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Impasse en Ukraine

Le Méchant contre le Corrompu

Par Lee Sustar

2 décembre 2004, CounterPunch


L'impasse électorale en Ukraine est présentée dans les médias américains comme une bataille entre les démocrates pro-Américains et les autoritaires pro-Russes. Mais la vérité, c'est qu'il s'agit d'une course pour le pouvoir au sein d'une classe dirigeante dominée par des politiciens corrompus et leurs riches bailleurs de fonds.

Il est pratiquement certain que le candidat du gouvernement à l'élection présidentielle, le Premier Ministre Victor Ianoukovitch — qui a le soutien évident de Vladimir Poutine — a volé l'élection grâce à une fraude massive lors du scrutin de ballottage du 21 novembre dernier. Mais selon des observateurs électoraux, des fraudes ont aussi été rapportées en Ukraine occidentale dans les bastions de Victor Iouchtchenko, un ancien Premier ministre qui est soutenu par les États-Unis et l'Union Européenne.

Les supporters de Iouchtchenko ont capté l'attention du monde en mobilisant 100.000 personnes dans les rues de la capitale, Kiev, pendant plus d'une semaine, bloquant les bâtiments du gouvernement et appelant à la grève générale pour exiger une nouvelle élection. Cependant, des rassemblements massifs en soutien à Ianoukovitch ont aussi eu lieu dans l'Est de l'Ukraine, à Donetsk, la locomotive économique du pays où la majorité de la population est russophone. L'élection joue sur les divisions historiques de l'Ukraine, entre l'Est du pays qui est russifié et l'Ouest ukrainophone, qui n'a été sous le joug de Moscou qu'à partir de 1940, lorsque l'URSS de Staline l'a envahi et annexé. Mais si les candidats ont mis en évidence de telles différences, c'est parce que leurs réelles différences politiques sont minimes.

Voici ce que l'écrivain et activiste russe Boris Kagarlitsky a déclaré au Socialist Worker : "L'idée selon laquelle cette crise est simplement l'Ukraine orientale russophone contre l'Ukraine occidentale est un non-sens total. L'endroit clé où se trouve l'essentiel de la résistance au gouvernement est Kiev, qui est russophone. En termes de classes, il s'agit de protestations de petits-bourgeois contre les oligarques de l'Est — et les oligarques sont aussi russophones. Malheureusement, vous ne pouvez pas décrire cette situation en termes de classes, vu que les deux côtés sont plutôt réactionnaires.

Kagarlitsky compare cette mobilisation aux protestations massives "people power" qui eurent lieu aux Philippines en 2001, et qui forcèrent le gouvernement conservateur à partir — et remplacé par un autre gouvernement conservateur.

Cette crise reflète vraiment la bataille que se déroule au sein de la classe dirigeante sur la manière d'orienter l'Ukraine à la fois vers la Russie et vers l'Occident. À titre d'exemple, Ianoukovitch, que les Etats-Unis présentent comme le valet de Moscou, a envoyé 1.600 soldats ukrainiens en Irak et a ordonné à l'armée ukrainienne de transporter les troupes de l'OTAN vers l'Afghanistan.

Et lorsqu'une entreprise métallurgique russe a essayé de racheter une société métallurgique ukrainienne importante pour la somme de 1,2 milliards de dollars, Ianoukovitch a bloqué la transaction et organisé un rachat par un initié du gouvernement ukrainien pour seulement 800 millions de dollars. À l'inverse, Iouchtchenko a vendu quatre sociétés de services publiques à des sociétés contrôlées par des Russes.

Si Ianoukovitch a le soutien de Poutine, c'est en partie parce que le gouvernement russe a conclu que l'actuel président, Léonide Koutchma, allait l'aider à voler l'élection — et que c'est mieux de s'allier avec un vainqueur.

Dans sa campagne, Ianoukovitch a lancé des slogans populistes, prétendant que l'Ukraine occidentale parasite l'Est industriel, qui compte pour environ 80% de PIB.

Iouchtchenko, malgré sa posture de héros démocratique, est un ancien dirigeant de la banque centrale qui a utilisé son mandat de premier ministre pour imposer des mesures d'austérité qui ont fait très mal aux ouvriers — dans un pays où le salaire mensuel moyen n'était que de 80 dollars en 2002.

Sa première alliée est Julia Timochenko, une des plus riches oligarques du pays. Elle fait partie du petit cercle d'anciens membres du Parti Communiste et de dirigeants industriels qui ont mis la main sur l'industrie étatisée lors de la privatisation corrompue quand l'Ukraine est devenue indépendante après l'effondrement de la Russie en 1991. En tant que ministre de l'énergie dans le gouvernement de Iouchtchenko, Timochenko a utilisé son pouvoir pour éliminer ses rivaux, jusqu'à ce que Koutchma l'oblige à partir sur des accusations de corruption. Iouchtchenko dut lui-même lâcher son portefeuille en 2001 après avoir essayé de mettre au pas les oligarques avec des réformes économiques et politiques.

Aujourd'hui, Iouchtchenko joue sur les sentiments de millions de gens qui en ont marre de la corruption de Koutchma. Celui-ci s'est fait prendre sur un enregistrement audio en 2000 en ordonnant le meurtre d'un journaliste d'opposition. Mais en tant que premier ministre, Iouchtchenko était lui-même au centre des opérations de Koutchma.

En mobilisant leur base et en exigeant le renvoi immédiat de Ianoukovitch, Iouchtchenko et Timochenko ont fait monter les enchères et risquent de voir la situation échapper à leur contrôle. Cependant, en coulisse, ils négociaient un deal pour une nouvelle élection ou un partage du pouvoir où Iouchtchenko serait président tandis que Ianoukovitch resterait celui qui détient les clés du pouvoirs en Ukraine orientale.

"Tout le monde sera content, à l'exception de ceux qui ont manifesté dans les rues," a dit Kagarlitsky. Toutefois, il a ajouté : "Ce sera bien plus difficile de contrôler l'Ukraine lorsque le nouveau gouvernement arrivera au pouvoir. Il y a un vrai mouvement démocratique qui échappe en grande partie au contrôle des actuels dirigeants."

Quel est l'enjeu pour Washington ?

LORSQUE le Secrétaire d'Etat américain Colin Powell a déclaré que les États-Unis ne reconnaîtraient pas les résultats de l'élection en Ukraine, ce fut le couronnement des efforts de Washington pour que Iouchtchenko soit élu.

Le quotidien britannique, The Guardian a fait remarquer qu'une grande partie de la machine électorale de Iouchtchenko a été "financée et organisée par le gouvernement américain, qui a déployé des consultants, des sondeurs, des diplomates, les deux grands partis politiques américains et des ONG américaines", suivant le modèle utilisé avec succès en Serbie et en Géorgie, mais en vain en Biélorussie.

Des représentants du mouvement étudiant serbe — qui a bénéficié d'une formation approfondie de la part d'organismes financés par le gouvernement des États-Unis, tels que le National Endowment for Democracy — s'est installé à Kiev pendant la campagne électorale.

Business Week a expliqué pourquoi les États-Unis sont intéressés. "Avec ses vastes étendues de terre fertile noire et sa population éduquée de 49 millions d'habitants, l'Ukraine est un marché émergent qui vaut la peine d'être joué." En tant que producteur majeur d'acier et de machines-outil, l'Ukraine bénéficie énormément de la demande chinoise. L'économie est en bonne voie pour croître d'au moins 11% cette année — la plus forte croissance d'Europe — et la bourse a pris 100%.

Personne ne devrait se faire d'illusions quant aux prétentions américaines de soutenir la démocratie en Ukraine. Washington a fermé les yeux sur la fraude électorale partout dans l'ancienne URSS — de la Russie aux états d'Asie Centrale riches en pétrole.

En essayant d'aider Iouchtchenko à prendre le pouvoir, les États-Unis visent donc à attirer l'Ukraine dans l'orbite de Washington.

Lee Sustar est un collaborateur régulier de CounterPunch et du Socialist Worker.


Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon