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nouvelle guerre froide

La Russie reste une puissance en Mer Noire

Par M K Bhadrakumar
Asia Times Online, le 29 août 2008

article original : "Russia remains a Black Sea power"


Lors d'une réunion dans la capitale tadjik de Douchanbe, jeudi dernier, en marge de la réunion au sommet de l'OCS (Organisation de la Coopération de Shanghai), le président kazakh, Nourousultan Nazarbayev, a dit au président russe Dimitri Medvedev que Moscou pouvait compter sur le soutien d'Astana dans la crise actuelle.

Dans sa conférence de presse à Douchanbe, Medvedev a souligné que ses homologues de l'OSC, y compris la Chine, avaient montré de la compréhension vis-à-vis de la position russe. Moscou semble satisfaite que le sommet de l'OSC ait également émis une déclaration sur les développements dans le Caucase, laquelle, entre autres choses, disait, "Les dirigeants des Etats membres de l'OSC accueillent favorablement la signature à Moscou des six principes afin de régler le conflit en Ossétie du Sud et ils soutiennent le rôle actif de la Russie pour contribuer à la paix et à la coopération dans la région." L'OSC inclut la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan.

Il y avait des signes révélateurs que quelque chose était dans l'air, lorsque le ministre des affaires étrangères kazakh fit cette déclaration le 19 août, indiquant qu'il comprenait largement la position russe. Cette déclaration appelait à une "appréciation non-biaisée et équilibrée" des événements et faisait observer qu'une "tentative [a été faite] pour résoudre une question à la fois ethnique et territoriale complexe par l'usage de la force", qui a conduit à des "conséquences sérieuses". Cette déclaration disait qu'Astana soutenait la "façon dont la direction russe a proposé de résoudre cette question" à l'intérieur de la structure de la charte des Nations-Unies, de l'Acte Final d'Helsinki de 1975 et de la loi internationale.

Cette longue déclaration penchait en faveur de la position russe, mais offrait une explication laborieuse pour le faire.

Le Kazakhstan a sauté à pieds joints dans les sweepstakes diplomatiques et a soutenu de tout son cœur la position russe.

C'est devenu le tournant de la diplomatie russe dans l'espace post-soviétique. Voici ce que Nazarbayev a déclaré :

"Je suis surpris que l'Ouest ignore purement et simplement le fait que les forces armées géorgiennes aient attaqué la pacifique ville de Tskhinvali [en Ossétie du Sud]. Par conséquent, ma déclaration est la suivante : Je pense que c'est ainsi que cela a commencé à l'origine. Et la riposte de la Russie pouvait être, soit de garder le silence, soit de protéger son peuple, etc. Je pense que toutes les mesures prises par la Russie par la suite étaient destinées à stopper le bain de sang [infligé] aux habitants ordinaires de cette ville, qui souffre depuis longtemps. Bien sûr, il y a de nombreux réfugiés et de nombreux sans-abri.

"Guidé par l'accord bilatéral d'amitié et de coopération entre le Kazakhstan et la Russie, nous avons fourni de l'aide humanitaire : 100 tonnes ont déjà été envoyées. Nous continuerons de vous porter assistance.

"Bien sûr, du côté géorgien, certains ont perdu la vie — la guerre c'est la guerre ! La résolution du conflit avec la Géorgie s'est désormais déplacée vers un moment indéterminé du futur. Nous avons toujours eu de bonnes relations avec la Géorgie. Les entreprises du Kazakhstan y ont fait des investissements importants. Bien sûr, ceux qui les ont fait veulent la stabilité là-bas. Les conditions de ce plan que vous avez tracé avec [le président français Nicolas] Sarkozy doit être mis en application, mais quelques-uns ont commencé à désavouer certains points de ce plan.

"Cependant, je pense que des négociations se poursuivront et qu'il y aura la paix — il n'y a pas d'autre alternative. C'est pourquoi, le Kazakhstan comprend toutes les mesures qui ont été prises, et le Kazakhstan les soutient. Pour notre part, nous serons prêts à tout faire pour assurer que tout le monde retourne à la table des négociations."

Du point de vue de Moscou, les paroles de Nazarbayev valent leur pesant d'or. Le Kazakhstan est le producteur énergétique le plus riche d'Asie Centrale et il est un poids-lourd régional. Il est frontalier de la Chine. Toute la stratégie régionale des Etats-Unis en Asie Centrale a pour but ultime de prendre la place de la Russie et de la Chine comme partenaire numéro un du Kazakhstan. Les majors pétrolières américaines avaient commencé à se diriger tout droit vers le Kazakhstan, immédiatement après l'effondrement de l'Union Soviétique en 1991 — dont Chevron, avec laquelle la Secrétaire d'Etat américaine Condoleezza Rice était associée.

C'est sans surprise que le Kazakhstan figurait comme destination favorite du vice-président des Etats-Unis, Dick Cheney, et que le Président George W. Bush a reçu luxueusement Nazarbayev à la Maison Blanche.

Les Etats-Unis avaient été beaucoup plus loin pour séduire Nazarbayev, avec le fervent espoir qu'il était possible, d'une manière ou d'une autre, de persuader le Kazakhstan de confier son pétrole au pipeline Bakou-Tblilissi-Ceyhan, dont la viabilité serait remise en question dans le cas contraire. Ce pipeline est un élément crucial du grand jeu étasunien dans la Caspienne.

Les Etats-Unis se sont donnés beaucoup de mal pour réaliser ce projet de pipeline malgré des chances qui paraissaient quasiment nulles. En fait, Washington a orchestré la révolution "colorée" en Géorgie en novembre 2003 (qui a catapulté Mikhaïl Saakashvili au pouvoir à Tbilissi), à la veille de la commande du pipeline. L'idée générale derrière l'agitation dans le Sud Caucase était que les Etats-Unis devait prendre le contrôle de la Géorgie par l'intermédiaire du passage du pipeline.

D'un autre côté, le Kazakhstan a une frontière commune avec la Russie, longue de 7.500 km — la plus longue au monde entre deux pays. Ce serait un cauchemar pour la sécurité de la Russie si l'OTAN devait prendre pied au Kazakhstan. Une fois encore, la stratégie des Etats-Unis a ciblé le Kazakhstan comme objectif de valeur pour l'OTAN en Asie Centrale. Les Etats-Unis avaient l'intention d'affûter leur boniment pour l'entrée du Kazakhstan dans l'Otan, après y avoir obtenu celle de la Géorgie.

Avec la direction kazakh qui resserre à présent les rangs avec la Russe, ces rêves américains subissent un sérieux revers. Il semble que Moscou ait déjoué les manœuvres de Washington.

La Biélorussie exprime son soutien

L'autre pays voisin de la Russie, qui partage une frontière avec elle, la Biélorussie, a également exprimé son soutien envers Moscou. Le président biélorusse Alexander Loukachenko a rendu visite à Medvedev à Sotchi, le 19 août, pour exprimer sa solidarité.

"La Russie a agi avec calme, sagesse et merveilleusement bien. C'était une riposte calme. La paix a été établie dans la région — et elle durera", a-t-il commenté.

Ce qui est encore plus évident est que la Russie et la Biélorussie ont décidé de signer un accord cet automne pour créer un système de défense aérien unifié. Ceci est un énorme avantage pour la Russie dans le contexte des tentatives récentes des Etats-Unis de déployer des éléments de son bouclier antimissile en Pologne et en République Tchèque.

Selon les reportages de la presse russe, la Biélorussie dispose de plusieurs batteries de défense anti-aérienne S-300 — le système avancé de la Russie — prêtes au combat et négocie actuellement avec la Russie les tout derniers systèmes S-400, qui seront disponibles en 2010.

L'attention se tourne maintenant vers la réunion de l'OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective), qui est programmée pour se dérouler à Moscou le 5 septembre. La position de l'OTSC sur la crise dans le Caucase sera observée de près.

Il semble que Moscou et le Kazakhstan coopèrent étroitement pour fixer l'ordre du jour de l'OTSC, dont les membres sont l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. La grande question est : comment l'OTSC se prépare-t-elle pour répondre aux plans d'expansion de l'OTAN ? La réalité géopolitique émergente est qu'avec la reconnaissance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie par la Russie, cette dernière a visiblement battu à plates-coutures la stratégie des Etats-Unis dans la région de la Mer Noire, faisant échec à son plan de faire du Pont-Euxin un "lac de l'OTAN" exclusif. Les plans d'expansion de l'OTAN dans le Caucase ont subi un revers à leur tour.

Peu d'analystes ont compris la signification militaire complète du geste que la Russie a fait en reconnaissant les républiques séparatistes de la Géorgie : la Russie a désormais gagné le contrôle de fait sur deux ports essentiels de la Mer Noire — Soukhoumi et Poti. Même si le régime de Viktor Ioushchenko en Ukraine, soutenu par les Etats-Unis, crée des obstacles à la flotte russe basée dans le port de Crimée de Sébastopol — selon toute probabilité, Moscou ignorera toute pression tactique ukrainienne —, cette flotte a désormais accès aux ports alternatifs sur la Mer Noire. Poti, en particulier, a des équipements excellents datant de l'ère soviétique.

La rapidité avec laquelle la Russie a pris le contrôle de Poti doit avoir rendu les Etats-Unis fous de rage. La fureur de Washington est arrivée avec la réalisation que son plan de jeu, afin d'éliminer au bout du compte le rôle de la Russie en tant que "puissance de la Mer Noire", s'est transformé en chimère. Evidemment, sans une flotte en Mer Noire, la Russie aurait cessé d'être une puissance navale dans la Méditerranée. En retour, le profil de la Russie en Asie Mineure en aurait souffert. Les Américains avaient vraiment un plan de jeu ambitieux envers la Russie.

Tout indique que Moscou a l'intention d'affirmer la présence stratégique de sa flotte en Mer Noire. Des pourparlers ont déjà commencé avec la Syrie pour l'expansion de l'entretien d'une base navale russe dans le port syrien de Tartus. Les médias moyen-orientaux ont récemment suggéré, dans le contexte du président syrien Bechar al-Assad se rendant à Moscou, que la Russie pourrait envisager de déplacer sa Flotte en Mer Noire, de Sébastopol vers la Syrie. Mais c'est jusqu'à présent une lecture incorrecte, puisque tout ce dont la Russie a besoin est d'un centre d'approvisionnement et d'entretien pour ses navires de guerre, qui ont des missions en Méditerranée. En fait, le 5ème Escadron Méditerranéen de la marine soviétique s'est servi du port de Tartus pour de tels objectifs.

La Chine fait preuve de compréhension

Moscou abordera le sommet de l'OTSC avec la satisfaction d'avoir obtenu le soutien de l'OSC, même s'il n'a pas été émis sans réserves. Voici ce que Medvedev a dit de la réunion de l'OSC :

" Bien sûr, je me devais de dire à nos partenaires ce qui s'est vraiment passé, puisque le tableau décrit par certains médias occidentaux différaient malheureusement des faits réels quant au véritable agresseur, lequel a commencé tout ceci et qui devrait supporter la responsabilité politique, morale et en fin de compte légale de ce qui est arrivé…

"Nos collègues ont reçu avec reconnaissance cette information et, durant une série de conversations, nous avons conclu que de tels événements ne renforcent certainement pas l'ordre mondial et que le camp qui a déclenché cette agression devrait être responsable de ses conséquences… Je suis très heureux d'avoir pu en discuter avec nos collègues et d'avoir reçu leur soutien aimable pour nos initiatives. Nous sommes confiants que la position des Etats membres de l'OSC produira une résonance appropriée à travers la sécurité internationale, et j'espère que cela donnera un sérieux signal à ceux qui essayent de justifier cette agression qui a été commise."

Moscou a dû ressentir un réel soulagement que la Chine ait accepté de s'aligner derrière une formulation aussi positive. Jeudi dernier, le ministère russe des affaires étrangères à Moscou a semblé aussi avoir eu son premier contact avec l'Ambassade de Chine sur cette question. Fait révélateur, la déclaration du ministère des affaires étrangères a dit que la réunion entre le ministre adjoint aux affaires étrangères russe, Alexei Borodavkine, et l'ambassadeur chinois, Liu Guchang, eurent lieu à l'initiative de la Chine.

Cette déclaration affirmait : "La partie chinoise a été informée des motivations politiques et légales derrière la décision de la Russie et a exprimé qu'elle les comprenaient" (italiques ajoutées). Il est hautement improbable que sur une telle question, Moscou aurait exposé des revendications unilatérales sans quelque degré de consentement tacite préalable de la part du camp chinois, ce qui est une pratique diplomatique habituelle.

Le reportage de l'agence de presse officielle russe est allé un peu plus loin et a souligné que "la Chine avait exprimé sa compréhension sur la décision de la Russie de reconnaître les régions séparatistes de la Géorgie d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie".

La position favorable prise par la Biélorussie, le Kazakhstan et la Chine renforcent de façon importante la position de Moscou. En réalité, l'assurance que les trois gros pays qui entourent la Russie resteront sur des termes amicaux, quelles que soient les menaces de l'Ouest de déclencher une nouvelle guerre froide, fait une énorme différence pour la capacité de manœuvre de Moscou. A tout moment, désormais — peut-être ce week-end —, nous pourrions nous attendre à ce la Biélorussie annonce sa reconnaissance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie.

Il est clair que Moscou n'a pas d'intérêt à monter une campagne diplomatique pour rallier le soutien de la communauté mondiale à la souveraineté et à l'indépendance des deux provinces séparatistes. Ainsi qu'un commentateur à Moscou l'a formulé, "Contrairement à l'époque du camarade Léonide Brejnev, Moscou n'essaye pas d'exercer de pression sur quelque pays que ce soit pour soutenir cette question. Si la Russie le faisait, elle pourraient trouver quelques sympathisants, mais qui s'en préoccupe ?"

Tant que la communauté mondiale fait une analogie entre le Kosovo et les deux provinces séparatistes, l'objectif de Moscou est servi. En tout cas, ces deux provinces ont été totalement dépendantes de la Russie pour leur subsistance économique.

Avec l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, ce qui importe de façon cruciale pour Moscou est que si l'Ouest a désormais l'intention d'ériger un nouveau mur de Berlin, un tel mur devra être dressé en zigzag le long de la côte occidentale de la Mer Noire, tandis que la flotte navale russe ne bougera jamais de la côte est et naviguera pour toujours en dehors et dans les eaux de la Mer Noire.

La Convention de Montréal garantit le libre passage des navires de guerre russes à travers le Détroit du Bosphore. Dans les circonstances actuelles, les plans grandioses de l'OTAN, consistant à occuper la Mer Noire comme s'il s'agissait de son lac privé, semblent désormais à l'eau. Les cerveaux de l'Otan à Bruxelles doivent avoir vraiment l'air fin, comme le sont leurs maîtres à Washington et à Londres.

M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.

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