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Proche-Orient

Le rêve libanais a fait long-feu

Par Sami Moubayed
Asia Times Online, le 11 juin 2008

article original : "Lebanon's dream is short-lived"

DAMAS - Les médias occidentaux ont pratiquement cessé de couvrir les événements au Liban, après la signature de l'accord de Doha par les dirigeants libanais, qui a conduit en mai à élire Michel Suleiman à la présidence. Cela ressemblait à un conte de fées qui se réalisait, dans lequel, après des années de guerre et de sang, tout le monde se réconciliait et allait vivre heureux pour toujours.

Mais ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent dans le monde réel, et encore moins au Liban.

A la conférence de Doha, il fut décidé que tous les partis éliraient immédiatement le chef militaire Michel Suleiman. Ceci a été fait. Il fut décidé qu'il serait mis un terme à l'occupation du centre-ville de Beyrouth, orchestrée pendant 18 mois par l'opposition menée par le Hezbollah. Ceci aussi s'est produit.

Tous les partis ont décidé de restreindre l'utilisation des armes à Beyrouth - quelles que soient les circonstances. Cela n'est pas arrivé et c'est pratiquement quotidiennement que les fusillades, et les disputes - et les morts - sont reportés dans la capitale libanaise.

L'un des tout derniers incidents qui a été rapporté est l'attaque à Bir Hasan, un quartier de la capitale qui se trouve à proximité de l'ambassade du Koweït, contre un militant du Mouvement du Futur du parlementaire de la majorité, Saad al-Hariri. Celui-ci a été sérieusement blessé par des hommes en armes vêtus d'uniformes de la police parlementaire, visiblement fidèles au président du parlement et chef de l'opposition, Nabih Berri.

Ensuite, trois personnes ont été blesses dans un affrontement entre des pro-Hezbollah et des pro-Hariri dans la Vallée de Bekaa, proche de la frontière syrienne. En plus des tirs de snipers - et des hommes armés qui parcourent les rues, la nuit, en cherchant des histoires - plusieurs attaques ont été enregistrées contre l'armée libanaise.

Shaker al-Abbsi, le cerveau qui a mené la guerre contre l'armée en mai et en juin de l'année dernière dans le village septentrional de Naher al-Bared, a fait une déclaration cette semaine (similaire à celles d'Oussama ben Laden), accusant les dirigeants sunnites du Liban (en référence à Hariri) de trahison et de recevoir des fonds de la part du gouvernement américain. Il a ensuite tiré à boulets rouges contre le Hezbollah chiite, l'accusant d'avoir terrorisé les quartiers sunnites au Liban, dans la bataille déclenchée le 7 mai de cette année.

"L'objectif de Saad [Hariri], de Nasrallah [le dirigeant du Hezbollah] et du Président [palestinien Mahmoud] Abbas est d'humilier le peuple. L'un d'eux prend ses ordres auprès de Bush et l'autre auprès des versets diaboliques à Téhéran", a-t-il déclaré. Il a dit que le temps la "vengeance" était mûr au Liban.

De plus, la guerre médiatique entre les camps opposés ne s'est pas terminée, avec la Chaîne de TV al-Manar du Hezbollah et celle d'Hariri, Future TV, qui e répandent rien d'autre que leur fiel l'une contre l'autre.

Le seul développement positif - à part l'élection de Suleiman - a été la visite du Président français Nicolas Sarkozy à Beyrouth, le 7 juin. En plus de rencontrer son homologue libanais, Sarkozy a rencontré plus de 80 politiciens, y compris des membres de haut rang du Hezbollah, afin de définir une stratégie franco-libanaise pour l'avenir du pays.

En rencontrant pour le déjeuner l'envoyé de Nasrallah, Sarkozy s'est fait entendre à Washington en disant effectivement : "Nous ferons ce qui est nécessaire pour que le Liban se redresse et fonctionne. Les inquiétudes des Etats-Unis sur le passé et l'agenda du Hezbollah ne nous concerne pas. Nous ferons ce que nous pensons être nécessaire dans les meilleurs intérêts de la France au Proche-Orient".

Auparavant, Sarkozy avait rembarré les Américains lorsqu'il a invité une délégation du Hezbollah à Paris pour une table-ronde avec le ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner. Lorsque les hostilités se sont déclenchées à Beyrouth à la mi-mai, Sarkozy a fait une déclaration appelant au dialogue, se gardant bien de condamner le Hezbollah ou la Syrie.

Un Libanais, qui admire la persistance de Sarkozy, a fait le commentaire suivant : "Lorsque Yasser Arafat faisait le hadj [pèlerinage] à la Mecque, il refusait de jeter une pierre contre le diable [ce qui fait partie du rituel des pèlerins musulmans]. Arafat soutenait, 'Pourquoi devrais-je lancer une pierre contre le diable ; je pourrais avoir besoin de lui un jour, pour la Palestine'. Et c'est ainsi que Sarkozy, avec pragmatisme, s'occupe du dossier du Liban, refusant de tirer sur qui que ce soit - en dépit de la pression américaine - parce qu'il a besoin de toutes les parties pour faire revenir la paix au Liban."

En plus de choyer le Hezbollah, Sarkozy a fait plusieurs ouvertures en direction de la Syrie. La première a été d'inviter le Président Bashar al-Assad à se rendre à Paris pour participer à une conférence sur la Méditerranée, le 13 juillet. "Le président syrien, que j'ai contacté au téléphone, a exprimé son désir d'y participer. Je pense que sa présence est plus que probable", a dit le dirigeant français, depuis Paris, lors d'une conférence de presse avec le Premier ministre italien Silvio Berlusconi, avant d'arriver à Beyrouth.

Si cela se matérialise, ce serait le premier voyage d'Assad en Europe depuis que les relations se sont envenimées en 2005, sous la pression des Etats-Unis. Ensuite, dans une interview publiée dans trois quotidiens libanais le 6 juin, Sarkozy a déclaré que son pays "reprendrait les contacts avec la Syrie, seulement lorsque des développements positifs et concrets se seront produits au Liban, dans l'objectif de sortir de la crise". Il a ajouté, "On doit concéder que l'accord de Doha, l'élection du Président Sleimane et le retour de Fouad Siniora comme Premier ministre sont de tels développements." Il a conclu en disant, "J'en ai tiré les conclusions et j'ai appelé Assad pour lui faire part de mon désir de voir que l'application de cet accord se poursuivra".

Des sources proches de son cabinet ont dit à des journalistes à Beyrouth que Sarkozy enverrait deux envoyés à Damas, Jean-David Levitte, un conseiller présidentiel, et Claude Guéant, le secrétaire général de l'Elysée, pour aider à tourner une nouvelle page dans les relations franco-syriennes. Cette source a ajouté, "Tout dépend de la façon dont les choses se développent, que ce soit au niveau d'une ambassade syrienne qui s'ouvrirait à Beyrouth ou le respect de paix civile au Liban".

Pour leur part, les Syriens (qui ont refusé de faire des commentaires sur ces fuites à la presse) ont bien accueilli les messages en provenance de Paris. Ils ont exprimé, selon Sleimane, qu'ils étaient prêts à échanger des relations diplomatiques avec le Liban pour la première fois depuis que les deux pays ont été séparés par la France en 1920. La Syrie a aussi souligné (par l'intermédiaire du quotidien pro-gouvernemental al-Watan) qu'elle nommerait prochainement un ambassadeur à Paris, un poste qui est vacant depuis 2006, lorsque les relations se sont dégradées sous l'ancien président Jacques Chirac.

Une source syrienne a ajouté, "Il n'est pas improbable non plus que nous reprenions nos pourparlers [avec les Français] concernant un accord de partenariat entre la Syrie et l'Union Européenne, lorsque la France présidera l'UE à partir du mois prochain". Cet accord a été signé en préliminaire en 2004 et ensuite ratifié par le parlement européen, mais il a ensuite été rompu après l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais, Rafik Hariri, en 2005, sous la pression de Paris et des Etats-Unis.

En tant qu'élément du rapprochement économique entre les deux pays, il a été accordé à une entreprise française une licence pour construire deux grandes usines de ciment en Syrie, pour un montant de 1,2 milliards de dollars [env. 780 millions d'euros]. Ceci pourrait conduire les Syriens à accorder à la France le droit de construire leur métro, une offre était précédemment pressentie pour l'Iran ou l'Inde.

Entre-temps, les Américains ont désapprouvé les mots doux échangés entre Damas et Paris, en particulier après les trois appels téléphoniques entre Sarkozy et le Syrien Assad. "La France et les Etats-Unis partagent le même souhait pour la paix et la stabilité dans la région", a dit le porte-parole du Département d'Etat, Sean McCormack, faisant remarquer, "Washington demandera des clarifications à Paris." Il a ajouté, "En même temps, les Etats-Unis ont de sérieuses inquiétudes quant à l'attitude du gouvernement syrien."

Pour ne pas arranger les choses, les Libanais ont échoué, presque 20 jours après l'élection de Sleimane, à créer un nouveau gouvernement. Peu après le retour de tout monde de Doha, il a été décidé que Siniora, le poids lourd du parti du "14 mars", serait appelé pour former un nouveau gouvernement. Le renverser (et l'empêcher de créer un nouveau gouvernement) était l'un des piliers du programme de l'opposition menée par le Hezbollah.

Ils l'accusaient de diviser le Liban, montrant du favoritisme envers les Sunnites pro-Hariri, et de vendre le pays aux Américains et aux Saoudiens. Le Hezbollah a lancé une lutte bruyante contre lui après la guerre de l'été 2006, en disant que lui et son équipe avaient demandé à Israël de prolonger sa guerre contre le Liban, espérant que cela réduirait le Hezbollah en poussière. Ce fut une gifle sévère pour l'opposition que de le voir appelé pour un nouveau mandat au poste de Premier ministre - mais, parce qu'il est à la tête de la majorité parlementaire, il avait le droit constitutionnel d'agir ainsi et, dans l'esprit de l'accord de Doha, ils ont laissé faire.

Le deuxième obstacle qui est arrivé concerne la création du gouvernement de Siniora. Selon l'accord de Doha, le Premier ministre présiderait sur un gouvernement de 30 sièges. Seize d'entre eux seraient détenus par la majorité pro-occidentale, connue sous le nom du 14 mars, et 11 sièges seraient attribués à l'opposition conduite par le Hezbollah, lui conférant le pouvoir de veto au sein du cabinet pour faire barrage à toute loi liée à l'enquête sur la mort d'Hariri ou concernant les armes du Hezbollah. Les trois derniers sièges seraient attribués par le président.

Il a été maintenant décidé que deux de ces trois sièges seraient la Défense et l'Intérieur, attribués à un Maronite et à un Grec orthodoxe, le troisième revenant à un Catholique, en tant que ministre d'Etat sans portefeuille.

Les deux partis chiites, le Amal et le Hezbollah, obtiendront cinq sièges, dont celui du ministère des affaires étrangères, et seront désignés par le président du parlement, Nabih Berri. Le reste des six portefeuilles de l'opposition serait partagé entre les Sunnites, les Druzes et les forces chrétiennes alliées au Hezbollah et à Amal.

La coalition du 14 mars obtient le Ministère des Finances (traditionnellement détenu par Siniora) en compagnie des ministères liés aux services, comme les télécommunications. Le dirigeant de l'opposition et candidat malheureux à la présidence, Michel Aoun - qui n'a jamais été trop satisfait par l'accord de Doha parce qu'il lui ôtait sa dernière chance de devenir président - est censé obtenir deux des cinq sièges maronites dans le gouvernement de Siniora. Ses yeux louchent sur la ration de tous les autres : celle des Chiites, des Sunnites et de ses coreligionnaires chrétiens. Il exige le Ministère des Finances "pour voir pourquoi ils [l'équipe d'Hariri] l'ont monopolisé pendant si longtemps". Il exige aussi le Ministère de la Santé, bien que celui-ci soit marqué pour Nabih Berri.

A chaque fois qu'il est confronté par ses amis ou ses alliés, il dit à la presse : "Ils ne peuvent pas former le gouvernement sans nous [le Mouvement Patriotique Libre] et s'ils veulent essayer, qu'on les laisse faire". Il ajoute toujours, "Nous sommes pressés, nous voulons que le gouvernement soit formé. Il peut l'être en une semaine".

Un autre problème est la représentation confessionnelle, plutôt que politique. L'une des conditions de l'accord de Doha est qu'aucun parti ne quitte le gouvernement, quelles que soient les circonstances. En 2006, le Amal et le Hezbollah avaient démissionné du gouvernement Siniora et avaient immédiatement déclaré que celui-ci était inconstitutionnel parce qu'il n'incluait plus aucun Chiite. Cette fois-ci, la coalition du 14 mars doit désigner un Chiite. Donc, si le Hezbollah se retire, il y aura toujours une représentation chiite. En échange, le Hezbollah doit désigner un Sunnite. Jusqu'à aujourd'hui, Le 14 mars a toujours eu du mal avec le Hezbollah pour qu'il désigne des ministres sunnites dans le gouvernement.

Sleimane, le nouveau président, est contrarié que cette nouvelle ère ait pris un mauvais départ, à cause des chamailleries des politiciens. C'est le cas aussi du patriarche maronite, Mar Nasrallah Boutros Sfeir. Cette semaine, des sources proches de Siniora ont élaboré leur propre version du gouvernement - sans désigner les ministres - et mis en avant un projet de gouvernement qui a été immédiatement et platement rejeté par le Hezbollah et Michel Aoun.

L'euphorie qui a suivi l'accord de Doha se dissipe à la vitesse grand V.

Sami Moubayed est un analyste politique syrien.

copyright 2008 : Asia Times On Line / Traduction : JFG-QuestionsCritiques.