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Et le gagnant est … le lobby d'Israël

Par Pepe Escobar
Asia Time Online, le 2 juin 2008

article original : "And the winner is ... the Israel lobby"

Pendant de nombreuses décennies, l'AIPAC a aidé à façonner les liens
entre les Etats-Unis et Israël, au point de visiblement maintenir sa mainmise
sur le Congrès et les puissants groupes de réflexion américains. Cette semaine,
l'élite politique de Washington, y compris les trois prétendants à la présidence,
s'exprimera au cours de son rassemblement annuel. Au-delà des relations israélo-
américaines, il faut s'attendre à des indications sur "le problème iranien".


WASHINGTON — Ils sont tous là — et ils sont tous prêts à participer. Les trois prétendants à la présidence des Etats-Unis — John McCain, Hillary Clinton et Barack Obama. La présidente de Chambre des Représentants, Nancy Pelosi. La plupart des Sénateurs américains et pratiquement la moitié du Congrès des Etats-Unis. Lynne, la femme du vice-Président Dick Cheney. La Secrétaire d'Etat Condoleezza Rice. Le Premier ministre israélien assailli, Ehoud Olmert. Et une foule de politiciens et d'universitaires très influents, juifs et non-juifs, parmi les 7.000 participants.

Un tel déploiement de stars, la version washingtonienne des Oscars, est le fonds de commerce de l'AIPAC — l'American Israel Public Affairs Committee [le comité des affaires publiques israélo-américaines], l'acteur crucial dans ce qui est généralement connu comme le lobby d'Israël et qui tient sa Conférence Politique annuelle cette semaine à Washington à laquelle la plupart des poids lourds donneront une conférence.

Ces dernières années, peu de livres ont été aussi explosifs ou controversés que The Israel Lobby and US Foreign Policy [Le lobby d'Israël et la Politique Etrangère des Etats-Unis], écrit par Stephen Walt, de l'Université d'Harvard, et John Mearsheimer, de l'Université de Chicago, et publié en 2007. Dans cet essai, les professeurs Walt et Mearsheimer soutiennent que l'affaire du lobby israélien n'est pas "une cabale ou une conspiration qui 'contrôle' la politique étrangère des Etats-Unis", mais un groupe de pression extrêmement puissant, composé de Juifs et de non-Juifs, une "coalition décousue de personnes et d'organisations qui travaillent sans relâche à manœuvrer la politique étrangère des Etats-Unis dans la direction d'Israël".

Walt et Mearsheimer ont aussi fait la remarque-clé que "quiconque critique les actions israéliennes ou dit que les groupes pro-israéliens ont une influence importante sur la politique étrangère des Etats-Unis ont une bonne chance d'être catalogués comme antisémites". Pour la même raison, celui qui "dit qu'il y a un lobby israélien" court aussi le risque d'être accusé d'antisémitisme.

Tous les candidats à la Maison Blanche disent oui

Le prétendant républicain à la Maison Blanche, John McCain, ouvre cette année le grand rassemblement de l'AIPAC ; Clinton et Obama le clôtureront mercredi. Le verdict de Walt et de Mearsheimer sur les liaisons dangereuses entre les candidats présidentiels et l'AIPAC est inattaquable : "Aucun des candidats ne risque de critiquer Israël d'une manière significative ou de suggérer que les Etats-Unis doivent poursuivre une politique plus impartiale dans la région. Et ceux qui le feront seront probablement éliminés".

Prenez ce que Clinton a dit en février lors d'une réunion de l'AIPAC à New York : "Israël est le phare de ce qui est juste dans la région, dans un voisinage assombri par le mal du radicalisme, de l'extrémisme, du despotisme et du terrorisme". L'année précédente, Clinton était favorable à s'asseoir autour de la table et parler à la direction iranienne.

Et prenez ce qu'Obama a dit en mars lors d'une réunion de l'AIPAC à Chicago : aucune référence à la "souffrance" palestinienne, comme il l'avait fait pendant sa campagne en mars 2007. Obama a aussi clairement fait comprendre qu'il ne ferait rien pour altérer les relations israélo-américaines.

Il ne faut pas s'étonner si l'AIPAC est considéré par la plupart des membres du Congrès comme étant plus puissant que la National Rifle Association [l'Association nationale sur les armes à feu] ou l'American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations [la fédération américaine du travail et le Congrès des organisations industrielles].

L'AIPAC a des racines sionistes explicites. Son fondateur, "Si" Kenen, était le chef du Conseil Sioniste Américain, en 1951. Cette institution a été réorganisée en lobby américain — l'American Zionist Committee for Public Affairs — en 1953-54, et ensuite renommé AIPAC en 1959. Sous Tom Dine, dans les années 70, il fut transformé en organisation de masse avec plus de 150 employés et un budget qui atteint aujourd'hui 60 millions de dollars. Plus tard, Dine fut viré parce qu'il était considéré comme n'étant pas assez belliciste.

La haute direction — essentiellement des anciens présidents de l'AIPAC — est toujours plus belliciste sur le Proche-Orient que la plupart des Juifs américains. L'AIPAC n'a laissé tomber son opposition à un Etat palestinien — sans le soutenir — que lorsque Ehoud Barak est devenu le Premier ministre d'Israël en 1999.

L'AIPAC maintient des liens très étroits avec une foule de groupes de réflexion influents, tels que l'American Enterprise Institute, le Center for Security Policy, l'Hudson Institute, le Jewish Institute for National Security Affairs, le Middle East Forum, le Project for the New American Century (PNAC) et le Washington Institute for Near East Policy. Les néocons qui parsèment ces groupes de réflexion peuvent être considérés comme un microcosme du lobby d'Israël au sens large — des Juifs et des non-Juifs (il est important de se rappeler que Richard Perle, Douglas Feith, David Wurmser et cinq autres néocons ont élaboré en 1996 pour Benjamin Netanyahou le document tristement célèbre "A Clean Break" [un changement radical] — la feuille de route ultime pour un changement de régime pur et dur dans tout le Moyen-Orient).

La maison que l'AIPAC a construite

Au Congrès des Etats-Unis, l'AIPAC est vraiment une brute sommaire. L'ancien Président Bill Clinton l'avait décrite comme étant "étonnamment efficace". L'ancien président de la Chambre des Représentants, Newt Gingrich, disait de l'AIPAC que c'est "le groupe d'intérêts généraux le plus efficace de toute la planète". Le New York Times, "l'organisation la plus importante affectant les relations entre l'Amérique et Israël". Le Premier ministre israélien en difficulté, Ehoud Olmert, avant son implication dans un scandale de corruption, a déclaré : "Dieu merci, nous avons l'AIPAC, le plus grand supporter et le meilleur ami que nous ayons dans le monde entier".

L'AIPAC maintient une mainmise visible sur le Congrès des Etats-Unis. Les détracteurs du lobby d'Israël, autres que Walt et Mearsheimer, soutiennent aussi que l'AIPAC empêche essentiellement toute possibilité d'un débat ouvert sur la politique des Etats-Unis envers Israël. Ceci est à comparer au rapport de 2004 émis par le Conseil Scientifique de la Défense du Pentagone, selon lequel "les Musulmans ne haïssent pas notre liberté, mais ils haïssent plutôt notre politique".

Il ne faut pas contrarier l'AIPAC. Celui-ci récompense ceux qui soutiennent son agenda et punit ceux qui ne le soutiennent pas. En fin de compte, tout cela est une question d'argent — en particulier, les contributions électorales. Selon le Washington Post, les gros bonnets de l'AIPAC ont contribué chacun en moyenne pour 72.000 dollars aux campagnes et aux comités électoraux. Pour les politiciens pro-AIPAC, l'argent afflue, tout simplement, de tous les coins des Etats-Unis.

Chaque membre du Congrès reçoit une lettre d'information bi-hebdomadaire de l'AIPAC, le Rapport sur le Proche-Orient. Walt et Mearsheimer soulignent que les parlementaires et leur personnel "se tournent habituellement vers l'AIPAC lorsqu'ils ont besoin d'informations : on appelle l'AIPAC pour faire les brouillons des discours, pour travailler sur les lois, pour recevoir un conseil en matière de tactiques, de recherche, pour réunir des sponsors et collecter les voix".

Hillary Clinton a appris depuis longtemps qu'elle ne devait pas contrarier l'AIPAC. En 1998, Clinton soutenait un Etat palestinien. En 1999, elle a même embrassé Suha Arafat, la femme de Yasser. Après beaucoup de réprimandes, elle est soudainement devenue une défenseuse vigoureuse d'Israël et, des années plus tard, elle soutenait de tout son cœur la guerre israélienne contre le Hezbollah au Liban. Clinton a peut-être reçu le gros morceau des donations juives américaines pour sa campagne présidentielle de 2008.

Rice a appris aussi des faits sur le terrain. Lors d'une visite au Proche-Orient en mars 2007, elle a essayé de redémarrer le "processus de paix" éternellement moribond. Avant son voyage, elle reçut une lettre de l'AIPAC signée par pas moins de 79 Sénateurs américains lui disant de ne pas parler au nouveau gouvernement palestinien d'unité tant qu'il ne "reconnaîtrait pas Israël, ne renoncerait pas à la terreur et n'accepterait pas de respecter les accords israélo-palestiniens".

L'AIPAC et l'Irak

Il est devenu relativement de bon ton pour certains membres du lobby d'Israël de réfuter toute implication dans la construction de la guerre d'Irak. Mais peu se souviennent de ce que le directeur général de l'AIPAC, Howard Kohr, avait dit au New York Sun en janvier 2003 : "Le lobbying tranquille du Congrès pour qu'il approuve l'usage de la force en Irak fut l'un des succès de l'AIPAC de l'année dernière".

Et dans un portrait de Steven Rosen, le directeur politique de l'AIPAC, paru dans le New Yorker durant la montée en guerre d'Irak, il était déclaré que "l'AIPAC avait fait du lobby auprès du Congrès en faveur de la guerre d'Irak".

Cela doit être comparé à une étude de Gallup menée en 2007 et basée sur 13 sondages différents, selon laquelle 77% des Juifs américains étaient opposés à la guerre d'Irak, à comparer avec seulement 52% d'Américains.

Walt et Mearsheimer conviennent que "guerre a été due en grande partie à l'influence de ce lobby et en particulier à son aile néoconservatrice. Ce lobby n'est pas toujours représentatif de la communauté plus large pour laquelle il prétend souvent s'exprimer".

L'AIPAC et l'Iran

Maintenant, c'est au tour de l'Iran. Walt et Mearsheimer conviennent que "le lobby se bat pour empêcher que les Etats-Unis n'inversent leur cours et cherchent un rapprochement avec Téhéran. Ils continuent d'encourager à la place une politique de confrontation contre-productive". Pas très différente de celle d'Olmert, assiégé de toutes parts, qui a dit au magazine allemand Focus en avril 2007 que "cela prendrait 10 ans … et 1.000 missiles de croisière Tomahawk" pour faire reculer le programme nucléaire de l'Iran.

Une mesure de la puissance de Walt et de Mearsheimer à secouer les réputations est que l'establishment sioniste a dû faire sortir tous ses grands manitous pour réfuter, encore et toujours, leur argument.

Walt et Mearsheimer ne sont pas des idéologues. Ce sont des praticiens de la real-politique très à l'aise dans les hauts cercles de l'establishment de la politique étrangère des Etats-Unis. Peut-être que l'aspect le plus fascinant de leur livre est qu'ils argumentent sur quatre points que cet establishment ne mentionne jamais en public. Les voici pour l'essentiel :

* Les Etats-Unis ont déjà remporté leurs principales guerres au Proche-Orient, contre le nationalisme arabe laïc et contre le communisme, et qu'ils n'ont pas autant besoin d'Israël.

* Israël est à présent tellement plus puissant que toutes les nations arabes réunies qu'il peut s'occuper tout seul de ses affaires.

* Le soutien inconditionnel à Israël, sans tenir compte de ses actions scandaleuses, nuit vraiment aux intérêts américains, déstabilise les régimes pro-américains comme l'Egypte d'Hosni Moubarak et la Jordanie du Roi Abdallah, et joue entre les mains des radicaux djihadistes salafistes.

* Livrer les guerres d'Israël pour son compte est le moyen garanti de conduire à l'effondrement de la puissance américaine au Moyen-orient.

Walt et Mearsheimer semblent aussi ne pas accepter que le pétrole et la rivalité entre la Russie et la Chine ont aussi joué un rôle crucial dans les raisons qui ont conduit les Etats-Unis à entrer en guerre contre l'Irak et à peut-être attaquer l'Iran dans un futur proche. De toute manière, seuls des initiés comme eux — avec une crédibilité à toute épreuve concernant l'establishment — ont pu entamer, aux plus hauts niveaux du débat public, une discussion sérieuse sur le pro-sionisme extrême dans la vie publique et politique aux Etats-Unis.

Pendant ce temps, la puissance du lobby semble irrémédiable. En mars 2007, le Congrès des Etats-Unis a essayé d'attacher un amendement à une loi budgétaire du Pentagone requérant que le Président George W Bush obtienne l'approbation du parlementaire avant d'attaquer l'Iran. L'AIPAC y était fermement opposé — parce qu'il voyait cette loi comme retirant l'option militaire. Cette provision a été tuée dans l'œuf. Le Parlementaire Dennis Kucinich a dit que cela était dû à l'AIPAC.

L'AIPAC a fait beaucoup de vagues en 2002, lorsque le thème de sa rencontre annuelle était "L'Amérique et Israël affrontent la terreur". Tout le monde s'en est pris à Arafat, Oussama ben Laden, Saddam Hussein, les Taliban, le Hamas, le Hezbollah, l'Iran et la Syrie, en les mettant tous dans le même panier — exactement comme dans la lettre adressée par le PNAC à Bush en avril 2002, soutenant qu'Israël combattait aussi un "axe du mal" aux côtés des Etats-Unis.

Durant le grand rassemblement de l'AIPAC de 2004, Bush a reçu 23 standing ovations lorsqu'il a défendu sa politique vis-à-vis de l'Irak. L'année dernière, la vedette fut Cheney, qui a défendu le "surge" [la montée en puissance] des troupes en Irak. Pelosi était consciencieusement présente. Mais ce fut le pasteur John Hagee, dont McCain a récemment refusé le soutien, qui a réellement fait un tabac — même si Hagee maintient que "l'antisémitisme est le résultat de la rébellion des Juifs contre Dieu".

Sur l'Iran, Hagee a sans aucun doute donné le ton : "Nous sommes en 1938, l'Iran est l'Allemagne et Ahmadinejad est le nouvel Hitler. Nous devons stopper la menace nucléaire iranienne et nous tenir franchement aux côtés d'Israël". Il a reçu de multiples standing ovations. McCain peut être assuré de recevoir le même traitement cette année — et il n'aura certainement aucun problème pour rester sur la même ligne.

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