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   Afghanistan : à présent, c'est la guerre contre l'Inde
     Par Sudha Ramachandran
Asia Times Online, le 8 juillet 2008

article original : "Now it's war against India in Afghanistan"

BANGALORE - Lundi, le kamikaze qui a jeté sa voiture bourrée d'explosif sur l'ambassade indienne à Kaboul, la capitale afghane, n'a pas seulement tué 41 personnes et blessé plus de 140 autres, il a envoyé un message à Delhi : la présence importante et l'influence croissante de l'Inde en Afghanistan, à travers ses programmes de reconstruction, sont à présent dans la ligne de mire.

Quatre Indiens ont été tués : l'attaché militaire, le Général R D Mehta ; le diplomate Venkateswara Rao ; et deux gardes de l'ambassade, des membres de la police des frontières indo-tibétaines - un organe paramilitaire. Cette attaque serait l'une des plus meurtrières à Kaboul depuis la chute des Taliban en 2001.

L'Ambassade Indienne se trouve près du Ministère de l'Intérieur afghan, dans un quartier animé de Kaboul. Des sources dans les services de renseignements avaient apparemment prévenu qu'une attaque aurait lieu cette semaine contre la mission et la sécurité avait été renforcée. Pourtant, le kamikaze et son véhicule rempli d'explosifs ont pu atteindre les grilles sans entrave.

Cette attaque arrive dans un contexte de violence croissante dans le pays, y compris dans la capitale. En juin, un plus grand nombre de soldats américains et de l'Otan ont été tué en Afghanistan qu'au cours de tout autre mois depuis le début des opérations militaires en 2001. Quarante-cinq soldats, dont 27 Américains, 13 Britanniques, 2 Canadiens, 1 Polonais, 1 Hongrois et 1 Roumain, ont été tués en juin de cette année. En juin, les pertes de la coalition en Afghanistan ont dépassé pour la première fois celles de la coalition en Irak.

Le 27 avril, lors d'une parade militaire à Kaboul, des partisans avaient ouvert le feu contre le Président Amid Karzaï, tuant un député et deux autres Afghans. Le mois dernier, dans une attaque audacieuse, les Taliban ont pris d'assaut une prison à Kandahar, libérant des centaines de prisonniers.

Les Taliban ont nié toute responsabilité dans l'attaque de lundi. Mais la majorité des Indiens ou des Afghans pensent le contraire. En général, les Taliban revendiquent la responsabilité des attaques contre les troupes internationales ou afghanes et nient leur participation dans les attaques qui font essentiellement des victimes civiles afghanes. Ce lundi, la plupart des victimes étaient à la fois civiles et afghanes, dont beaucoup faisaient la queue pour des visas afin de se rendre en Inde.

Selon les experts indiens, les soupçons se tournent vers les Taliban et ceux à l'ISI, les services secrets pakistanais, qui les soutiennent. C'est aussi le point de vue de Kaboul. Tandis que le ministère de l'intérieur afghan déclarait que cette "attaque a été perpétrée en coordination et avec les conseils d'un service de renseignements actif dans la région" - faisant allusion à l'ISI - Karzaï déclarait que cette attaque à la bombe était le travail des "ennemis de l'amitié indo-afghane", une référence implicite au Pakistan.

Le Premier ministre pakistanais, Yousouf Raza Gilani, a très rapidement rejeté ces accusations, en disant que le Pakistan "avait besoin d'un Afghanistan stable".

L'Inde et l'Afghanistan connaissent aujourd'hui une relation étroite, ce qui agace leur voisin et ennemi commun, le Pakistan.

Pendant des décennies, l'Inde et le Pakistan ont rivalisé pour influencer l'Afghanistan. Dans les années 90, lorsque les Taliban étaient au pouvoir avec le soutien du Pakistan, l'influence d'Islamabad a connu un pic. Ensuite, dans un revers de fortune, l'Inde, qui soutenait l'Alliance du Nord anti-Taliban dans les années où les Taliban étaient au pouvoir, a vu son crédit s'améliorer à Kaboul, alors même que l'influence d'Islamabad tombait au plus bas.

Avec ses vieux amis de l'Alliance du Nord au pouvoir et à la barre Karzaï, qui a été éduqué en Inde, l'influence de cette dernière s'est accrue significativement ces dernières années.

Depuis 2002, l'Inde a engagé environ 750 millions de dollars dans la reconstruction de l'Afghanistan, où elle est aujourd'hui le cinquième plus gros donateur bilatéral, derrière les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon et l'Allemagne. L'Inde fait ainsi partie des principaux protagonistes dans ce pays.

Elle est impliquée dans une foule de programmes, qui vont de l'aide alimentaire aux enfants à l'amélioration des infrastructures. Elle construit la route de 218 km qui relie Zarandj à Del Aram, ainsi que le parlement afghan, une ligne électrique entre Poul-é Khoumri et Kaboul et une sous-station à Kaboul. Elle répare et reconstruit le Barrage de Salma, dans la province occidentale d'Herat, pour un coût de 109,3 millions de dollars et construit des relais téléphoniques interurbains reliant les 11 provinces à Kaboul. Elle a fourni des centaines de bus et de minibus. Elle forme des bureaucrates et donne une formation à plus de 3.000 Afghans afin qu'ils puissent gagner leur vie comme menuisiers, plombiers ou maçons.

Des centaines d'Afghans ont reçu des bourses pour étudier en Inde. L'Inde apporte une aide alimentaire quotidienne à 1,4 millions d'écoliers sous forme de biscuits hautement protéinés.

Selon la BBC, citant les propos de l'analyste Ahmed Rachid : "La stratégie indienne de reconstruction a été conçue pour séduire tous les secteurs de la société afghane, permettre à l'Inde d'être bien vue par les Afghans, remporter un avantage politique maximum et, bien sûr, pour réduire l'influence du Pakistan".

Le rôle de l'Inde dans la construction de routes améliore son accès vers l'Afghanistan et, au-delà, vers l'Asie Centrale. Par exemple, le programme Zarandj/Del Aram reliera la frontière iranienne à Del Aram, qui se trouve sur la Route Nationale Garland en Afghanistan. La Route Garland relie plusieurs villes-clés du pays. Ainsi, l'Inde peut décharger des cargaisons de biens et de denrées dans le port iranien [en zone franche] de Chabahar et, ensuite, les expédier par voie terrestre dans toutes les villes afghanes par la route nationale Zarandj/Del Aram et la Route Garland.

Environ 3.000 à 4.000 ressortissants indiens travaillent sur des programmes de reconstruction, répartis un peu partout en Afghanistan.

Ces constructions routières, qui fourniront à l'Inde un accès terrestre vers l'Afghanistan contrarient le Pakistan, alors que ce dernier lui a refusé l'accès routier vers l'Afghanistan. L'Inde pense que l'ISI à voulu frapper une activité indienne en Afghanistan en se servant des Taliban. Les programmes routiers de l'Inde - en particulier celui de Zarandj/Del Aram - se sont trouvés régulièrement sous le feu des Taliban, dont la toute dernière attaque suicide avait fait sept morts, dont quatre Indiens, en avril.

L'engagement de l'Inde en Afghanistan l'a aidé à exercer sur ce pays un pouvoir d'influence. Elle y est vue comme un pays qui travaille à changer la vie quotidienne des Afghans et qui est engagée à construire des capacités de production pour les Afghans plutôt que d'essayer de remporter des contrats pour les entreprises indiennes. L'Inde est considérée comme contributrice à la construction de la démocratie en Afghanistan.

Ensuite, il y a la popularité des films de Bollywood et des feuilletons télévisés indiens, qui a fait gagner à l'Inde de nombreux cœurs en Afghanistan - et l'ire des Taliban.

Le Pakistan a fait tout son possible pour restreindre l'influence indienne. Toutefois, il a levé le pied en permettant aux troupes indiennes d'entrer dans le pays. Mais, contrairement à ce qu'Islamabad prévoyait, il se pourrait que cela ait joué en faveur de l'Inde.

L'engagement de l'Inde en Afghanistan n'a pas été teinté d'opérations militaires qui ont mal tourné. Au contraire des autres puissances en Afghanistan, l'Inde, dont le travail de reconstruction a été souillé par des attentats à la bombe et des meurtres de civils, est considérée comme travaillant pour le peuple afghan.

Le Pakistan est si préoccupé par la présence de l'Inde qu'il a émis de fortes objections à ce que l'Inde établisse des consulats à Kandahar et à Djalalabad. Il a accusé l'Inde d'utiliser ses consulats qui bordent le Pakistan pour soutenir des "activités terroristes" à l'intérieur du Pakistan. Le consulat indien à Djalalabad a été la cible d'au moins deux attaques à la grenade - la toute dernière en décembre.

Avec l'attaque de lundi, c'est la première fois que l'Ambassade Indienne est visée depuis la chute des Talibans. Mais le bâtiment de l'ambassade était déjà dans l'œil de mire des Taliban dans les années 90. Cet immeuble était l'une des "cibles favorites des Taliban" entre 1996 et 2001, lorsqu'ils étaient au pouvoir.

Voici un extrait d'un reportage paru dans le Times of India : "A un moment, lorsque les Taliban se rapprochaient de Kaboul en livrant leurs combats sanglants contre les forces de l'Alliance du Nord, conduites par le dirigeant légendaire [Ahmed Shah] Massoud, les attaques à la roquette contre l'ambassade étaient si intenses que les [officiels] indiens décidèrent de construire un bunker lourdement fortifié, juste à l'intérieur de l'ambassade. L'Ambassade Indienne était visée avec une telle précision que les fonctionnaires de l'ambassade avaient pris l'habitude de garer leurs voitures à l'intérieur de l'Ambassade d'Indonésie, qui se trouve juste à côté de l'Ambassade Indienne, pour les garder à l'abri des roquettes des Taliban". L'ambassade fut fermée le 26 septembre 1996 - quelques heures avant l'entrée des Taliban dans Kaboul - et rouvrit le 22 décembre 2001, le jour où Karzaï prêta serment à la présidence.

Au cours des dernières années, l'ISI et ses mandataires Taliban ont cherché à réduire l'influence de l'Inde au moyen d'intimidations et d'attaques contre des ingénieurs et des ouvriers de construction indiens. Avec cette attaque contre l'Ambassade Indienne, ils ont indiqué que la guerre contre l'Inde a monté d'un cran. Cela marque une escalade majeure des les attaques terroristes, non seulement contre la présence de l'Inde en Afghanistan mais contre la politique afghane de New Delhi.

L'Inde a réitéré que ces attaques n'affaibliront pas sa mission d'aide à la reconstruction de l'Afghanistan. A New Delhi, le Ministre des Affaires Etrangères a fait ce commentaire : "De tels actes de terreur ne nous dissuaderont pas de remplir nos engagements envers le gouvernement et le peuple afghan."

Et déjà, en Inde, il y a des appels pour l'envoi de plus de troupes en Afghanistan. Un édito, qui a paru dans le quotidien anglais influent, l'India Express, dit ceci : "Après cet attentat à la bombe à Kaboul, l'Inde doit affronter une question importante qu'elle a esquivée jusqu'à présent. New Delhi ne peut pas continuer à étendre ses activités économiques et diplomatiques en Afghanistan, tout en évitant une augmentation proportionnée de sa présence militaire là-bas. Pendant trop longtemps, New Delhi s'est inclinée devant les sensibilités pakistanaises et américaines vis-à-vis du profil stratégique de l'Inde en Afghanistan."

Une présence militaire en Afghanistan pourrait accroître son profil et accroître sa stature en tant que puissance en expansion dans la région. Mais elle finira par être assimilée aux Américains en Afghanistan, une image qu'elle aimerait bien éviter. Cela irait contre ses intérêts à long terme dans la région, compromettant l'énorme bienveillance qu'elle a gagnée jusqu'à maintenant.

Des troupes indiennes en Afghanistan pousseraient l'Inde dans le bourbier afghan. Ce pourrait être la raison pour laquelle l'ISI lui a cherché des crosses en attaquant son ambassade lundi.

Sudha Ramachandran est une journaliste/chercheuse indépendante basée à Bangalore.

copyright 2008 : Asia Times On Line / Traduction : JFG-QuestionsCritiques.