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L'œil inquisiteur

Dispute au sommet en vue : les USA contre l'UE

Par Pepe Escobar
Asia Times Online, le 21 mai 2013

article original : "Catfight - and it's US vs EU"


PARIS - Enthousiastes du turbo-néolibéralisme, réjouissez-vous ! Et installez-vous aux premières loges avec vos bouteilles de Moët & Chandon : il n'y aura pire crêpage de chignon cet été que l'ouverture des négociations opposant deux géants occidentaux. Oubliez le pivot du Pentagone vers l'Asie, sans jamais abandonner le Moyen-Orient : rien n'est comparable à ce voyage dans les entrailles du turbo-capitalisme, digne d'un néo-Balzac.

Nous parlons ici du Graal - un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l'Union Européenne - l'arrivée d'un marché transatlantique intérieur géant (25% des exportations mondiales, 31% des importations mondiales, 57% des investissements étrangers), où les biens et les services (mais pas les gens) circuleront « librement », une chose qui sortira en théorie l'Europe de sa dépression.

Le problème est que pour atteindre ce meilleur des mondes présidé par la Déesse du marché, l'Europe devra renoncer à certaines de ses normes juridiques, environnementales, culturelles et sanitaires assez complexes.

Dans ce paradis bureaucratique kafkaïen/orwellien, connu également sous le nom de Bruxelles, des hordes d'équivalents sans visages des hommes aux chapeaux melon de Magritte se plaignent ouvertement de cette « aventure » ; il existe un consensus croissant selon lequel l'Europe a tout à y perdre et peu à y gagner, par opposition aux ennemis de l'intégration européenne tant raillés, comme dans les fanatiques d'une Europe « proaméricaine » et « ultra-libérale ».

Un nouveau péril jaune

Il est de plus en plus curieux, lorsqu'on y prête attention, que la très grande majorité des nations européennes ont vraiment voulu un accord de libre-échange depuis un bon moment, contrairement aux Etats-Unis très protectionnistes. Désormais, au moins officiellement, pas une seule nation européenne n'est opposée à cet accord. En voici la raison officieuse : personne ne peut se permettre de se voir accuser d'être un ennemi des Etats-Unis.

La Commission Européenne (CE) estime que la croissance du PIB de l'UE dans son ensemble croîtra de 0,5% — pas vraiment un objectif chinois ! De leur côté, les Américains sont beaucoup plus excités : le Sénat américain estime que débarrassés des obligations réglementaires et douanières, les exportations des USA vers l'Europe croîtront de près de 20%.

L'essentiel du problème avec cet accord sera l'harmonisation des règles qui sont accusées de bloquer la tant vantée circulation totalement libre des biens et des marchandises. « Harmoniser » signifie diluer les règlements européens. Et c'est là que ça coince : Washington ne veut pas juste un accord transatlantique. L'idée finale est de graver dans le marbre un accord de libre-échange global pour tous qui serait ensuite imposé partout : c'est le code pour ouvrir complètement le marché chinois, sans aucune restriction, aux grandes entreprises occidentales.

Le Fonds Marshall allemand des USA va droit au but : le capitalisme occidental doit rester la norme universelle contre la « menace » du capitalisme chinois encadré par l'Etat. L'ironie, due au fait que le capitalisme chinois a été - et continuera de l'être - le sauveur de la gigantesque crise en cours du capitalisme occidental, est réduite en cendres.

Cet accord US-UE est également censé être la cerise sur un gâteau d'accords déjà passés entre les USA avec les diverses nations d'Asie. Inutile de se poser la question de savoir qui est le plus fort ! Le Président US Barack Obama est déjà engagé dans des relations publiques à enjeu élevé, racontant à chaque fois qu'il en a l'occasion que l'Europe a rencontré des problèmes pour trouver une recette en vue de restaurer la croissance. Et les Etats-Unis peuvent compter sur des éléments de la cinquième colonne comme le Commissaire européen au commerce, Karel de Gucht, pour lequel les Français - qui défendent de nombreuses exceptions - sont déjà isolés.

Ne vous y trompez pas : Washington jouera le tout pour le tout, façon Iron Man 3 — par exemple en faisant voler en éclats les normes sanitaires et phytosanitaires européennes, et « en libéralisant » les aliments, tout ce qui est génétiquement modifié, de la viande améliorée avec des hormones aux poulets chlorés. Les fichues règles établies par les hommes sans visages de Bruxelles ont été régulièrement raillées à Washington comme étant « non scientifiques », contrairement au non-règles américaines.

Le dernier des hommes au chapeau melon

Les citoyens européens surpris viennent juste de réaliser que c'est l'UE qui a proposé cet accord aux Etats-Unis - et non l'inverse. L'UE, ici, signifie la Commission Européenne. Et c'est là que le bât blesse : tout cela relève de l'ambition d'une seule personne (un Portugais) contre la fierté de tout un pays (la France).

En combinant le fait que cette négociation a reçu le feu vert personnel d'Obama et que le Congrès a interféré à tous les niveaux, la vérité est que pour les Américains, « tout est sur la table » — comprendre : nous voulons tout et ne sommes prêts à aucun compromis.

La France, déjà soutenue par les ministres de la culture de 12 nations, veut que l'industrie audiovisuelle soit exclue de toutes les négociations, au nom de son « exception culturelle » si précieuse. La France est l'un des rares pays dans le monde - la Chine est un sujet complètement différent - qui n'a pas été totalement inondé de productions hollywoodiennes.

Si ce n'est pas le cas, Paris mettra son veto sur tout - même si, en privé, les fonctionnaires français admettent qu'ils n'ont le pouvoir de s'opposer à quoi que ce soit ; le monde des entreprises françaises veut aussi cet accord à tout prix.

Pourtant, Paris se battra sur tout, de « l'exception culturelle » aux normes sanitaires/écologiques cruciales. La France sera rejointe par l'Italie sur de nombreux fronts ; le sublime artisanat italien est déjà en révolte ouverte contre un lugubre futur où les gens du monde entier consommeront du parmesan, du jambon de Parme et du vin Brunello Made in USA.

Sur un autre front, il est certain que Washington n'ouvrira pas le marché américain aux services financiers ou au transport maritime européens. C'est juste un exemple de tout ce que l'Europe a à perdre et pratiquement rien à gagner.

En fin de compte, tout cela ne relève que de l'ambition aveugle d'un fonctionnaire de carrière européen étonnamment médiocre - le chef portugais de la CE, José Manuel Barroso.[1] Celui-ci espère obtenir mandat pour négocier au nom des tous les Etats-membres le 14 juin. Et il espère que les négociations se termineront avant la fin de son mandat, en novembre 2014.

Quelques diplomates européens manifestement furieux ont confirmé en privé à l'Asia Times Online que Barroso avait monté cette formidable opération quasiment tout seul, visant une belle récompense pour son avenir de la part de ses maîtres... à Bruxelles ? Mais non : à Washington ! Barroso ambitionne soit le poste de secrétaire général des Nations Unies, soit celui de secrétaire général de l'OTAN. Il ne peut obtenir aucun des deux sans le feu vert de Washington.

Cela expliquerait pourquoi le chef de cabinet de Barroso a été nommé ambassadeur de l'UE à Washington, exerçant un lobbying déchaîné auprès des Américains, en compagnie des ambassadeurs du Portugal, auprès des USA et de l'UE.

Les paris sont ouverts quant au vainqueur de ce monstrueux crêpage de chignon. Les Etats-membres européens pourraient voter contre leurs propres intérêts ; mais une autre chose entièrement différente pourrait apparaître : une éruption massive de colère de la part des citoyens européens accablés. Cette nouvelle saga du turbo-capitalisme occidental a tous les éléments pour être, eh bien, assez révolutionnaire !

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]

Note :
______________

[1] A l'époque de la révolution des oeillets, en 1974, qui renversa la dictature fasciste de Salazar au Portugal, José Manuel Barroso, alors âgé de 18 ans était un fervent militant maoïste et un anticommuniste acharné. Les Etats-Unis, inquiets de la prise de pouvoir, au Portugal, par les forces progressistes, dépêchent sur place au poste d'ambassadeur, Frank Carlucci, agent de la CIA, chargé de ramener le Portugal dans la contre-révolution. Ce dernier repère Barroso, qu'il recrute. En novembre 1975, une coalition hétéroclite allant des socialistes à l'extrême droite chasse les militaires de gauche du pouvoir, et le MRPP de Barroso lui apporte son soutien. Toujours financé par la CIA, Barroso partira en Suisse étudier la géopolitique, puis ira parfaire ses études au Etats-Unis à l'Université de Georgetown. Frank Carlucci, lui, deviendra directeur adjoint de la CIA. De retour dans son pays, en 1980, Barroso adhère au PSD, parti de centre-droit, et partira à la conquête du pouvoir, qui le mènera au poste de Premier ministre entre 2002 et 2004, d'où il imprimera au gouvernement un fort tournant atlantiste. En juin 2004, il est nommé président de la Commission Européenne...


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