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diplomatie

La Russie, la Chine et l’Inde suivent des voies séparées

Par M K Bhadrakumar
Asia Times Online, le 5 novembre 2009

article original : "Russia, India and China go their ways"

Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est visiblement hors pair. Seule une poignée de ministres des affaires étrangères peut l’égaler dans le professionnalisme qu’il a affûté au cours de dizaines d’années dans la diplomatie internationale. Il quitte rarement le ring les mains vides.

Toutefois, une de ces rares occasions est arrivée lorsqu’il est monté à bord de son avion avec son entourage la semaine dernière et qu’il a entamé avec méfiance son vol de retour depuis Bangalore, la capitale de l’Etat méridional [indien] de Karnataka, où il a participé à une réunion du format trilatéral Russie-Inde-Chine (RIC).

Ces derniers mois, Moscou a fait de son mieux pour amener l’Inde et la Chine à se rapprocher sur une initiative régionale commune sur l’Afghanistan. La réunion du RIC à Bangalore s’est déroulée avec en toile de fond la guerre de huit ans qui sévit dans l’Hindu Kush, irradiant d’énergie négative toutes les régions voisines – le Caucase et l’Asie Centrale, la Région Autonome Chinoise du Xinjiang, la province iranienne du Sistan-Baloutchistan et les zones tribales pakistanaises. Cependant, les diplomates russes n’ont été que des témoins impuissants alors que des remous dans les liens sino-indiens ont commencé à polluer leurs efforts pour amener Pékin et Delhi à se rapprocher à Bangalore sur les questions centrales de sécurité régionale. Ils ont fini par jeter l’éponge.

La Russie fait bonne contenance

Les Russes, dont le projet fétiche est le RIC, ont dû se sentir exaspérés par leurs amis indiens « qu’ils travaillent depuis longtemps ». Mais ils n’ont pas dû être surpris. Il se peut qu’ils aient anticipé que le déséquilibre au sein du format RIC impacterait la réunion de Bangalore. Alors que la Russie et la Chine intensifient leur coopération, l’Inde a largement négligé ses liens avec la Russie dans les années de l’après-Guerre Froide, bien qu’elle ait récemment montré un intérêt renouvelé pour raviver cette relation atrophiée ; l’Inde et la Chine, d’un autre côté, se sont rapprochées progressivement au cours de la dernière décennie, mais seulement pour se déchirer spectaculairement au cours de la dernière période.

Moscou fait généralement beaucoup de battage médiatique lorsqu’une réunion du RIC approche. Cette fois-ci, la Russie a adopté une approche sobre. Un article du commentateur de premier plan, Vladimir Skosyrev, dans le journal influent Nezavisimaya Gazeta, a souligné que les problèmes bilatéraux sino-indiens – les querelles de frontière et les activités du dirigeant spirituel tibétain en exil, le Dalaï-Lama, en Inde – impactaient négativement le travail du RIC.

Après la réunion du RIC, Lavrov a fait tout ce qu’il a pu pour faire bonne contenance vis-à-vis du pronostic de Skosyrev. Il a déclaré : « Je veux dire qu’aucun problème bilatéral entre l’Inde et la Chine n’a eu le moindre impact sur la réunion [du RIC] d’aujourd’hui. A aucun moment ces thèmes n’ont fait surface ». C’est vrai, les ministres indien et chinois des affaires étrangères ont tenu une réunion séparée de 90 minutes pour se consacrer aux questions brûlantes de leurs relations bilatérales.

Lavrov s’est donné du mal pour expliquer que le RIC prenait la forme d’un « format très prometteur », à la vue du « dialogue » sur l’agriculture, la santé et les entreprises. Il a minimisé le rôle du RIC pour façonner toute initiative sur l’Afghanistan. Lavrov a proposé une explication assez longue :

Le RIC est un groupe de pays qui sont tous nécessaires pour mobiliser les efforts régionaux. Mais ils ne suffisent pas. Tous les voisins de l’Afghanistan sont nécessaires. Les Etats-Unis, le principal fournisseur de troupes […] est nécessaire. L’Iran est nécessaire. Les pays d’Asie Centrale sont nécessaires. Le RIC est un groupe qui n’a pas du tout été créé pour les affaires afghanes, mais pour toutes sortes d’autres raisons […] Bien que l’Inde, la Russie et la Chine aient une influence sur la manière de normaliser la situation en Afghanistan, nos efforts ne sont pas suffisants. Ces trois nations peuvent et veulent travailler avec d’autres acteurs majeurs pour développer une stratégie collective, c’est-à-dire exactement collective.

Delhi confronté à l’isolement

Ce n’est pas que le format RIC n’ait pas de raison d’être – ainsi que les éléments pro-américains de la communauté stratégique et des médias indiens essayent constamment de l’établir. Sa pertinence est profonde, puisque trois grands pays ayant des préoccupations communes sur le continent asiatique se réunissent au sein d’un format exclusif pour discuter d’intérêts partagés sur les questions centrales de la sécurité régionale – le terrorisme, l’extrémisme religieux, le séparatisme politique, etc. – et coordonner leurs politiques.

Il ne fait aucun doute que la coopération régionale est devenue le leitmotiv de la politique internationale au sein de la nouvelle réalité d’un monde polycentrique. La politique mondiale commence à opérer dans un nouveau système coordonné. Les formats régionaux restent pour l’instant essentiellement des formats de dialogue, avec des ordres du jour relativement modestes, mais tout le monde comprend que ces formats établissent une certaine norme d’égalité dans les relations de coopération.

La régionalisation de la politique mondiale s’occupe de diverses contraintes. Le besoin se fait souvent sentir pour trouver des solutions régionales aux conflits et aux situations de crise. Une fois encore, la régionalisation remplace les mécanismes mondiaux, lorsque ces derniers sont insuffisants ou absents. D’autres fois, un filet de sécurité est simplement nécessaire en cas de « dé-mondialisation » probable (comme en Afghanistan), afin d’arrêter la fragmentation. Il est clair que les formats régionaux apportent des possibilités supplémentaires à la formation de programmes unificateurs.

Mais, contrairement à la Russie et à la Chine, qui ont un goût prononcé pour les formats régionaux, la diplomatie indienne traîne généralement la patte. La taille prépondérante de l’Inde dans cette région et ses relations problématiques avec la Chine et le Pakistan comptent en partie pour sa réticence. Mais la crise qui monte dans la région pakistano-afghane démontre les défauts de « l’approche en solo » de l’Inde. L’incapacité de Delhi à prendre part aux initiatives régionales sur l’Afghanistan isole pratiquement l’Inde dans cette région.

Il est évident que son isolationnisme nationaliste réduit l’Inde au simple statut d’observateur lorsque des processus régionaux capitaux se déroulent. Il y a eu des tentatives systématiques de la part d’éléments influents de la communauté stratégique indienne de ridiculiser, voire de descendre carrément en flammes et de saper l’implication de l’Inde dans les processus régionaux – tels que le RIC – qui excluent les Etats-Unis ou vis-à-vis desquels Washington reste antithétique.

L’Inde a un maximum à perdre en l’absence d’initiative régionale sur le règlement du problème afghan. Delhi a une vision archaïque des Taliban. Tandis qu’il y a une large reconnaissance dans la région que les Taliban sont une réalité politique afghane, Delhi reste à l’écart. L’establishment de la sécurité a Delhi dicte le rythme à la diplomatie indienne et à sa vision – les Taliban sont la progéniture des services secrets pakistanais [l’ISI] et, par conséquent, l’Inde ne peut pas admettre que les Taliban jouent un rôle dans la structure de pouvoir en Afghanistan.

Mais, là encore, le conflit afghan est tout d’abord un conflit fratricide, et une solution durable doit tout englober. Par ailleurs, qui sont les Indiens pour prescrire ce qui est bon pour le peuple afghan ? Delhi aurait gagné à travailler avec des pays qui partagent largement les craintes de l’Inde sur l’ascendance des forces radicales dans la région et qui acceptent pourtant l’inévitabilité d’un règlement global pan-afghan.

Parmi les pays régionaux majeurs, il y aurait principalement la Chine, la Russie et l’Iran. A présent, ces trois pays sont devant l’Inde pour forger des matrices régionales dans lesquelles ils font avancer leurs intérêts nationaux. La Russie et la Chine travaillent ensemble au sein de l’Organisation de la Coopération de Shanghai. La Russie a également un système d’alliance dans l’Organisation du Traité de Sécurité Collective. L’Iran a initié son propre format trilatéral avec le Pakistan et l’Afghanistan.

La soustraction chinoise d’Obama

Il est sûr que Washington a poussé un gros soupir de soulagement en voyant que le processus du RIC n’a pas réussi à mûrir. Le moment effroyable, du point de vue des Etats-Unis, aurait été que le RIC commence à récolter les fruits de son activisme régional. Par conséquent, l’état de santé du RIC a été continuellement l’objet d’une curiosité intense de la part de Washington. Les Etats-Unis ont essayé de prendre le contrôle du RIC – exactement comme ils le font au regard de l’idée naissante à Tokyo d’une communauté d’Asie Orientale. Ainsi que le président de l’influente Fondation Japonaise, Kazuo Ogoura, l’a écrit la semaine dernière, « Il est intolérable [pour Washington] de voir les Asiatiques envisager leurs relations entre eux sous une forme qui exclurait les Etats-Unis ».

Moscou se sentira concerné. Lavrov a admis franchement à des journalistes russes qui l’accompagnaient, « L’administration [de George W.] Bush a péché par une interprétation irrationnelle des efforts collectifs […] Obama a annoncé une philosophie différente – une action collective, qui appelle à une analyse, une prise de décision et une mise en application conjointes, plutôt que tous les autres qui suivent les décisions de Washington. [Mais] jusqu’à présent, l’inertie subsiste aux Etats-Unis au niveau des exécutants, lesquels suivent toujours le même sentier battu […] C’est un processus qui prendra du temps avant que la volonté du président ne soit traduite par ses subordonnés dans un langage d’actions pratiques […] la nécessité d’une analyse conjointe sur l’Afghanistan reste évidente. »

L’échec du RIC à Bangalore à travailler essentiellement sur une initiative régionale concernant l’Afghanistan garantit que les Etats-Unis peuvent désormais faire avancer leur propre stratégie consistant à conclure individuellement « des marchés d’ensemble » avec les trois principales puissances régionales – la Russie, la Chine et l’Inde.

Il est concevable que la « soustraction chinoise » sera un résultat substantiel de la visite à venir du Président Barack Obama à Pékin. Le communiqué de presse du Pentagone sur les discussions entre le Secrétaire US à la Défense, Robert Gates, et vice-président en visite de la commission centrale de l’Armée de Libération du Peuple Chinois, le Général Xu Caihou, disait que les deux camps « s’étaient mis d’accord sur la nécessité de travailler ensemble » sur l’Afghanistan et le Pakistan.

L’attaché de presse du Pentagone, Geoff Morrell, a déclaré : « Ce qui l’emporte est qu’il y a un large accord sur l’importance de la situation et la manière de s’en occuper, en Afghanistan et au Pakistan, ainsi que sur la nécessité de travailler ensemble pour créer un environnement plus stable et plus sûr dans ces deux endroits. »

S’exprimant dans le New York Times, vendredi dernier, deux voix américaines influentes – Mark Brzezinski, qui a servi au Conseil National de Sécurité dans l’administration de Bill Clinton, et Mark Fung de l’Université d’Harvard, qui a une influence de longue date concernant Pékin – ont soutenu qu’Obama doit emporter avec lui une « liste de priorités chinoises » appropriée lorsqu’il se rendra à Pékin. Ils ont écrit :

On peut identifier trois « engagements » dominants, lesquels, s’ils sont mis en application, refaçonneraient de façon importante les relations entre les Etats-Unis et la Chine et répondraient aux défis sérieux auxquels les deux pays sont confrontés. D’abord, établir un mécanisme officiel entre les dirigeants des Etats-Unis, de la Chine et du Pakistan. La Chine est le soutien le plus important du Pakistan, à la fois à cause de leur proximité régionale et de la perception de la Chine que le Pakistan constitue un contrepoids à l’Inde […] Les intérêts des Etats-Unis et de la Chine sont en harmonie au Pakistan : supprimer l’activité fondamentaliste extrémiste, stabiliser le leadership politique et encourager la croissance économique […] Les Etats-Unis devraient bien faire comprendre qu’ils ne veulent pas supplanter l’influence de Pékin à Islamabad, mais qu’une approche tripartite ferait avancer les intérêts mutuels […] Le voyage d’Obama à Pékin fournit une occasion d’élever cette relation pour inclure un engagement constructif dans les zones concentriques d’intérêt mutuel – stabiliser le Pakistan, faire avancer les intérêts de la négociation en Afghanistan et coopérer sur les questions de sécurité et de défis partagés en Asie Orientale.

La crise afghane provoque très certainement un changement du modèle géopolitique. Et si le camp chinois avait sa propre « liste de priorité vis-à-vis d’Obama » ? Pékin aurait toutes les raisons de demander : Comment la Chine pourrait-être possiblement coopérer dans le domaine de la sécurité avec les Etats-Unis et l’alliance occidentale en Afghanistan, lorsque l’Ouest maintient contre la Chine un embargo sur les armes vieux de 20 ans ?

L'Ambassadeur M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Parmi ses affectations : l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.


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