Sécurité énergétique
Les ministres des affaires étrangères sont des personnes très occupées — en particulier les diplomates créatifs et débordant d'énergie que sont le Russe Sergueï Lavrov et l'Iranien Manouchehr Mottaki, représentant des capitales qui attachent traditionnellement beaucoup d'importance à la diplomatie internationale.
Par conséquent, le fait même que Lavrov et Mottaki se soient rencontrés pas moins de quatre fois en autant de mois suggère beaucoup de choses sur la haute importance que les deux capitales attachent à leur compréhension mutuelle aux niveaux bilatéral et régional.
Moscou et Téhéran ont travaillé dur ces derniers mois pour laisser derrière eux leurs prises de bec concernant le calendrier de la construction de la centrale nucléaire de Bushehr en Iran. La première livraison russe de carburant nucléaire pour Bushehr sous la surveillance de l'Agence Internationale à l'Energie Atomique (AIEA) est finalement arrivée à Téhéran lundi dernier. "Nous nous sommes mis d'accord sur un calendrier avec nos collègues iraniens pour terminer la centrale et nous ferons une annonce fin-décembre", a déclaré Sergueï Shmatko, le président d'Atomsroiexport, qui construit Bushehr.
Au minimum, la porte s'ouvre pour une implication plus profonde de la Russie dans l'ambitieux programme iranien d'énergie nucléaire civile. Mais la coopération russo-iranienne ne s'arrête pas à l'énergie nucléaire. L'Iran est un interlocuteur d'importance cruciale pour la Russie dans le secteur de l'énergie. Le règlement de Bushehr est un préalable nécessaire pour que la confiance mutuelle, essentielle à une coopération russo-iranienne, devienne réalité. Evidemment, Moscou se positionne avec empressement pour le grand événement qui aura lieu en 2008 sur la scène énergétique : l'entrée de l'Iran en tant que pays exportateur de gaz.La Russie s'affermit en 2007
En fait, la manière dont Moscou procède avec la reconfiguration des relations russo-iranienne pourrait bien former la pièce centrale de la géopolitique de la sécurité énergétique en Eurasie en 2008. La dynamique sur ce front se déroulera sans aucun doute sur un vaste théâtre qui s'étend bien au-delà de l'espace eurasiatique, partout jusqu'à la Chine et le Japon, à l'est, et jusqu'au cœur-même de l'Europe, à l'ouest où coule le Rhin.
Ce qui place la Russie en tête précoce dans cette course à venir est sa victoire fantastique qui lui a permis en 2007 de rafler la mise de l'énergie eurasienne. Mais 2007, en tant que telle, a commencé sur une note acrimonieuse pour Moscou lorsque deux minutes avant que la pendule ne sonne les douze coups de minuit, le 31 décembre, la Russie a signé un accord gazier avec la Biélorussie, dans lequel cette dernière aurait à payer pour les fournitures de gaz russe au prix du marché selon une échelle proportionnelle s'étalant sur les cinq prochaines années. Les détracteurs du Président Vladimir Poutine se sont rués sur ce moment pour le décrire comme un mégalomane fantasque.
Le critique Pavel Felgenhauer, basé à Moscou, s'est précipité pour condamner l'état d'esprit "hautement agressif, sans scrupule et revanchard" de Poutine, en tant que dictateur, et a prophétisé que la "pression sur la Biélorussie tombera très probablement à plat … Ceci pourrait saper l'autorité du Kremlin … et provoquer une acrimonie interne [au sein du Kremlin] à haut niveau". D'autres détracteurs occidentaux ont prévenu les pays européens de ne pas compter sur la dépendance de la Russie comme fournisseur d'énergie.
Rétrospectivement, une grande partie de ces critiques vicieuses pourrait sembler être soit un préjugé intéressé, soit une véritable dérision, mais cela n'a pas empêché l'acrimonie de donner le ton de la géopolitique énergétique durant l'année 2007. De prime abord, la Russie opérait une transition vers les prix du marché pour ses exportations d'énergie, ce qui était plutôt la meilleure chose à faire si elle voulait intégrer l'économie mondiale d'une façon cohérente avec les larges orientations de sa politique économique libérale.
En vérité, le Kremlin n'avait aucune raison de poursuivre les subventions de l'ère soviétique aux anciennes républiques soviétiques comme l'Ukraine ou la Biélorussie. L'efficacité exigeait que la Russie permette aux forces du marché de prévaloir. En réalité, c'était aussi le conseil du monde capitaliste au Kremlin.
Ce qui a fait enrager les détracteurs occidentaux est que combiné avec le contrôle étatique du pétrole et du gaz (et en fait les pipelines), le Kremlin manœuvrait aussi vers une position de commandement sur la carte énergétique de l'Europe. De son propre point de vue, la Russie pouvait prétendre qu'elle ne faisait que poursuivre une stratégie coordonnée destinée à s'intégrer aux économies européennes.
Mais les Etats-Unis voyaient les implications de la stratégie russe comme étant très graves dans l'ensemble pour les relations transatlantiques, alors que cela jetait une ombre sur tout l'éventail de buts, d'objectifs stratégiques et de politique de sécurité dont Washington avait fait la promotion au sein de la structure de l'alliance euro-atlantique dans les années de l'après-Guerre Froide. Autrement dit, Washington craint que la dérive stratégique de l'Europe puisse devenir réalité à moins que la Russie ne soit stoppée net.La dépendance de l'Europe sur l'énergie russe
Après beaucoup d'insistance de la part des Etats-Unis pour une politique européenne coordonnée de sécurité énergétique, les membres de l'Union Européenne (UE) ont adopté lors de leur sommet de printemps à Bruxelles un plan d'action pour la sécurité énergétique pour 2007-2009, qui soulignait le besoin de diversifier les sources d'énergie et les voies de transport de l'Europe. Mais la réalité sur le terrain continue d'être la suivante : la dépendance de l'Europe sur l'approvisionnement russe d'énergie augmente. En 2006, l'Europe a importé de la Russie 290,8 millions de tonnes de pétrole et 130 milliards de mètres-cubes de gaz.
Avec la consommation européenne d'énergie qui croît rapidement, la dépendance de ses importations sur la Russie est aussi prête à s'accroître. L'Europe, qui a importé environ 330 milliards de mètres-cubes de gaz en 2005, aura besoin de 200 milliards de mètres-cubes supplémentaires par an d'ici à 2015. Et la Russie a les plus grandes réserves de gaz naturel du monde, estimées à 1.688 trillions de mètres-cubes, en plus de la septième plus grande réserve de pétrole, dépassant les 70 milliards de barils (tandis que de vastes régions de Sibérie orientale et de l'Arctique restent inexplorées).
D'un autre côté, l'autosuffisance de l'Europe en énergie décline rapidement. D'ici à 2030, on s'attend à ce la production [européenne] de pétrole et de gaz chute respectivement de 73% et de 59%. La conséquence est que d'ici 2030, les deux-tiers des besoins européens en énergie devront être couverts par les importations. Dans le mix énergétique européen, la dépendance sur les importations de pétrole d'ici à 2030 atteindra 94% de ses besoins et 84% pour le gaz naturel.
Au fur et à mesure que l'offre se concentrera entre les mains de la Russie, le Kremlin se retrouvera en position de dicter les prix du pétrole et du gaz. Il y a aussi la possibilité que la situation même de l'offre et de la demande devienne moins élastique — la demande interne de gaz de la Russie, par exemple, augmente de plus de 2% par an.
Il est clair que l'économie de l'offre énergétique à l'Europe devient hautement politisée. Ariel Cohen, un spécialiste de la Russie très en vue dans le groupe de réflexion étasunien, Heritage Foundation, qui est en lien étroit avec l'administration de George W. Bush, a écrit récemment : "C'est dans l'intérêt stratégique des Etats-Unis d'atténuer la dépendance de l'Europe sur l'énergie russe. Il est probable que le Kremlin se servira de la dépendance de l'Europe pour promouvoir son agenda de politique étrangère largement anti-américain. Ceci limiterait de façon significative l'espace de manœuvre disponible aux alliés européens de l'Amérique, les obligeant à choisir entre une offre énergétique abordable et stable et se mettre du côté des Etats-Unis sur certaines questions-clés".
Cohen a mis en garde : "Si la tendance actuelle prévaut, le Kremlin pourrait traduire son monopole énergétique en une influence intenable sur la politique étrangère et la politique de sécurité en Europe, au détriment des relations euro-américaines. En particulier, la Russie cherche à faire reconnaître son rôle prédominant dans l'espace post-soviétique et en Europe de l'Est … Ceci affectera les questions géopolitiques importantes pour les Etats-Unis, telles que l'expansion de l'OTAN [l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord] vers l'Ukraine et la Géorgie, la défense par les missiles balistiques, le Kosovo et l'influence des Etats-Unis et de l'Europe dans l'espace post-soviétique".L'escalade de la rivalité entre les Etats-Unis et la Russie
Au cours des douze derniers mois, l'administration Bush a donc fait pression pour le développement de nouvelles lignes de transit de l'énergie depuis la Caspienne et l'Asie Centrale qui contournent la Russie. Washington a travaillé avec ardeur pour faire avancer ses propositions pour la construction de pipelines pétroliers et gaziers reliant le Kazakhstan et le Turkménistan à l'Europe à travers la Mer Caspienne ; de nouveaux pipelines qui relieraient l'oléoduc Bakou/Tbilissi/Ceyhan [BTC] avec le gazoduc Bakou/Erzurum (faisant de la Turquie le nœud énergétique de l'Europe) ; et le pipeline Nabucco qui propose de relier l'Azerbaïdjan et les pays d'Asie Centrale avec les marchés du sud de l'Europe.
Cependant, alors que l'année touche à sa fin, il devient clair que le Kremlin a soit tué dans l'œuf, soit entravé d'une manière ou d'une autre les diverses tentatives étasuniennes de contourner le rôle de la Russie en tant que fournisseur-clé d'énergie pour l'Europe. Effectivement, la contre-stratégie de Moscou a pour but d'augmenter encore plus le profil et la capacité de la Russie d'être le fournisseur énergétique dont dépend l'Europe et, ainsi, obliger les pays européens consommateurs à négocier avec elle, comme un partenaire ayant des intérêts égaux et partagés.
Le mois de mai a été le véritable tournant. La géopolitique de l'énergie en Eurasie a tourné de façon décisive en faveur de la Russie. Lors d'un sommet tripartite dans la ville de Turkemenbashi (Turkménistan) le 12 mai, Poutine et ses homologues kazakh et turkmène ont signé une déclaration d'intention pour mettre à niveau et étendre les gazoducs du Kazakhstan et du Turkménistan le long de la côte de la Mer Caspienne directement vers la Russie. Le président de l'Ouzbékistan, Islam Karimov, a aussi signé séparément le 9 mai pour une modernisation du pipeline Turkménistan/Ouzbékistan/Kazakhstan/Russie. Ces deux pipelines sont des composants du système de pipelines d'Asie Centrale de l'ère soviétique à destination de la Russie. Le projet quadripartite est essentiellement destiné au transport de la production gazière du Turkménistan, qui sera presque entièrement achetée par la Russie pendant une période de 25 ans.
Par la suite, les Etats-Unis et l'Europe ont fait des efforts herculéens pour obtenir d'Ashgabat [la capitale turkmène] qu'elle résilie son engagement à ce projet avec la Russie, mais ils ont échoué. Au cours de l'année passée, 16 délégations à haut niveau se sont rendues de Washington à Ashgabat à ce sujet. Donc, lorsque le Premier ministre russe, Viktor Zubkov, a finalement signé l'accord concernant le pipeline côtier de la Caspienne le 12 décembre, avec ses homologues kazakh et turkmène, le rideau est tombé sur l'une des luttes des plus dures du grand jeu de l'ère post-soviétique. Moscou en est sorti grand vainqueur, réaffirmant sa position prééminente dans la région de la Caspienne.
L'engagement du gaz turkmène avec la Russie a des implications plus larges. Pour une bonne raison : le sort des propositions soutenues par les Etats-Unis pour un pipeline trans-Caspienne et le pipeline Nabucco dépendait grandement sur la disponibilité du gaz turkmène et kazakh. Leur avenir est à présent très flou. Cela, en retour, signifie que l'Europe se retrouve de plus en plus avec une seule option sérieuse pour diversifier ses importations de gaz : l'Iran.
En mai, Poutine a frappé une deuxième fois lorsqu'il s'est rendu à Vienne et, dans un progrès spectaculaire, a entraîné l'Autriche dans un partenariat énergétique clé, plaçant ce pays comme une base pour la future expansion de Gazprom sur le territoire européen. Les accords signés à Vienne le 23 mai ont donné un aperçu des plans de Gazprom pour construire un centre gazier pour l'Europe Centrale et un centre de gestion du transit gazier, le plus grand de l'Europe continentale, à Baumgarten, près de Vienne ; l'expansion de la part de marché de Gazprom en Autriche ; la livraison de gaz directement par Gazprom aux consommateurs autrichiens — pour la première fois en Europe ; et un projet pour utiliser l'Autriche comme couloir de transit pour les exportations russes de gaz aspirant à capturer de nouveaux marchés européens. La "défection" de l'Autriche vers le camp russe a asséné virtuellement le coup de grâce à la stratégie de Washington de réduire la part russe du besoin croissant de l'Europe pour le gaz. Mais Moscou est allé de l'avant. Le 25 juin, Gazprom a signé avec l'Italien Eni un protocole d'entente (qui s'est finalisé le 22 novembre en accord) sur un projet de 5,5 milliards de dollars pour construire un gazoduc de 900 kilomètres ("le Flot Méridional") avec une capacité annuelle totale de 30 milliards de mètres-cubes. Ce pipeline courra de Beregovaya en Russie, sur la Mer Noire, vers la Bulgarie, où il se séparera en deux branches se déployant pour atteindre le sud de l'Italie, la Grèce, l'Autriche, la Slovénie, la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie.
Une déclaration de Gazprom a mis en lumière les profondes implications du projet de "Flot Méridional" lorsqu'elle a dit sur un ton bien étudié : "C'est une réelle nouvelle étape dans la mise en place de la stratégie de Gazprom consistant à diversifier les routes d'approvisionnement en gaz naturel russe vers les pays européens et une contribution considérable à la sécurité énergétique de l'Europe".
Ce qui s'est déroulé est vraiment une série spectaculaire de succès pour la Russie, qui fait d'un côté la course en tête pour le transit et l'approvisionnement dans le grand jeu énergétique de la Caspienne, tout en étant très en avance dans la course en amont pour le gaz d'Asie Centrale afin d'alimenter ces projets.
Mais ce ne fut pas tout. Il était très évident que la stratégie du Kremlin ne concernait pas seulement l'énergie. Moscou gardait en tête l'agenda d'ensemble consistant à intégrer le business et l'industrie russe avec des partenaires européens importants. Commentant le projet de Flot Méridional, le Wall Street Journal a fait remarquer :Le gouvernement italien est allé à l'encontre des préoccupations de l'Europe concernant Gazprom, appuyant agressivement la Russie comme partenaire stratégique dans l'énergie et d'autres domaines, tels que l'aviation. Juste la semaine dernière [c'était à la mi-juin], le Ministre des Affaires Etrangères Massimo D'Alema, a tenu cour à Rome avec Dimitri Medvedev, le premier vice-Premier ministre de la Russie et aussi président de Gazprom, pour discuter de coopération sur tout un éventail de secteurs. Une compagnie aérienne italienne, par exemple, a récemment annoncé son intention d'acheter l'avion commercial russe, et un contractant italien du secteur de la défense, Finmeccanica SpA, développe conjointement un avion de chasse avec une société russe.
Rien n'aurait pu montrer plus radicalement le changement dans les modèles géopolitiques que le premier sommet énergétique des pays des Balkans — une région où les Etats-Unis ont constamment cherché à exorciser l'influence historique de la Russie — qui s'est tenu à Zagreb le 24 juin. Poutine y était convié en tant qu'invité spécial. S'adressant à ce sommet, Poutine a présenté les objectifs russes en matière de coopération énergétique avec l'Europe. Il a déclaré que la coopération devrait être basée sur un "équilibre d'intérêts", "la responsabilité égale des fournisseurs, des pays de transit et des consommateurs", "des relations d'affaires justes et transparentes" et des "relations à long terme". Il a virtuellement prévenu que la mutualité d'intérêts doit impliquer que l'Europe démantèle ses régimes discriminatoires dirigés contre les sociétés russes en matière de commerce et d'investissement.
Le quotidien russe Izvestia a rapporté qu'en 2006, les gouvernements européens ont bloqué des accords, pour une valeur totale de 80 milliards de dollars, impliquant des sociétés russes. Dans son commentaire de juillet, ce quotidien a fait remarquer : "Les relations entre l'Union Européenne et les investisseurs russes en viennent à ressembler à un combat armé … Le Parlement Européen maintient que les sociétés étrangères n'ont aucun droit d'acquérir les réseaux européens de distribution de gaz et d'électricité. L'Europe craint de plus en plus d'être achetée par des étrangers : la perspective des consommateurs néerlandais recevant des factures de gaz et d'électricité portant le logo de Gazprom ; de stations-service en Suisse aux couleurs de LUKoil, rouges et noires ; et d'électroménager en Grèce marqué 'Fabriqué par de l'Aluminium Russe'."
En vérité, la stratégie russe s'est aussi durcie de façon équivalente. La Russie a présenté encore un autre projet lorsqu'elle a proposé la construction d'un pipeline reliant Burgas à Alexandropolis. C'est, en essence, un rival du pipeline trans-Caspienne (CPC) que Washington a mis en avant pendant près d'une décennie. La capacité du pipeline russe sera de 15 millions de tonnes par an dans la première étape et de 35 millions de tonnes dans la seconde. La grande ironie est que c'est jusqu'à présent une copie conforme du CPC, vu qu'il implique aussi des volumes croissants de pétrole kazakh extrait par des entreprises occidentales.
En d'autres termes, Moscou prévoit que les volumes de pétrole, provenant des flux (grâce aux investissements massifs des majors pétrolières américaines Chevron, ConocoPhillips et Exxon Mobil) dans certains des champs les plus riches du Kazakhstan (le champ de pétrole de Tengiz, le champ de pétrole, de gaz et de condensé de Karachaganak, le champ de pétrole de Kashagan, etc.), seraient absorbés dans les routes de transit contrôlées par la Russie pour desservir les marchés européens. Un spécialiste américain à écrit avec amertume : "Cela pourrait escroquer les compagnies [américaines] et leurs actionnaires, renforcer le quasi-monopole de la Russie sur le transit de pétrole du Kazakhstan, faire échouer le couloir énergétique est-ouest de la Caspienne soutenu par les Etats-Unis et créer à la place un axe d'exportation de pétrole contrôlé par les Russes, s'étendant du Kazakhstan à la Grèce et plus loin".
Pendant ce temps, une lutte se forme pour le contrôle du champ pétrolier de Kashagan, qui est affiché comme la plus grosse découverte du monde des trente dernières années. Le Kazakhstan veut accroître sa part dans le Kashagan aux frais des sociétés occidentales. La renégociation de l'accord de partage de production de la concession de Kashagan pourrait très bien conduire la Russie à remplacer quelques-uns des partenaires occidentaux du Kazakhstan, même si des rapports indiquent que l'Américaine ExxonMobil fait un lobbying furieux pour garder sa part de 18,5% en tant qu'opérateur du champ pétrolier. Les enjeux sont manifestement élevés. Le Kashagan a des réserves prouvées de 35 milliards de barils de pétrole et des réserves potentielles estimées jusqu'à 70 milliards de barils. Lorsque ce projet commencera à produire, sa production journalière sera d'au moins 500.000 barils.
La bataille du Kashagan met en lumière que l'avance énorme que la Russie a enregistrée au cours des 12 derniers mois, pour le contrôle de l'énergie de la Caspienne et de l'Asie Centrale, n'a été rendue possible que par l'investissement massif des sociétés russes, d'une façon que les majors pétrolières américaines en compétition n'avaient jamais rencontrée dans des opérations à l'étranger.
Le dernier gros espoir des Etats-Unis en 2007 était le Turkménistan. Mais l'accord du 12 décembre signale que pour le futur prévisible, Ashgabat a décidé que Moscou était son partenaire favori pour ses exportations de gaz. Le lien qui se renforce entre la Russie et le Turkménistan arrive comme une gifle majeure pour les majors pétrolières étasuniennes.
Par conséquent, en tout et pour tout, l'année 2007 se termine sur une note amère pour Washington. Selon toute probabilité, les Etats-Unis reporteront leur amertume sur la Nouvelle Année. Il est clair que l'Europe n'est pas prête à coordonner sa stratégie énergétique avec les Etats-Unis. L'ancien chancelier allemand, Gerard Schröder a récemment fait voler en éclat l'affirmation des Etats-Unis, selon laquelle la Russie n'est pas un partenaire énergétique fiable. Il a déclaré : "L'expérience a assurément montré que l'Allemagne n'a jamais eu de problème d'approvisionnement et d'intégrité avec l'énergie importée en Allemagne depuis la Russie, pas pendant toutes les périodes capricieuses de la Guerre Froide, pas en ce moment-même et je n'en vois personnellement pas dans le futur".
Schröder a fait remarquer que les rivalités en matière d'énergie résident au cœur de la politique étasunienne d'encerclement de la Russie et derrière les tentatives persistantes de Washington dans une telle voie, alors que Moscou "n'est certainement pas ravie de cela".Le facteur iranien devient important
Dans un tel contexte d'ensemble, on peut s'attendre à ce que Moscou, durant les mois à venir, fasse de vigoureux efforts pour se coordonner avec l'Iran à propos de sa production et de ses exportations de pétrole et de gaz. La logique derrière une telle stratégie de coordination impliquant l'Iran est parfaitement claire. D'abord, Moscou sait parfaitement que les Occidentaux ont conscience que les énormes réserves d'hydrocarbures inexploitées de l'Iran constituent une alternative à l'offre russe. La Russie se battra pour rester en avance sur les ouvertures des Européens et, en fin de compte, des Américains, vis-à-vis de l'Iran.
Deuxièmement, le secteur des hydrocarbures en Iran est fermement placé sous le contrôle de l'Etat et Moscou et Téhéran sont en harmonie à ce sujet. Troisièmement, ces deux pays coordonneront leurs politiques énergétiques pour des objectifs géopolitiques plus larges au sein de la structure de coopération stratégique. De plus, les forces du marché dictent la logique de la coopération russo-iranienne. Moscou n'aimerait tout simplement pas se retrouver en concurrence avec l'Iran et vice-versa. La Russie et l'Iran contrôlent approximativement 20% des réserves pétrolières du monde et près de la moitié des réserves mondiales de gaz naturel et cela n'est que bon sens qu'ils s'accommodent l'un avec l'autre.
L'Iran est véritablement un partenaire énergétique important pour la Russie, et ce, pour de multiples raisons. Les compagnies pétrolières russes, qui regorgent de liquidités, ont envie d'investir à l'étranger. Le secteur productif iranien de pétrole et de gaz et les entreprises énergétiques iraniennes, telles que les projets de pipelines, offrent une proposition attractive pour les investissements russes. Une fois encore, la situation géographique de l'Iran est idéale comme débouché d'exportation pour les exportations énergétiques russes en expansion, et particulièrement son industrie ambitieuse de Gaz Naturel Liquéfié (GNL). A côté de cela, l'Iran est un membre influent de l'OPEP [Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole], dont les décisions ont un poids sur la stabilité des prix et les volumes des exportations russes.
Mais la considération la plus importante pour la Russie sera que la politique énergétique de l'Iran ne devrait pas entrer en conflit avec ses intérêts. Une fois que les Etats-Unis commenceront à discuter avec l'Iran, Téhéran aura beaucoup de choix pour accéder au capital étranger et à la technologie avancée d'extraction de pétrole et de gaz. L'Iran sondera à coup sûr les marchés du gaz, comme la Turquie, les Balkans et l'Europe Centrale et de l'Est. L'Iran a aussi envie de développer une nouvelle industrie du GNL. Par-dessus tout, L'Iran pourrait bien se retrouver en concurrence avec la Russie comme route majeure pour le pétrole et le gaz reliant les pays producteurs d'énergie de la Caspienne et d'Asie Centrale.
La coopération avec l'Iran n'est pas moins importante pour la Russie en termes de problèmes concernant la Mer Caspienne. Il est vrai que ces deux pays ont des points de vue divergents sur la façon de diviser la Mer Caspienne. La Russie préfère une ligne médiane comme solution, là où l'Iran a insisté sur un partage égal (20%) comme solution pour chaque Etat côtier sans tenir compte de la longueur des côtes. De la même manière, la Russie et l'Iran sont en accord profond dans leur opposition aux projets de pipelines trans-Caspienne menés par les Etats-Unis.
La priorité numéro un de la Russie dans la coopération énergétique avec l'Iran sera pour la participation en amont des compagnies russes. Gazprom a eu jusqu'à présent une participation limitée dans les premières phases des champs gaziers iraniens de South Par avec une production totale cumulée stupéfiante de 13 milliards de mètres-cubes. Moscou aura envie d'encourager une implication plus grande. Gazprom a montré son intérêt pour le projet de pipeline Iran/Pakistan/Inde, pas seulement en tant que contractant mais aussi en tant qu'investisseur.
Mais ce qui coûtera très cher seront les futures phases de développement de South Pars, que Téhéran a désigné comme élément primordial pour produire et exporter le GNL vers les marchés européens et asiatiques. Sans aucun doute, Moscou aura envie de développer un rôle dans l'industrie iranienne naissante du GNL afin que ce pays ne finisse pas par entrer en concurrence avec la propre industrie du GNL de la Russie.
A la suite de ses discussions avec Lavrov à Moscou, la semaine dernière, Mottaki a souligné que le développement épanouissant des relations entre l'Iran et la Russie provient d'une décision stratégique prise par les dirigeants iraniens. En particulier, Mottaki a proposé d'établir une compagnie commune de gaz avec la Russie. Moscou serait favorable à la proposition iranienne, étant donné que son objectif plus large consiste à éliminer la possibilité que les deux pays se fassent concurrence dans la gamme d'activités liées à l'exportation de gaz, telles que la production, le transport, la vente et les prix.
Par-dessus tout, Moscou serait heureuse de l'orientation actuelle des exportations iraniennes d'énergie en direction du marché asiatique. D'un côté, cela faciliterait la compétition de la Chine pour gagner l'accès aux producteurs d'énergie de l'Asie Centrale et, de l'autre, cela réduirait la possibilité de flux d'énergie iranienne vers l'Europe, qui, autrement, pourrait réduire la part de marché de la Russie.
De la même manière, la Russie encouragerait activement un gazoduc iranien vers la Chine via le Pakistan et l'Inde. Mais ce projet est bloqué à cause de la pression des Etats-Unis sur l'Inde. Constantin Simonov, le chef du Fonds National de Sécurité Energétique de la Russie, a déclaré récemment qu'en s'opposant au gazoduc Iran/Pakistan/Inde, les Etats-Unis essayent principalement d'empêcher la Chine d'accéder facilement aux réserves énergétiques iraniennes.
Pour s'en assurer, Moscou a commencé à anticiper, il y a plusieurs mois de cela, qu'avec l'effondrement inévitable de la politique étasunienne de limitation de l'expansion de l'Iran et avec l'arrivée qui s'ensuit de l'Iran comme pays exportateur de gaz, un nouveau scénario d'ensemble prendrait tournure sur la carte énergétique de l'Eurasie. Moscou aurait aussi fait le point sur la lutte idéologique de la révolution iranienne de 1979 entre le "Chiisme noir" et le "Chiisme rouge", qui a, de façon suffisamment significative, repris dernièrement. L'occident a toujours été un complice intéressé à l'issue de cette lutte.
Les deux anciens présidents iraniens qui penchaient vers l'Occident — Hashemi Rafsandjani et Mohammed Khatami — ont collaboré dans une alliance improbable de conservateurs et de libéraux. Un changement de régime à Téhéran fait entrevoir la possibilité que les deux superstars de l'énergie — la Russie et l'Iran — puissent se retrouver montées l'une contre l'autre par l'Ouest ou qu'elle finissent par se marcher sur les pieds.
C'est pourquoi la visite historique de Poutine à Téhéran le 16 octobre, la première visite bilatérale de tous les temps par un dirigeant russe — tsariste ou bolchevik — est en perspective d'un événement décisif dans la géopolitique de l'énergie pour la période à venir. Sur quelque secteur que ce soit de la sécurité énergétique qu'il ait touché, Poutine a laissé sa marque personnelle unique — celle de l'anticipation acharnée d'un joueur d'échecs mélangée avec sa rapidité de ceinture noire de judo. Mais l'échiquier perse n'est pas un territoire facile. Par conséquent, les manœuvres de Poutine seront passionnantes à observer. Peut-être sont-elles destinées à constituer un autre de ses héritages subtils dans la transformation historique de la Russie post-soviétique comme grande puissance du 21ème siècle.
M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).
Copyright 2006 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.