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Sommet de l'Otan - Bucarest

L'ombre des Taliban plane sur l'OTAN

Par M K Bhadrakumar

Asia Times Online, publié le 10 avril 2008
article original : "The Taliban's shadow hangs over NATO" (7 avril 2008)

[A première vue,] il peut sembler que le résultat de la rencontre au sommet de l'OTAN à Bucarest, qui s'est tenue du 2 au 4 avril derniers, et celle du week-end dernier entre le Président russe Vladimir Poutine et le Président des Etats-Unis George W Bush, à Sotchi, la station balnéaire de la Mer Noire, ait été en faveur de Washington. Du moins, à Moscou, les commentateurs dans les médias estiment que la Russie "a perdu" au sommet de l'OTAN.

Un élément d'inquiétude s'est sûrement glissé. Le sommet de Bucarest et la rencontre de Sotchi sont des événements qui constituent un tournant. Les relations entre les Etats-Unis et la Russie sont arrivées à la croisée des chemins. Soit une nouvelle confrontation à long terme pourrait s'ensuivre, soit la voie s'ouvre sur des relations de partenariat. La délégation étasunienne n'a rien concédé à Moscou. L'administration de George W Bush emportait avec elle des directives strictes — "il n'y a pas de compromis, point final", avait dit Bush en s'envolant pour Bucarest. D'un côté, l'administration Bush veut créer un héritage en transformant l'OTAN en force politico-militaire dominante en Europe sous la direction des Etats-Unis ; d'un autre côté, elle veut que cela soit réalisé sans rupture, ni avec ses alliés, ni avec la Russie.

Il n'y avait que deux manières de réaliser un tel équilibre : la première, en faisant pression pour une avancée à grande-échelle, et la deuxième, au moyen d'un compromis stratégique avec la Russie. Washington avait opté pour la première solution. Mais cette décision est redoutable. Dans le processus, les Etats-Unis n'ont pas réussi à garantir un plan d'action à l'Ukraine et à la Géorgie pour devenir membres de l'OTAN. Mais les Américains ont soutiré aux alliés de l'Otan une promesse de réexaminer cette question en décembre prochain.

Moscou anticipait ce résultat. Le Ministre russe des Affaires Etrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré : "Ceci ne restera pas sans réponse [de notre part]. Toutefois, nous y répondrons de façon pragmatique, pas à la manière d'un petit écolier qui aurait été blessé et s'enfuirait de la classe en claquant la porte pour pleurer dans un coin". Il a indiqué que cette question était loin d'être réglée. "Nous sommes prêts pour divers scénarios", a-t-il ajouté.

Une fois encore, la diplomatie américaine semble avoir enregistré un succès tangible en obtenant de l'Otan qu'elle accepte d'examiner un "système verrouillé" lié au bouclier antimissile américain, projeté en Pologne et en République Tchèque. Ce sommet a décidé de charger l'OTAN de développer des options pour une architecture antimissile complète, afin d'étendre la couverture à tous les territoires et populations alliés non couverts autrement par le système étasunien. Ces conclusions feront l'objet d'un passage en revue lors du sommet de l'Alliance en 2009. Les dirigeants de l'Otan ont réalisé la "contribution importante que peut apporter le système étasunien".

A première vue, le système antimissile balistique européen est passé d'un projet américain à un projet de l'Otan. Ceci, à son tour, sapera la capacité de la Russie de s'y opposer, parce qu'elle aurait affaire, désormais, à la communauté occidentale sous la forme de l'OTAN. En effet, Moscou est confronté à un choix difficile — soit se mettre d'accord avec Bush dans les mois qui restent de sa présidence, soit se préparer à affronter tout le poids du Sénateur John McCain (qui a émergé comme celui faisant la course en tête dans l'élection présidentielle américaine). Les Démocrates ne sont guère mieux. Richard Holbrooke, qui conseille Hillary Clinton, ou Zbigniew Brzezinski, qui semble guider en coulisse l'équipe de Barack Obama, partagent la conception de McCain à propos d'une "Russie revancharde".

Une source anonyme au Kremlin a admis que Poutine et Bush, à Sotchi , n'avaient pas réussi à surmonter leurs différences concernant le bouclier antimissile. Poutine a lui-même reconnu lors d'une conférence de presse conjointe avec Bush, dimanche à Sotchi : "Je ne cacherai pas le fait que l'une des questions les plus difficiles était et reste le bouclier antimissile américain en Europe … Je veux que l'on me comprenne correctement : il n'y a eu aucun changement dans notre attitude fondamentale vis-à-vis des projets américains". Ce qui est significatif, la réponse de Bush ne contenait aucune promesse de reconsidérer les choses, aucune garantie d'aménagement.

S'agit-il donc d'une nouvelle guerre froide ?

Poutine dit que "non". Il exprime l'optimisme prudent qu'un accord sur la défense antimissile est encore possible. "Il y a eu quelques progrès positifs. Nos préoccupations ont été entendues par le camp américain", insiste-t-il. Il pense que Bush cherche "sérieusement et sincèrement" à résoudre ce problème et "nous soutenons entièrement son attitude".

Où est le piège ? Avons-nous raté quelque chose ?

La réponse pourrait arriver dans les mois à venir dans les montagnes enchevêtrées de l'Afghanistan lointain. Les agents de sécurité, occupés à faire dégager les sans abris et les chiens errants autour du lieu immense de réunion de ce sommet qui se tenait dans le bâtiment du parlement roumain, n'ont pas remarqué que dans le centre-ville de Bucarest, il y avait un visiteur au regard pesant et à la barbe ébouriffée qui se tenait dans l'ombre, tout du long, et qui observait : le Taliban.

Une fois le théâtre autour de l'expansion de l'OTAN et la question du bouclier antimissile épuisés — et qu'une vérification de la réalité ait inévitablement suivi — une question existentielle allait péter au visage de tous : les opérations de l'alliance qui tournent mal en Afghanistan.

A Bucarest, la Russie a offert une bouée de sauvetage à laquelle l'alliance s'est agrippée, tandis que Washington a prétendu qu'elle voyait à peine ce qui se passait. La signification de l'accord qui a été atteint à Bucarest vendredi reste à être comprise. Cet accord concerne le transit à travers la Russie de chargements de nourriture et non-militaires de l'Otan et "certains types d'équipement militaire non létal" vers l'Afghanistan.

Les approvisionnements de l'Otan seront transportés sur des milliers de kilomètres à travers la Russie, le Kazakhstan et l'Ouzbékistan. Même si les lettres concernant ce transit ont été échangées entre Lavrov et Jaap de Hoop Scheffer, le secrétaire général de l'Otan, lors de la cérémonie à Bucarest, la Russie a traité cela comme une question concernant l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC). Ce sujet figurait à l'ordre du jour de la rencontre officieuse des ministres des affaires étrangères de l'OTSC à Moscou le 28 mars, "parce que le transit vers l'Afghanistan, simplement pour des raisons géographiques objectives, nécessite aussi des arrangements appropriés avec beaucoup de pays qui sont membres de l'OTSC", pour citer Lavrov. L'OTSC comprend l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan.

C'est pourquoi, dans sa toute dernière analyse, la Russie a agi en consultations avec et au nom de ses partenaires dans l'OTSC. Peu importe la stature de l'OTSC aux yeux de l'Otan, ceci a des implications. Moscou n'a pas caché le fait que le pur pragmatisme avait guidé sa décision. Lavrov a déclaré : "Si nous prétendons être offensés et bloquer ce transit, l'efficacité du combat contre le terrorisme, qui n'est pas très bonne telle qu'elle est, s'aggravera dramatiquement et le seul résultat sera qu'en l'absence d'un facteur de limitation tous ces trafiquants de drogue et tous ces terroristes se sentiront plus libres pour planifier leurs actions en Asie Centrale et en Russie … le pragmatisme et les intérêts russes nous incitent à soutenir les activités de ceux qui essayent de s'occuper des terroristes en Afghanistan".

Mais il y a plus que cela dans le "pragmatisme" de Moscou

L'ambassadeur russe à Kaboul, Zamir Kabulov, a déclaré à Vremya Novostei : "Plus longtemps l'Otan restera en Afganistan, pire ce sera pour eux. Mais il serait incorrect d'imaginer que la Russie voudrait que l'Otan quitte l'Afghanistan le plus vite possible, à n'importe quel prix. Nous ne les laisserons pas partir d'Afghanistan tant qu'ils n'auront pas résolu les problèmes qu'ils ont créés — le terrorisme international, l'accroissement incontrôlé du trafic de drogue — et construit un Etat fort, ici, et reconstruit l'économie".

Cela revient à dire que la Russie apportera tout soutien logistique à l'Otan afin que l'alliance puisse concentrer son attention à se refaire une virginité en Afghanistan. L'équation captivante qui se développe pourrait déterminer l'alchimie des relations de la Russie avec l'Otan pour les années à venir. Que Washington le reconnaisse ou non, cet accord de transit confère à la Russie un rôle dans les opérations de l'Otan en Afghanistan. Le côté critique de son rôle ne fera que s'accroître, tandis que la dépendance lourde de l'Otan — à plus de 70% actuellement — sur le transit à travers le territoire pakistanais devient de moins en moins tenable.

Les services de renseignements de la Russie et de l'Otan ne peuvent pas être inconscients que les Taliban ont commencé à prendre pour cible Torkham, le poste de contrôle stratégique à la frontière pakistano-afghane, qui est aussi la principale porte de sortie des convois d'approvisionnement pour les forces de l'alliance. Le 20 mars dernier, un convoi de 40 réservoirs d'essence approvisionnant les forces de l'Otan a été détruit dans une série d'explosions dans un parking de Torkham. Sans aucun doute, les Taliban ont identifié les systèmes d'approvisionnement et de logistique comme étant son talon d'Achille. Entre temps, la volonté du gouvernement démocratiquement élu au Pakistan de continuer à être un allié dans la "guerre contre la terreur" reste elle-même à confirmer.

Ce que tout ceci ajoute est que le triomphalisme de l'administration Bush sur le sommet de l'Otan de Bucarest ne fera pas long-feu. Comment l'Otan va pouvoir se sortir du bourbier colossal en Afghanistan est une question grande ouverte. Les attaques contre les troupes de l'Otan se déroulent désormais au rythme de 500 par mois. Avec toutes les énergies des poids-lourds au sommet de Bucarest, Washington n'a pas réussi à obtenir un nombre significatif de soldats supplémentaires de la part de ses alliés dans l'Otan.

L'engagement de la France, de la Grande-Bretagne, de la Pologne, de l'Espagne, de la Roumanie et d'autres apportera, selon la Maison-Blanche, de 2.000 à 2.500 soldats supplémentaires. Cependant, le commandement en Afghanistan dit qu'il pourrait utiliser en termes immédiats jusqu'à deux ou trois brigades, l'équivalent de 10.000 soldats. Les Etats-Unis devront apporter les effectifs manquants.

Le porte-parole des Etats-Unis a fait bonne contenance, prétendant que "quelle que soit la situation en Irak", Washington est engagée en Afghanistan pour le long-terme. Mais ensuite, il y a une autre face à cela — les ressources financières. Les opérations coûtent actuellement au contribuable américain 100 millions de dollars par jour, ce qui fait 36 Mds de dollars par an [24 Mds d'€]. Après avoir dépensé 127 Mds de dollars dans la guerre en Afghanistan depuis 2001, les Etats-Unis ne sont pas près de voir le bout du tunnel.

L'ensemble de l'échiquier politique se déplace de façon spectaculaire

Ceci a été souligné par la proposition, que le Président ouzbek Islam Karimov a faite à Bucarest, de ressusciter le groupe de contact "6 + 2". Ironie du sort, le "6 + 2" a été créé dans la période 1997-2001, sous les auspices des Nations-Unies, pour promouvoir la réconciliation entre les Taliban et les groupes de l'Alliance du Nord. Il comprenait la Chine, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan, l'Iran et le Pakistan, ainsi que la Russie et les Etats-Unis.

Karimov a suggéré un format élargi du "6 + 2", incluant l'Otan, qui devrait fonctionner sur une feuille de route conduisant potentiellement à la paix en Afghanistan. Curieusement, alors même qu'il s'adressait aux dirigeants de l'Otan à Bucarest, un porte-parole de l'Alliance du Nord d'autrefois révélait à Kaboul qu'ils avaient déjà entamé des pourparlers secrets avec les Taliban. "Nous sommes tous des Musulmans et nous sommes tous afghans, et nous sommes tous mécontents de la performance du gouvernement [de Kaboul]", aurait-il soutenu. Il laissait entendre que l'Otan est le camp adverse.

La proposition de Karimov sera attirante pour de nombres pays membres de l'Otan, qui restent sceptiques sur la soi-disant "stratégie d'ensemble" des Etats-Unis dans cette guerre, et qui sont enclins à explorer une stratégie de sortie. (Der Spiegel a rapporté qu'un document allemand dressant les contours d'une "stratégie de sortie" avait figuré dans les discussions en coulisse à Bucarest.) En tout cas, Washington sera irrité que la proposition Ouzbek cherche implicitement une voix pour les pays d'Asie Centrale (ainsi que la Russie et la Chine) dans la guerre que mène l'Otan en Afghanistan.

Pour s'en assurer, Moscou en a pris note avec beaucoup d'intérêt. Le Ministre russe délégué aux Affaires Etrangères, Alexander Grushko, a déclaré à l'agence de presse Interfax à Moscou, la semaine dernière, que la Russie était prête à approfondir la coopération avec l'Otan en ce qui concerne l'Afghanistan, mais que ceci ne se produirait pas "si les intérêts légitimes en matière de sécurité de chacun n'étaient pas pris en compte". Pour faire bonne mesure, il a ajouté : "Il n'y a pas de compromis et il ne peut y en avoir".

L'accord de transit russe pourrait sembler n'impliquer que les seuls approvisionnements alimentaires et non-militaires de l'Otan. Mais, là encore, ainsi que le soldat dans la pièce de George Bernard Shaw L'Homme et les Armes l'aurait dit, les chocolats sont plus importants que les munitions. Il est justifié que Grushko anticipe que les membres européens de l'OTAN — et même Washington — finissent en fin compte par apprécier la bonne volonté de la Russie. Jusqu'à ce que cela se produise, Moscou ne conclura pas pour dire qui a perdu et qui a gagné lors du sommet de Bucarest.



M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d'ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.