Une époque honteuse Par Bob Herbert
publié le 1er novembre 2004 dans le New York Times
A l'étranger, nos troupes sont malmenées dans la longue nuit irakienne — cette guerre dont on ne voit pas la fin et qui a déjà pris la vie à plus de 1100 soldats américains et à des milliers, peut-être des dizaines de milliers, d'Irakiens innocents.
Chez nous, le parti de l'actuel président foule systématiquement aux pieds le droit de vote des Noirs américains. Cette pratique ignoble et raciste tourne en dérision la revendication du président selon laquelle il prétend favoriser partout dans le monde la vraie démocratie.
On ne considèrera jamais cela comme un moment reluisant de l'histoire américaine !
Alors que les Américains s'apprêtent à voter demain dans ce qui s'avère être probablement l'élection la plus cruciale que le pays a connu depuis 1932, une nouvelle hallucinante est tombée. Vendredi, Oussama ben Laden a fait son apparition bizarre, raillant le président qui, un jour, a promis de le prendre mort ou vif. Depuis lors, les commentateurs se sont mis à lire de façon compulsive dans le marc de café, pour essayer de déterminer qui de George W. Bush ou de John Kerry a pu être aidé par cette vidéo.
Samedi, comme pour nous distraire de cette attraction, neuf marines américains supplémentaires ont trouvé la mort dans l'abattoir iraquien. Ce fut le jour le plus meurtrier depuis six mois pour les forces américaines. Le nombre de victimes iraquiennes, quant à lui, et que le gouvernement américain a tenté de cacher au public, est tout simplement effrayant.
Des estimations non-officielles donnent un chiffre qui va de 10.000 à 30.000 pour les Irakiens morts durant cette guerre. Mais une étude menée par des scientifiques de l'Université John Hopkins, de l'Université de Columbia et de l'Université Al-Mustansiriva de Bagdad comparent les taux de mortalité des Irakiens avant et après l'invasion américaine. Ils ont estimé que 100.000 Irakiens de plus, que les prévisions basées sur les taux de mortalité d'avant guerre, sont morts durant les 18 mois qui ont suivi l'invasion.
Ces scientifiques reconnaissent que cette étude a été difficile à compiler et que leurs conclusions représentent une estimation approximative. Mais même si on devait en retrancher 20.000 ou 40.000 morts, ces conclusions feraient tout de même froid dans le dos.
Ces scientifiques ont rapporté que la plupart de ces morts violentes généralisées sont attribuées aux soldats de la coalition. Selon ce rapport : "La plupart des victimes qui sont censées avoir été tuées par les soldats de la coalition étaient des femmes et des enfants".
Que des gens meurent par dizaines de milliers dans une guerre qui ne devait pas être faite — une guerre qui a été déclarée par les Etats-Unis — est franchement stupéfiant.
Ce qui est aussi stupéfiant, c'est la tentative de certains éléments du Parti Républicain de revenir à cette époque honteuse du milieu du 20ème siècle où de nombreux Noirs américains étaient persécutés, intimidés — et pire — pour oser exercer leur droit fondamental de voter. Un prospectus qui circule abondamment dans les quartiers noirs du Wisconsin est à l'en-tête de la Milwaukee Black Voters League [la ligue des électeurs noirs de Milwaukee, la capitale du Wisconsin]. Ce prospectus affirme que les gens ne sont pas autorisés à voter s'ils ont voté lors d'un autre scrutin dans l'année ; s'ils ont fait l'objet d'une quelconque condamnation, même pour une infraction au code de la route ; ou si une personne de leur famille a fait l'objet d'une quelconque condamnation.
"Si vous violez une de ces lois," dit le prospectus, "vous pouvez être condamné à dix années d'emprisonnement et vos enfants vous seront retirés."
A Philadelphie, où un vote noir massif est nécessaire à Kerry pour être victorieux dans l'état crucial de Pennsylvanie, le porte-parole Républicain de l'assemblée de Pennsylvanie, John Perzel, travaille dur pour provoquer les électeurs Démocrates. Il ne cache pas ses intentions, déclarant dans U.S. News & World Report :
"Ici, a Philadelphie, la campagne de Kerry a besoin d'un très grand nombre de votes. Il est important que je fasse en sorte que ce chiffre soit le plus bas possible." Messieurs-dames, cela s'appelle la radiation d'électeurs des listes électorales, et le Parti Républicain concentre ses efforts pour radier les électeurs dans les bureaux où il y a un grand nombre d'Afro-Américains. Et cela s'appelle le racisme.
Pour les Etats-Unis, c'est une époque honteuse. Quelqu'un qui rédigerait un texte d'éducation civique destiné aux lycéens américains ne pourrait recommander, pour une grande et puissante nation, ce type de comportement. Nous devons imaginer un moyen de nous sortir de l'Irak et de reconstruire chez nous une démocratie vraiment représentative. En ce moment-même, nous faisons face à un désastre sur ces deux fronts.
Le Républicain Dwight Eisenhower a dit que "le leadership et le prestige de l'Amérique ne dépendent pas tellement de nos progrès matériels, de nos richesses et de notre puissance militaire inégalés ; ils dépendent de la manière dont nous utilisons notre puissance pour les intérêts de la paix et de l'amélioration des conditions de vie dans le monde."
C'est une pensée aussi bonne qu'une autre pour vous accompagner demain dans l'isoloir.
E-mail: bobherb@nytimes.com
Traduit de l'anglais (américain) par Jean-François Goulon