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La longue route du Kosovo au Kurdistan

Par Pepe Escobar
Asia Time Online, le 28 février 2008

article original : "A long road from Kosovo to Kurdistan"

Le précédent du Kosovo est un précédent terrible qui fera éclater de fait l'ensemble du système des relations internationales, développé non pas au cours de quelques décennies, mais au cours des siècles. [Les Américains] n'ont pas réfléchi aux conséquences de ce qu'ils sont en train de faire. En fin de compte, il s'agit d'un bâton à deux extrémités et la deuxième extrémité leur reviendra pour les frapper au visage.
— Le Président russe Vladimir Poutine


Dans une foule d'aspects, le Kosovo est le nouveau Kurdistan (et vice-versa), autant que l'Irak est la nouvelle Yougoslavie.

L'indépendance unilatérale du Kosovo n'a rien à voir avec la "démocratie". Mais d'un autre côté, quel est l'intérêt de cette provocation de la part de l'Otan vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine — un allié historique de la Serbie ?

La saga en cours tourne autour de deux faits cruciaux et étroitement liés sur le terrain : le "pipeline-istan" et l'empire des 737 bases militaires étasuniennes (qui s'étend) dans 130 pays, opérées par plus de 350.000 Américains. Bref : cela tourne autour du pipeline trans-balkanique AMBO et du camp Bondsteel au Kosovo, la plus grande base étasunienne construite en Europe depuis une génération.

Une continuité a été établie entre les administrations de Bill Clinton et de George W Bush : Les Etats-Unis dictant les règles du jeu comme s'ils étaient les maîtres.

La Yougoslavie et l'Irak ont aussi "enseigné" deux leçons au monde. De l'impérialisme humanitaire de Clinton à la "guerre contre la terreur" de Bush, ce n'est qu'une question de prérogative de Washington. Le retour de bâton, bien sûr, ainsi que Poutine a prévenu, sera inévitable.

Albright et "Le Serpent"


Madeleine Albright et Hashem Thaçi

Le bombardement de la Yougoslavie pendant 78 jours, soi-disant pour déloger le "nouvel Hitler" (Slobodan Milosevic) a été copié par le bombardement "choc et respect" [Shock and Awe] de l'Irak, pour déloger un autre "nouvel Hitler" (Saddam Hussein). Clinton diabolisant les Serbes s'est servi de l'Otan pour contourner l'absence d'un mandat de l'Onu ; Bush, lui aussi sans mandat de l'Onu, a diabolisé les Irakiens et est allé jusqu'au bout avec la simple autorisation du Congrès américain [NdT : … et la bénédiction d'Hillary Clinton !].

Clinton a attaqué l'ancienne Yougoslavie pour étendre l'Otan de l'après-Guerre Froide jusqu'aux frontières de l'ancienne Union Soviétique. Bush a attaqué l'Irak pour mettre la main sur le "gros bonus" en termes de ressources énergétiques. La militarisation et le contrôle hégémonique étaient au cœur de ces deux opérations. La Yougoslavie a été dévastée, fragmentée, balkanisée et a subit un nettoyage ethnique [par la création] de mini-pays. L'Irak a été dévasté, fragmenté, poussé vers la balkanisation et vers le nettoyage ethnique le long de lignes sectaires et religieuses.

La Sénatrice Hillary Clinton considérait la balkanisation de la Yougoslavie, et à présent l'indépendance du Kosovo (ou plutôt, l'amputation de la Serbie), comme la "démocratie" et une réalisation "réussie" de la politique étrangère des Etats-Unis.

Ce nouvel Etat indépendant "modèle", salué par les Etats-Unis, l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne — et pratiquement personne d'autre — est, selon Vladimir Ovtchinky, criminologue et ancien chef du bureau d'Interpol en Russie durant les années 90, "un Etat mafieux au cœur de l'Europe". Il est en fait dirigé par Hashim Thaçi, un ancien Marxiste qui a embrassé un national socialisme avec des connotations criminelles, l'un des plus jeunes chefs de l'ALK (Armée de Libération du Kosovo), opérant sous le nom de code "le Serpent"

Madeleine Albright, alors secrétaire d'Etat américaine, a poussé "Le Serpent" vers les projecteurs lorsqu'elle lui a prédit "le meilleur futur" de tous les Kosovars qui "combattaient pour la démocratie". Albright est aujourd'hui la première conseillère politique d'Hillary Clinton. L'ALK était grosso-modo une sorte d'al-Qaïda des Balkans sévissant sur les drogues dures — appuyée avec enthousiasme par les services secrets étasuniens et britanniques. Les forces spéciales britanniques ont entraîné l'ALK au nord de l'Albanie tandis que les instructeurs militaires turcs et afghans leur apprenaient les tactiques de la guérilla. Même Oussama ben Laden s'est rendu en Albanie en 1994 ; al-Qaïda a des liens solides avec l'ALK.

Ecrivant dans le quotidien russe Ogoniok, Ovtchinky a décrit comment les clans kosovars albanais ont toujours contrôlé l'opium et ensuite le trafic d'héroïne depuis l'Afghanistan et le Pakistan à travers les Balkans vers l'Europe de l'Ouest ; ensuite, durant la fin des années 90, une taxe de 3% a commencé à financer les opérations de l'ALK. Ovtchinky écrit que l'ALK a bénéficié de 750 millions d'euros de l'argent de la drogue pour acheter des armes.

Selon Interpol et Europol, rien qu'en 1999 et en 2000, ces mafias kosovares ont gagné pas moins de 7,5 milliards d'euros — en se diversifiant du trafic de drogue avec le trafic d'êtres humains et la prostitution à grande échelle. En Allemagne, ils ont ramassé un joli paquet avec le trafic de Kalachnikovs et les faux euros. Et, ne serait-ce qu'en 2007, les trois principales mafias italiennes — la Cosa Nostra, la Camorra et "Ndrangheta" — ont sérieusement envisagé de créer un cartel unifié pour faire face à la mafia kosovare albanaise ultra-radicale.

Amenez-moi mon pipeline à temps !

Washington et les trois poids lourds de l'Union Européenne (la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne) ont applaudi à l'indépendance du Kosovo. Mais ce noyau de la "communauté internationale" autoproclamée garde un silence assourdissant lorsqu'ils sont confrontés à la possibilité de l'indépendance de la Flandres en Belgique, de la Chypre du nord, de la République serbe de Bosnie, du Pays Basque en Espagne, de Gibraltar — sans parler du Cachemire indien (le Front de Libération du Cachemire Jammu, FLCJ, gronde déjà), du Tibet, de Taiwan, de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud (toutes deux en Géorgie et amies de la Russie), de la Palestine et du Kurdistan. Le Kosovo du nord lui-même — entièrement peuplé de Serbes — et la Macédoine occidentale ne se qualifient pas pour devenir indépendants. Alors, pourquoi le Kosovo ? C'est là qu'entre en scène le pipeline AMBO et le Camp Bondsteel.

AMBO signifie Albanian Macedonian Bulgarian Oil Corp, une entité enregistrée aux Etats-Unis. Le pipeline d'AMBO, de 735 millions de dollars (connu aussi sous le nom de trans-Balkan), censé être terminé d'ici à 2011, fera venir le pétrole depuis la Mer Caspienne jusqu'à un terminal en Georgie et ensuite par tanker à travers la Mer Noire vers le port bulgare de Burgas et relayé à travers la Macédoine vers le port albanais de Vlora.

La guerre transatlantique pro-albanaise de Clinton contre la Yougoslavie a donc été cruciale pour sécuriser la situation stratégique de Vlora. Le pétrole sera ensuite transporté vers Rotterdam aux Pays-Bas et vers les raffineries de la côte-ouest des Etats-Unis, contournant ainsi le Détroit du Bosphore ultra-congestionné et les Mers Egée et Méditerranéenne.

L'étude AMBO d'origine, dès 1995, et ensuite mise à jour en 1999, a été faite par une filiale britannique d'Halliburton, Brown and Root Energy Services. AMBO entre dans le quadrillage de sécurité énergétique étasunien du vice-Président Dick Cheney (et avant lui, du Ministre de l'Energie de Clinton Bill Richardson). Toute cette intrigue consiste à jouer le tout pour le tout de la militarisation du couloir crucial de l'énergie, depuis la Caspienne à travers les Balkans, et à essayer d'isoler ou de saboter, à la fois la Russie et l'Iran.

Halliburton devait mettre la main plus profondément sur l'ensemble du programme et c'est là qu'entre en jeu le Camp Bondsteel — la base militaire étasunienne la plus grande à l'étranger depuis la Guerre du Vietnam. Bondsteel, construit par la filiale d'Halliburton, Kellogg, Brown and Root, sur 400 hectares de terres agricoles près de la frontière macédonienne au sud du Kosovo, est une sorte de Guantanamo cinq-étoiles, plus petit — et plus accueillant — avec des avantages en nature tels que des massages thaïlandais et des quantités de nourriture industrielle. Selon Chalmers Johnson dans The Sorrows of Empire, [Les peines de l'Empire], "les farceurs de l'armée disent avec facétie qu'il n'y a que deux objets fabriqués par l'homme que l'on peut voir de l'espace — la Grande Muraille de Chine et le Camp Bondsteel". Un autre objectif de Bondsteel sera d'être une sorte d'Abu Ghraib au Kosovo — la plus grande prison de cette entité indépendante, où les prisonniers pourront être détenus indéfiniment sans inculpation et sans avocat pour les défendre. Taxi to the Dark Side, [Un taxi pour l'enfer], qui vient juste de remporter l'Oscar du meilleur documentaire, s'applique non seulement à Bagram en Afghanistan, mais aussi à Bondsteel au Kosovo.[1]

Le racket de protection

"L'indépendance" du Kosovo s'est tramée depuis 1999. Une simple photo prise en 1999 raconte à elle seule toute l'histoire — établissant sans aucun doute possible ces liens fugaces de la "communauté internationale". Cette photo unie Hashim Thaçi, alors chef de l'entreprise terroriste ALK [UÇK] avec le Premier ministre actuel du Kosovo, Bernard Kouchner, alors administrateur onusien du Kosovo et actuel ministre des affaires étrangères du gouvernement français de Nicolas Sarkozy, Sir Mike Jackson, alors commandant des forces occupantes de l'Otan et actuel consultant pour une entreprise de mercenaires à la Blackwater et le général Wesley Clark, alors commandant suprême de l'Otan et à présent conseiller militaire d'Hillary Clinton.

"L'indépendance internationalement supervisée" du Kosovo, qui devait être présentée dans une réunion à Vienne ce jeudi, n'a rien à voir avec l'autonomie. L'Onu sort, l'Union Européenne arrive. Amputation de la Serbie, le Kosovo ne sera rien d'autre qu'un protectorat de l'UE (et de l'Otan). Les responsables de l'UE à Bruxelles confirment que des centaines de bureaucrates, en compagnie de policiers, seront déployés au Kosovo, pour vivre aux côtés des 17.000 militaires de l'Otan déjà en place.

Le néocolonialisme est bien vivant dans le "Kosovo" libéré — qui devra se soumettre à un vice-roi et qui n'aura rien à dire en matière de politique étrangère. Pensez à l'Irak "libéré" sous la scandaleuse Autorité Intérimaire de la Coalition, dirigée par le vice-roi L. Paul Bremer.

Toute une flopée d'analystes européens, sans parler d'analystes russes, a comparé la situation dangereuse actuelle dans les Balkans à Sarajevo en 1914, qui a conduit au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Un retour de bâton, à court terme, inclura les Serbes qui refuseront de faire partie de cet Etat "indépendant" et l'Albanie qui ne reconnaîtra pas les frontières actuelles Albanie/Serbie/Macédoine. Exactement comme un siècle auparavant, l'Europe Centrale, la Russie et le monde musulman s'affrontent dans les Balkans, mais cette fois-ci, selon un scénario élaboré par les Etats-Unis. Bush et la Chancelière allemande Angela Merkel, ont donné en tandem le feu-vert à la déclaration d'indépendance du Kosovo, des semaines en amont. Des petits pays européens d'un point de vue opposé, comme la Slovaquie, la Roumanie et Chypre ont été impérialement ignorés.

Le Ministre russe des Affaires Etrangères Sergueï Lavrov a caractérisé l'indépendance du Kosovo comme le début de la fin de l'Europe contemporaine. Ainsi que le journaliste britannique John Laughland, directeur du British Helsinki Human Rights Group, le souligne, "Le statut actuel de cette province est établi par la résolution 1244 du Conseil de Sécurité de l'Onu", qui détermine que le Kosovo fait partie de la Serbie. Donc, une fois encore, les Etats-Unis et l'Union Européenne ont fait de la bouillie pour chats avec la loi internationale.

Pourquoi pas nous ?

Les Kurdes, en particulier ceux d'Irak, pourraient être tentés de croire que le Kosovo est un précédent intéressant indiquant l'émergence d'un Kurdistan irakien indépendant — leur rêve et le cauchemar de la Turquie. Exactement comme au Kosovo, le pétrole est en jeu (Kirkuk et ses pipelines) et le Kurdistan irakien, depuis 1991, a été de toute manière une sorte de Camp Bondsteel en plus grand, une enclave protégée par les Etats-Unis dans l'Irak de Saddam et ensuite un havre de "démocratie" stable dans l'Irak dévasté par Bush.

Mais il est dur de rêver d'indépendance lorsque le Kurdistan irakien a été de facto envahi par 10.000 soldats turcs avec l'aide des services de renseignement étasuniens.

Selon le quotidien de Bagdad, al-Mada, le président du Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) basé à Irbil, Massoud Barzani, a envoyé une lettre urgente à Bush pour qu'il stoppe personnellement l'invasion turque. Barzani a accusé catégoriquement les Turcs de détruire les infrastructures de sa région. Le porte-parole de Barzani, Falah Moustafa, a placé toute la responsabilité "sur le gouvernement américain". Le Général de la Peshmerga (milice kurde), Muhammad Mohsen, est lui aussi furieux ("Nous pensons que les Etats-Unis commettent une grosse erreur"). Cela laisse tout aussi présager un autre retour de bâton.

Des douzaines de Peshmergas sont à présent stationnés très près de la frontière turco-irakienne. Selon Mohsen, la ligne rouge se trouve le long de la chaîne de montagnes Mateen. Il a déclaré, "Les Peshmergas ont dit [aux Turcs] : si vous allez plus loin, nous vous tuerons". Toujours selon Mohsen, Barzani lui a dit de façon théâtrale, "Je serai le premier à mourir en combattant les Turcs".

La position officielle du GRK, relayée sans relâche par les médias kurdes, est qu'il a tout fait pour "limiter des activités" des rebelles du PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan) dans le Kurdistan irakien. Ceci a atterri autant dans les oreilles des (Turcs) sourds que les protestations officielles de Bagdad ont été peu convaincantes. Les politiciens kurdes irakiens récitent le même mantra : le PKK n'est qu'une excuse des Turcs pour "empêcher l'établissement d'un Etat kurde".

Mais ensuite, au plus fort de l'action, le Premier ministre du GRK, Nechirvan Barzani, a donné un autre son de cloche. Il a dit que les Turcs n'avaient pas attaqué de civils kurdes et seulement détruit quelques ponts dans quelques cols de montagne isolés. Portant, les médias kurdes sont inondés de reportages et même de vidéos de villages kurdes endommagés. Alors, de quoi retourne-t-il ?

L'invasion turque du Kurdistan irakien est une démonstration de force vivante — une sorte de "shock and awe" au ralenti, signifiant que la Turquie est un acteur qui doit être pris en considération, à la fois au Proche-Orient et en Asie Centrale. La Turquie — qui dispose d'une puissance de feu plus grande que la Serbie et qui est membre de l'Otan, par-dessus le marché — a défini ses objectifs avec précision : ravager la crédibilité du GRK et imprimer l'étendue de sa réaction, au cas où les Kurdes iraient à l'autonomie en Irak, incluant la région de Kirkuk riche en pétrole. En même temps, c'est un message à Washington (ne nous piétinez pas, sinon nous déstabilisons la seule partie "stable" d'Irak) et à Bagdad (faisons des affaires ensemble, nous avons besoin d'un peu de votre pétrole et de beaucoup de votre eau pour notre développement).

Voilà pour le rêve d'indépendance du Kurdistan — tant à l'intérieur de l'Irak que pour les 12 millions de Kurdes vivant en Turquie ! Il ne leur reste plus que leurs jérémiades, tenter de minimiser l'importance de tout cela et l'obligation de se rendre à l'évidence que les Etats-Unis, une fois encore, les ont trahis.

Barzani du GRK et l'actuel président irakien Jalal Talabani, les dirigeants éternels kurdes irakiens, seigneurs de la guerre rivaux et opportunistes roublards, avaient déjà trahi les Kurdes du PKK 15 ans auparavant durant une offensive conjointe avec l'armée turque. Ils avaient promis oralement que cela ne se reproduirait pas. Cela se produit en ce moment-même. Ainsi, la Turquie gagne haut la main — en montant Washington contre les Kurdes irakiens.

Le retour de bâton, dans ce cas, pourrait être long à venir, mais Washington ne pourra éviter d'y goûter. La Turquie passera un accord pétrolier avec la Russie et achètera du gaz iranien et co-exploitera le pétrole iranien de la Caspienne. Quant aux Kurdes irakiens — voyant rouge à la fois contre Washington et Ankara — ils rêveront de plus belle de devenir le nouveau Kosovo, à leur manière.

(Copyright 2008 Asia Times Online Ltd, traduction JFG-QuestionsCritiques. All rights reserved.)

Notes :
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[1] Voir : Taxi for the Dark Side : l'affaire de l'affiche censurée