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Moyen-Orient

L'Irak prend un virage en direction de Téhéran

Par Sami Moubayed
Asia Times Online, le 16 juin 2008

article original : "Iraq takes a turn towards Tehran"

DAMAS - Une blague populaire raconte l'histoire d'un homme âgé qui se marie avec une jeune fille, de nombreuses années sa cadette, et qui s'appelle Mana. A chaque fois qu'il rend visite à sa jeune épouse, elle se plaint de sa longue barbe qui devient grisonnante et lui en arrache les poils blancs. Le deuxième jour, il rend visite à sa première femme, Hana, qui a le même âge que lui, et elle se plaint que les poils noirs qui restent dans sa barbe ne sont pas à son avantage, et elle lui arrache les poils noirs. Il finit par se retrouver sans barbe et il se lamente devant son miroir en disant : "Entre Hana et Mana, j'ai perdu ma barbe !"

La morale de cette histoire - qui rime en arabe - est que les hommes ne peuvent satisfaire tous les goûts, ni deux femmes. Aujourd'hui, les Irakiens utilisent cette histoire en référence à leur Premier ministre, Nouri al-Maliki, qui est déchiré entre apaiser les Etats-Unis, qui l'ont amené au pouvoir et qui l'y ont maintenu contre toute attente, depuis 2006, et plaire à ses protecteurs et coreligionnaires à Téhéran.

Les Américains lui disent de signer avec eux un accord à long-terme, qui maintiendrait 50 bases militaires américaines permanentes en Irak. Les Iraniens lui ordonnent avec colère de ne pas le faire, soutenant que cela serait une menace directe à la sécurité de la région dans son ensemble, et contre l'Iran en particulier. Les Américains feraient pression pour finaliser cet accord d'ici le 30 juillet 2008, énervés qu'aucun progrès n'ait été fait depuis que les pourparlers ont commencé en février. L'Iran a entrepris une campagne massive de relations publiques contre cet accord, appelant tous les Chiites d'Irak à le faire capoter.

Des ennemis traditionnels comme Abdul Aziz al-Hakim, le président du Conseil Supérieur Islamique d'Irak, et Muqtada al-Sadr, l'ecclésiastique chiite de tout premier plan, sont passés à la vitesse supérieure ces dernières semaines, faisant pression sur Maliki pour qu'il ne le signe pas. Hakim, qui bénéficie d'excellentes relations avec Washington, ne peut pas s'opposer à ses protecteurs à Téhéran - ni défier son électorat chiite - et approuver un tel accord, que l'Iran considère comme prétexte pour une occupation à long-terme de l'Irak par les Etats-Unis.

Le premier à s'être violemment déclaré contre cet accord était l'Ayatollah basé à Qom, Kazem al-Hairi, un ecclésiastique très influent dans la politique intérieure irakienne, que seul le Grand Ayatollah Ali Sistani peut égaler. Bien avant que des déclarations similaires soient faites à Nadjaf, il a émis un décret religieux - une fatwa - interdisant la ratification d'un tel accord.

Malgré tout ce qu'on peut dire des tensions entre les Sadristes et l'Iran, Muqtada a fait écho à cette déclaration, en organisant des manifestations hebdomadaires massives contre cet accord. En plus des 50 bases américaines, l'accord exige que les Américains supervisent sur le long-terme des ministères irakiens de l'intérieur et de la défense (pendant pas moins de 10 ans). Il accorde aux Américains le droit quasi exclusif de reconstruire l'Irak, d'entraîner les forces irakiennes et de maintenir du personnel sur le territoire américain - personnel qui disposerait de l'immunité vis-à-vis des tribunaux irakiens.

Il donne aux Etats-Unis le droit d'arrêter ou de poursuivre tout Irakien travaillant contre leurs intérêts, à l'intérieur de l'Irak, et promet de protéger l'Irak de toute guerre, coup d'Etat ou révolution. Il confère aussi aux Etats-Unis le contrôle de l'espace aérien irakien. Barhan Saleh, le vice-Premier ministre, a déclaré que les Américains menaçaient de geler pas moins de 50 Mds de dollars de devises lourdes irakiennes et de garder tous les avoirs monétaires de l'Irak aux Etats-Unis, si un accord n'est pas signé avant décembre (la date d'expiration du mandat onusien pour la présence des Etats-Unis en Irak).

Saleh a fait le commentaire suivant : "Nos allies américains doivent comprendre et réaliser que cet accord doit respecter la souveraineté irakienne. Nous avons besoin d'eux pour encore un moment et ils savent qu'ils doivent rester ici pendant un certain temps".

Après une visite à Téhéran au cours de ce mois, Maliki, le week-end dernier, a bien fait comprendre sa position - surprenant les Américains - en disant : "L'Irak a une autre option qu'il pourrait utiliser. Le gouvernement irakien, s'il le veut, a le droit de demander aux Nations-Unies qu'elles mettent fin à la présence des forces internationales sur le sol souverain irakien".

Il a ajouté, "Lorsque nous avons accédé aux demandes du camp américain, nous avons découvert qu'ils enfreignent considérablement la souveraineté de l'Irak, et c'est quelque chose que nous ne pourrons jamais accepter. Nous sommes arrivés à un désaccord évident. Mais je peux vous assurer que tous les Irakiens rejetteraient un accord qui viole d'une manière ou d'une autre la souveraineté irakienne ".

Ces paroles crues ont été prononcées après des ordres directs du Dirigeant Suprême iranien, le Grand Ayatollah Ali Khamenei, lors de la toute dernière visite de Maliki à Téhéran. Le deuxième avant-projet avancé par les Américains change quelques-uns des points de base, donnant à l'Irak le droit de poursuivre en justice les officiers, les soldats et les contractants américains qui violent la loi irakienne, et requerrant que les Américains remettent tout Irakien arrêté, afin qu'il soit jugé dans un tribunal irakien.

Selon les officiels de l'ambassade des Etats-Unis en Irak, qui insistent sur le fait que cette idée est toujours en débat par les décideurs des deux pays, le refus de Maliki visait le premier avant-projet. Un député irakien aurait dit - mettant en doute les propos crus de Maliki, "Si, demain, les Américains décident de partir, je veux mettre en garde contre une assurance excessive. La situation est toujours précaire et nous n'avons pas les moyens de nous défendre nous-mêmes".

Qu'est-il arrivé au Premier ministre ? Une poussée soudaine de nationalisme irakien ? Ou un flot d'ordres de Téhéran - dont les dirigeants s'inquiètent des propos accrus d'une attaque étasunienne avant janvier 2009 ? Un Irak enchaîné à l'administration américaine dans l'Amérique d'après Bush, pourrait s'avérer pratique pour toute aventure militaire contre Téhéran.

Les dirigeants iraniens ont observé avec intérêt trois développements dans la région, qui ont tous eu lieu la semaine dernière. L'un était les propos accrus en Israël sur la nécessité de bombarder l'Iran à cause de son programme nucléaire, propos exprimés vendredi par le vice-Premier Ministre Shaoul Mofaz. Ce ministre israélien - qui a les yeux rivés sur sa victoire électorale pour devenir Premier-ministre, si Ehoud Olmert était éjecté - ou quand il le sera - , a fait remarquer que les sanctions n'étaient pas suffisantes, disant qu'Israël doit bombarder l'Iran, avec les Etats-Unis. Les analystes ont vu cela comme un prélude, après le dernier sommet Bush-Olmert, à l'aventure finale de Bush dans le Golfe Persique.

Deuxièmement, il y avait le débat en Irak sur la signature ou non de cet accord avec les Etats-Unis. Et troisièmement, il y a eu le "coup" du sénateur démocrate, prétendant à la présidence, Barack Obama, dans son discours hautement controversé devant le lobby influent d'Israël aux Etats-Unis, l'AIPAC, qui a modifié toute perception dans le Tiers Monde qu'il serait le président qui parlerait aux Iraniens - plutôt que les bombarder.

L'Iran a peur de ces trois développements. Peu après que Mofaz a fait ses remarques, le Ministre iranien de la Défense, Mustapha Mohammed Najjar, a répondu avec hargne : "Les forces armées iraniennes ont atteint le sommet de leur puissance militaire et si quiconque venait à prendre de telles mesures, la riposte serait absolument terrible".

Bush a répondu à ces menaces lors d'une rencontre avec le Président français Nicolas Sarkozy, répétant son jargon habituel, selon lequel l'Iran est une menace pour la paix mondiale. Ensuite, depuis l'Allemagne, il a ajouté que "toutes les options sont sur la table" pour traiter avec l'Iran.

Selon certains reportages de presse, le gouvernement israélien a établi un commandement militaire, en préparation d'une attaque contre l'Iran, qui s'appelle Iran Command. "Les opérations de ce commandement sont destinées à améliorer la coordination entre les missiles balistiques israéliens et les brigades aériennes et de missiles qui déploient les systèmes de missiles Arrow et Patriot".

Le ministre iranien des affaires étrangères, Manouchehr Mottaki, a minimisé cette information en disant, "Nous ne pensons pas qu'il y ait le moindre risque d'une frappe militaire", prétendant que les remarques de Mofaz n'étaient "pas sérieuses". Ces propos ne réfutent pas ceux de Mofaz et ont envoyé des ondes de choc dans tout Téhéran.

En ce qui concerne le discours d'Obama, Olmert a dit qu'il avait été "très émouvant", au grand mécontentement des Mollahs de Téhéran. Entre autres choses, Obama a déclaré que Jérusalem restera la capitale "unie" et "éternelle" d'Israël. Il a ensuite ajouté que s'il est élu, "J'apporterais à la Maison-Blanche un engagement infaillible vis-à-vis de la sécurité d'Israël. Le lien entre les Etats-Unis et Israël est incassable aujourd'hui, incassable demain et à jamais incassable".

Obama a ajouté : "Le régime iranien soutient des extrémistes violents et nous défie dans toute la région. Il poursuit une capacité nucléaire qui pourrait déclencher une course dangereuse aux armements et qui soulève la perspective d'un transfert de savoir-faire nucléaire aux terroristes. Son président nie l'Holocauste et menace de rayer Israël de la carte. Le danger venant d'Iran est sérieux, il est réel, et mon but sera d'éliminer cette menace".

Ce sont des raisons largement suffisantes pour que les dirigeants iraniens exercent un maximum de pression sur Maliki, pour qu'il change de cap ou qu'il quitte le pouvoir et face de la place à un chef d'Etat chiite qui pourra défendre les intérêts iraniens. Khamenei a demandé aux dirigeants chiites de l'Irak - peu importe leurs différences - de s'unir pour tuer le traité US-irakien.

Il a été franchement dit à Maliki de le refuser - sinon… Tout autant que les Américains pensent qu'ils peuvent appuyer sur un bouton et obtenir de Maliki qu'il réponde positivement, la réalité est très différente. Ils peuvent l'éjecter, bien sûr, mais étant données les circonstances, il serait difficile de trouver, au sein de l'Alliance Irakienne Unie, un chef d'Etat chiite crédible acceptant de défier l'Iran pour les beaux yeux de l'Amérique.

Les déclarations de Mofaz et celles d'Obama ne rendent pas la vie plus facile pour Maliki. George W. Bush est encore à la Maison-Blanche pour six mois. Il a toujours le pouvoir de bombarder l'Iran.

Sami Moubayed est un analyste politique syrien.

copyright 2008 : Asia Times On Line / Traduction : JFG-QuestionsCritiques.