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Actions contre l'Iran

Téhéran procède à une démonstration de force

Par Sami Moubayed
Asia Times Online, le 2 juillet 2008

article original : "Tehran puts on a show of strength"

"S'il devait se produire qu'un gouvernement fort découvre qu'il peut détruire en toute impunité un peuple faible, alors le temps est venu pour que ce peuple faible en appelle à la Ligue des Nations afin qu'elle prononce son jugement en toute liberté. Dieu et l'Histoire se rappelleront votre jugement."
&mdash: Hailé Sélassié, Empereur d'Ethiopie

DAMAS - Hailé Sélassié a prononcé ces mots en 1936, lors d'un discours à la ligue des nations, tandis que l'armée fasciste de l'Italien Benito Mussolini envahissait l'Ethiopie. Les Italiens boycottèrent cette session et les journalistes italiens huèrent et sifflèrent l'empereur lorsqu'il prononça son discours - pas en français qu'il parlait couramment - mais en Amharique.

TIME magazine classa Hailé Sélassié comme homme de l'année, mais la ligue ne fit pas plus qu'imposer des sanctions partielles - et inefficaces - contre Rome.

Il se dit que le Président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, serait un admirateur - certains diraient un observateur - de l'ancien empereur qui dirigea l'Ethiopie, d'abord comme régent de 1916 à 1930, puis, en tant qu'empereur de 1930 à 1974.

L'autobiographie de cet empereur, Ma Vie et le Progrès de l'Ethiopie est l'un des livres que le président iranien a lus récemment. Il doit donc connaître ce célèbre discours et il en ferait peut-être un de similaire aujourd'hui, s'il était invité à parler devant l'Assemblée Générale des Nations-Unies, alors que le risque de guerre grandit entre son pays et les Etats-Unis et Israël.

Ahmadinejad n'aura probablement l'accord pour prononcer un tel discours. Et même s'il le faisait, l'ONU - exactement comme pour son prédécesseur - serait complètement incapable de lui venir en aide.

La guerre psychologique progresse. Le week-end dernier, un général iranien de premier plan, Mir-Fayçal Bagherzadeh, a dit que son pays creusait 320.000 tombes en prévision des soldats américains qui combattraient en Iran. "En application des Conventions de Genève, les mesures nécessaires sont prises pour assurer l'enterrement des soldats ennemis. Nous avons prévu de creuser 15.000 à 20.000 tombes pour chacune des provinces frontalières, soit un total de 320.000 [tombes]", a-t-il déclaré, indiquant que quelques-unes d'entre elles seraient des fosses communes, si nécessaire. C'est "pour réduire la souffrance des familles de ceux qui sont tomberont et prévenir la répétition de la longue et cruelle expérience de la Guerre du Vietnam".

Ce sont peut-être de belles paroles - similaires à celles que Saddam Hussein et son ministre de l'information Mohammed Saïd al-Sahhaf avaient aboyées en 2003 - mais elles véhiculent un impact réel sur la psychologie des soldats américains. L'Irak - avec sa faible armée et son régime corrompu - fut impossible à déchiqueter et à digérer par les Américains. Personne ne peut imaginer à quel point serait difficile une guerre contre 65 millions d'Iraniens, qui ont une armée bien entraînée, endoctrinée par l'Islam chiite et le sentiment très fort d'avoir un objectif contre le "Grand Satan".

En plus de creuser les tombes - ce qu'ils ont vraiment commencé à faire -, les Iraniens pourraient avoir recours à plusieurs actions, si la guerre était déclarée avant la fin du mandat de George W. Bush à la Maison Blanche, en janvier 2009.

Dans les nations où se trouvent des bases militaires américaines, l'Arabie Saoudite (33%), le Koweït (36%) et le Bahreïn (80%), ils peuvent exciter les Chiites. Ils peuvent aussi exciter les Kurdes de Turquie et créer des problèmes avec les Chiites du Yémen. Ils peuvent déchaîner par procuration un enfer en Irak, avec l'Armée du Mehdi de Muqtada al-Sadr et le Conseil Islamique Irakien Suprême. Les Chiites de ces pays entretiennent des liens très forts avec l'Iran, qu'ils écouteraient et qui riposteraient, si le devoir les appelle et si les Américains ou Israël partaient en guerre contre Téhéran.

Les Iraniens peuvent - et le feraient - fermer le Détroit d'Ormuz, l'étroit passage maritime qui sépare le Golfe Arabique du Golfe d'Oman et de la Mer Arabique du Nord. Les cours du brut qui montent déjà en flèche crèveraient le plafond, comme le fait remarquer Mohammed Ali Djafari, commandant du Corps des Gardes Révolutionnaires Iraniens.

Ce détroit est la deuxième route maritime internationale la plus fréquentée du monde. Elle achemine quotidiennement 25% des approvisionnements pétroliers de la planète. Exemple : plus de 75% du pétrole japonais passe par Ormuz. Selon Moustafa al-Sayyed, un expert pétrolier iranien, "si le détroit est fermé, il faudra utiliser les routes alternatives [lorsqu'elles existent] et cela entraînera une perte de plus de 20 millions de barils par jour sur le marché international." Il a ajouté qu'il s'attend à ce que le cours du pétrole atteigne pas moins de $500 le baril." Actuellement, le flux pétrolier qui passe par ce détroit s'élève à plus de 17 millions de barils/jour. Le chaos que cela entraînerait sur les marchés mondiaux n'a besoin d'aucune explication.

L'Iran aurait aussi positionné quelques-uns de ses missiles Shahab-3B, d'une portée d'environ 2.000 kilomètres, et, selon certains reportages de presse, il serait prêt à frapper le réacteur [nucléaire] de Dimona en Israël.

Le ton arrogant des Iraniens a fait suite à la publication d'un article dans le New York Times, selon lequel plus de 100 avions israéliens auraient mené, le 12 juin, des exercices d'entraînement majeurs au-dessus de la Méditerranée, en préparation pour une guerre contre Téhéran.[1] Au cours de cet exercice, ils ont volé sur la distance nécessaire pour atteindre la ville iranienne de Natanz, où se trouve une installation nucléaire.

Le lendemain de la provocation israélienne, un quotidien israélien a cité le vice-Premier ministre Shaoul Mofaz, qui a déclaré que son pays attaquerait l'Iran s'il n'arrêtait pas son programme nucléaire, programme que l'Iran soutient être destiné uniquement à des objectifs civils. Pendant ce temps-là, un ancien chef du Mossad (les services secrets israéliens), Sgatai Shavit, a déclaré au Sunday Telegraph de Londres, que le "pire scénario" est que Téhéran mette au point des armes nucléaires d'ici deux ans et, par conséquent, que cela nécessite une frappe israélienne contre l'Iran.

Hersh, encore lui !

Rendant la situation des plus difficiles, un reportage à tout casser du journaliste d'investigation Seymour Hersh, paru dans le New Yorker[2], dit qu'en 2007, le Congrès des Etats-Unis a approuvé une demande de 400 millions de dollars faite par Bush, pour des opérations secrètes en Iran, destinées à déstabiliser le régime.

Ce journaliste américain chevronné a une réputation solide lorsqu'il s'agit de révéler des informations de premier ordre sur la manière de traiter avec l'Iran et la soi-disant "chiitification" du monde arabe. L'année dernière, il a donné une interview sur CNN International, affirmant que l'Arabie Saoudite et les Américains finançaient des groupes fondamentalistes sunnites au Liban pour affronter le Hezbollah.

En mars 2007, il a écrit un essai intitulé The Redirection[3], soutenant que les Etats-Unis finançaient et armaient une nouvelle fois des fondamentalistes sunnites - exactement comme ils l'avaient fait avec al-Qaïda en Afghanistan dans les années 80 - pour se dresser contre les Chiites dans le monde arabe. Il y disait aussi que la CIA était impliquée dans la déstabilisation de l'Iran de l'intérieur, en soutenant des groupes ethniques et religieux qui étaient aux antipodes de la population majoritairement chiite du pays.

Les architectes de cette politique, responsables de cette "Re-direction", sont le vice-Président Dick Cheney, le directeur-adjoint de la NSA Eliot Abrams et l'ancien ambassadeur et actuel directeur de l'Agence de la Sûreté Nationale saoudienne, le Prince Bandar ben Sultan. Hersh disait : "Ce qui importe n'est pas que les Salafistes lancent des bombes, c'est sur qui ils les tirent - le Hezbollah, Muqtada al-Sadr et les Syriens", s'ils continuent de travailler avec le Hezbollah et l'Iran.

Nombreux sont ceux qui ont réfuté les propos de Hersh, en disant qu'ils étaient le fruit de son imagination. Mais, cette fois-ci en juin, Hersh a ajouté des preuves à ce qu'il dit qui montrent que si une guerre contre l'Iran ne se profile pas à l'horizon, les Américains préparaient quelque chose de sérieux. Chose curieuse, ce nouvel article s'intitule "Préparer le champ de bataille".

Ces 400 millions de dollars sont prévus pour les dépenses de la CIA et le Commandement des Opérations Spéciales Interarmes (le JSOC) pour armer des groupes terroristes comme les Moudjahidin Khalq (MEK), et pour soutenir des groupes minoritaires comme les Arabes Ahwazi, les Kurdes, les Azéris et les Baloutchis. Cela veut dire que 40% de citoyens non perses de l'Iran font l'objet d'une attention particulière pour casser le régime de l'intérieur.

Vali Nasr, professeur iranien à la Tufts University, aux Etats-Unis, observe : "Ce n'est pas parce que le Liban, l'Irak et le Pakistan ont des problèmes ethniques que cela implique que l'Iran souffre du même problème". Il a ajouté : "L'Iran est un vieux pays, comme la France ou l'Allemagne, et ses citoyens sont tout aussi nationalistes. Les Etats-Unis surestiment les tensions techniques en Iran". Nasr fait remarquer que ces groupes dont les Américains s'occupent sont, soit faibles, soit, au mieux, marginaux. Il ajoute : "On peut toujours trouver des groupes partisans de la lutte armée qui iront tuer un policier, mais travailler avec les minorités se retournera contre eux et leur aliènera la majorité de la population."

Par exemple, l'un de ces groupes qui couche avec la CIA comprend des fondamentalistes sunnites, connus sous le nom de Baloutchis. Ils ont produit Ramzi Youssef, l'un des acteurs-clé de l'attenta à la bombe contre le World Trade Center en 1993, et Khaled Cheikh Mohammed, l'un des organiseurs des attaques du 11 septembre 2001. Un autre groupe est le Djoundallah, une organisation salafiste. Le tiers de ces groupes [soutenus par la CIA] est constitué du MEK, classé "A" depuis plus de dix ans sur la liste terroriste du Département d'Etat.

Toutefois, les Américains réalisent la relative faiblesse de ces groupes, qui n'ont pas la capacité de faire tomber un régime fort comme celui de Téhéran. Toute frappe contre l'Iran qui ne renverserait pas le régime ne fera que le renforcer. Toutefois, si leurs activités nucléaires sont accompagnées de frappes israéliennes contre les sites de Natanz et d'Asfahan, alors elles pourraient faire pression sur le Grand Ayatollah Ali Khamenei pour qu'il abandonne le programme nucléaire de son pays.

Hersh admet à quel point une nouvelle aventure perse serait désastreuse et il rend compte d'une conversation entre un sénateur démocrate de ses amis et le Secrétaire à la Défense William Gates. Ce dernier, réalisant les horreurs et la gravité d'une telle menace, a dit que si les Etats-Unis bombardaient l'Iran, "Nous créerons des générations de Djihadistes et nos grands-enfants devront se battre contre nos ennemis, ici, en Amérique !"

Prétexte ?

Mais en dépit de ce qui est dit et fait, ni les Etats-Unis, ni Israël peuvent se réveiller demain et tirer des missiles sur Asfahan ou Téhéran. Ils ont besoin d'un prétexte.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les Américains exercent actuellement une pression sur l'Iran pour qu'ils fassent et disent des choses qui fourniraient un prétexte à Israël ou aux Etats-Unis. Raisons dont ils ont besoin pour partir sur une offensive à grande-échelle d'ici à décembre.

L'une de ces raisons pourrait être la fermeture du Détroit d'Ormuz. Naturellement, cette fermeture se produirait - et servirait d'épée très efficace à deux tranchants - environ 24 à 48 heures avant une attaque.

En 1967, Gamal Abdul-Nasser fit une chose similaire avec le Détroit de Tiran, en le fermant aux acheminements destinés à Israël, bloquant de ce fait le port israélien d'Eilat, qui se situe tout au nord du Golfe d'Aqaba. Israël considéra cette fermeture illégale.

Lors de l'Assemblée Générale de l'ONU immédiatement après la guerre, de nombreuses nations ont soutenu que même si la loi internationale donnait le droit de passage à Israël, cela ne donnait pas à ce dernier, pour affirmer son droit, l'autorisation d'attaquer l'Egypte, parce que cette fermeture n'avait pas été une "attaque armée", ainsi que le définit l'article 51 de la charte de l'ONU.

De façon similaire, le professeur de droit international, John Quigley, a expliqué qu'Israël n'aurait eu le droit d'utiliser une telle force pour la nécessité de garantir son droit de passage. Nasser ne l'a pas vu venir. Il pensait qu'avec ce genre d'actions, en 1967, il ferait reculer les Israéliens en les intimidant. Ce qui démarra, en avril 1967, comme un incident frontalier mineur conduisit à une guerre totale qui fit perdre le Plateau du Golan [à la Syrie], la Péninsule du Sinaï [à l'Egypte] et Cisjordanie [aux Palestiniens].

Nasser ne e vit pas venir en 1967. Saddam ne le vit pas venir en 2003. En générale, les dirigeants ont tendance à développer une certaine cécité lorsqu'ils sont au pouvoir et il semble que ce soit pareil pour l'Iran, qui ne le voit pas venir - ou l'a réalisé un peu trop tard.

Sami Moubayed est un analyste politique syrien.

copyright 2008 : Asia Times On Line / Traduction : JFG-QuestionsCritiques.

Notes :
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[1] Voir : Répétition d'essai israélienne "attaque contre l'Iran" avec 100 avions de combat, par Donald Mcintyire (Independent)

[2] Voir : L'Administration Bush intensifie ses manœuvres secrètes contre l'Iran, Par Seymour Hersh (New yorker)

[3] Voir : La réorientation, par Seymour Hersh (New Yorker)