minoritaire dans ce projet mais, ce qui est intéressant, aucun accord de transit n'est envisagé. (Poutine a annoncé à Zagreb que la Russie en a enfin terminé avec ses accords de transit pour ses exportations vers l'Europe.) On s'attend à ce que le "Flux Méridional" trouve sa source en Asie Centrale et en Sibérie.

Au fur et à mesure que les implications de ce programme font leur chemin, les spécialistes américains s'emmêlent les pinceaux. Ils réalisent qu'à ce rythme, il pourrait bientôt ne plus y avoir de "grand jeu" dans la course en amont pour le gaz d'Asie Centrale. De la même façon, en aval, la Russie s'est introduit dans le canevas confortable fermé que Washington a érigé dans les Balkans sur les débris de l'ancienne Yougoslavie.

L'art du kuzushi

Poutine a souligné la signification stratégique de ces développements lorsqu'il s'est adressé au sommet énergétique de Zagreb. Il a attiré l'attention sur le fait qu'en 2006 la Russie a fourni jusqu'à 73 milliards de mètres-cubes de gaz naturel à l'Europe du sud et du sud-est (la moitié de toutes ses exportations de gaz vers l'Europe), auxquels il faut ajouter 59 millions de tonnes de pétrole. Il a déclaré que la Russie voulait un partenariat basé sur les principes de "l'équilibre d'intérêts".

Poutine a présenté la portée immense de cette coopération qui va de la vente du gaz russe à l'amélioration des infrastructures énergétiques des Balkans. Elle se servira de cette région comme d'un itinéraire de transport pour le gaz russe, construira des réservoirs souterrains en nombre dans les pays balkaniques, développera le réseau gazier en Macédoine, étendra le réseau de gazoducs à l'Albanie, la Serbie méridionale et le Kosovo, prendra part à la privatisation et à la modernisation des capacités de la génération énergétique des pays balkaniques, reconstruira les installations énergétiques de l'ère soviétique dans les Balkans et développera la création de centres régionaux de transit énergétique.

Il a choisi le secteur de l'électricité et a proposé une synchronisation des systèmes énergétiques en Europe occidentale, centrale et méridionale avec les systèmes énergétiques du Commonwealth des Etats Indépendants et des Etats baltes. Poutine a déclaré : "La mise en place de ce programme nous permettra de créer une chaîne électrique formant un cercle autour de l'ensemble de la région de Mer Noire et unifiant tous les pays européens situés dans cette région. Ceci aidera à mettre en place les principaux paramètres pour un marché énergétique commun."

Le quotidien russe Kommersant a résumé les implications de longue portée de ce que Moscou a rassemblé ces dernières semaines. Il a déclaré : "Le gaz coulera en Europe de différents côtés, l'entourant dans un véritable cercle. Mais ce gaz appartiendra toujours, soit à la Russie, soit à quelque pays que la Russie contrôle avec rigidité, voire avec férocité."

L'essentiel du manuel de judo de Poutine traite du kuzushi, l'art de rompre l'équilibre de votre adversaire. Page après page, à l'aide de dessins délicats, Poutine explique avec lucidité les implications des huit projections de secours qui marcheront si une projection initiale échoue. La politique énergétique en Europe méridionale et du sud-est laissera Washington se demander combien Poutine a de projections en réserve, entre maintenant et mars prochain, lorsqu'il quittera son poste au Kremlin.

En politique, neuf mois peuvent être une durée très longue. Et que se passera-t-il si, dans l'entrefaite, les Européens se mettent au judo, alors que les Etats-Unis resteront coincés dans les affaires du Proche-Orient ? En fait, c'est pour le lecteur européen ordinaire que Poutine a écrit ce livre. Selon Poutine, le judo nécessite une concentration maximale de l'esprit, un régime diététique contrôlé et une vie généralement disciplinée. La force physique brutale en tant que telle n'est pas un attribut nécessaire.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2007 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.