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En avons-nous fini avec les tueries d'enfants?

Par Gideon Levy

CounterPunch, lundi 27 mars 2006


Une balle dans la tête, tirée soudainement à une distance de quelques mètres. Et sans les tirs de sommation visant les roues, que les Forces de Défense Israélienne (F.D.I.) prétendent avoir effectuées. C'est la façon dont les agents spéciaux de la Police des Frontières ont tué Akaber Zaid, une fillette de huit ans, qui était en route pour se rendre chez le médecin, nous déclare son oncle qui se trouvait avec elle et qui a été blessé, lui aussi.

La petite Akaber se rendait donc chez le médecin et ce dernier l'a bien vue, mais il n'avait plus de raison de le faire. Elle s'y était rendue pour qu'il lui ôte des points de suture de son menton, mais à la place, c'est morte qu'elle arriva au cabinet du docteur, la tête explosée et le crâne béant.

Des soldats de l'unité secrète de la Police des Frontières, connue sous l'acronyme Yamas[1], ont tiré à bout portant sur le taxi de son oncle alors qu'il garait son véhicule à proximité du cabinet du médecin. Toutes les déclarations des soldats, telles qu'elles ont été présentées aux médias par les F.D.I., affirmant qu'ils ont tiré sur les roues du taxi en respectant les "règles pour arrêter un suspect", ne sont rien d'autre que des mensonges, déclare l'oncle de la fillette qui était assis à côté d'elle.

La voiture a été arrosée de balles sur sa droite et sur l'arrière, et elles ont pénétré dans le véhicule par les vitres. C'est de quelques mètres, insiste l'oncle, que les tirs ont été effectués, à la lumière d'un réverbère.

Cette semaine, nous avons vu le taxi : Toutes ses roues sont intactes. Toutefois, ceux qui ont mené les "enquêtes" pour le compte des F.D.I. et de la Police des Frontières ne se sont même pas donnés la peine d'examiner le véhicule ou d'interroger l'homme qui le conduisait. Ce dernier a aussi été blessé et il est hospitalisé.

Nous avons relevé son témoignage et nous n'avons pas pu trouver un seul fait sur le terrain qui contredise ce qu'il rapporte : Les soldats sous couverture ont tiré sur la fillette de deux directions différentes, à bout portant et sans sommation, nous déclare son oncle. Aucun soldat équipé d'une arme à feu, et certainement pas un tireur d'élite du Yamas, ne toucherait quelqu'un dans la tête en visant les roues à bout portant.

Sur la route, à des centaines de mètres de la fusillade, ont peut voir les stigmates qui restent de la destruction infligée par la Police des Frontières. Pas un seul des hommes recherchés n'y était caché, mais un immeuble d'habitation de cinq étages a été gravement endommagé et des épaves de voitures complètement écrasées, les aunes derrière les autres, jonchent la rue.

Pourquoi les soldats de la secrète ont-ils tiré sur une fillette ? Comment peuvent-ils oser prétendre qu'ils visaient les roues ? Pour commencer, pourquoi avait-ils besoin de tirer sur des innocents? Pourquoi ont-ils mis tout sens dessus dessous ? Pourquoi ont-ils écrasé les véhicules qui étaient la dernière source de revenu de leurs propriétaires ? Quelle est la différence entre cette opération de la part des soldats et une attaque terroriste ? Et pourquoi ne pose-t-on pas ces questions ?

Le père n'accompagnait pas sa fille chez le Docteur Samara. Il a déclaré qu'il ne pouvait pas supporter de voir le docteur retirer les points de suture de son petit menton. Akaber était une élève de l'école primaire du village d'al-Yamoun, au nord-ouest de Jénine. Sur sa photo prise au jardin d'enfant, on peut la voir porter une coiffe noire carrée de diplômé universitaire, comme celle qui est portée par les diplômés et les personnes qui reçoivent leur doctorat. C'est la coutume au jardin d'enfant d'al-Yamoun : Les enfants qui excellent sont photographiés avec ce chapeau spécial. C'est ainsi qu'elle restera dans l'inconscient collectif de cette ville, dont les fils travaillaient autrefois en Israël.

Akaber n'est pas la première fillette qu'ils enterrent. Combien d'enfants ont-ils été tués à al-Yamoun ces dernières années ? Le directeur de l'école, qui est venu pour faire ses condoléances à la famille, commence à en faire la liste mais s'arrête soudain et demande : "Pourquoi devrais-je les compter ? N'en avons-nous pas fini avec nos enfants qui se font tuer ?"

Le père entre dans la pièce du bâtiment du conseil municipal, où se trouvent les pleureuses, et ses yeux sont rouges de larmes. Abdel Rahman Zaid, 31 ans, père de six enfants, conduit une camionnette d'alimentation qui parcourt la Cisjordanie quand il le peut. Il y a environ trois semaines, Akaber était tombée dans l'escalier de sa maison et s'était blessée au menton. Vendredi dernier, le temps était arrivé de lui ôter ses points de suture.

Lorsque Abdel Rahman rentra du travail, il demanda à son frère Kamal — un chauffeur de taxi de 27 ans, qu'il appelle Hamoudi — de se rendre avec Akaber à la maison du docteur qui se trouve sur la colline, où il a son cabinet. C'était vendredi soir, la dernière soirée de sa vie. Son frère prit la fillette et elle s'assit à côté de lui sur le siège du passager. Le père insiste sur le fait que les vitres de la voiture sont transparentes, sans rideaux qui les couvraient ou qui cachaient les passagers. N'importe quel soldat pouvait voir les passagers, n'importe quel soldat du Yamas pouvait voir qu'il y avait une petite fille avec une natte assise là.

Ils partirent tous les deux en direction du cabinet du médecin et atteignirent rapidement sa rue. De son lit de l'hôpital public de Jénine, sa main blessée entourée d'un pansement, Kamal relate qu'après s'être garé, il a soudain remarqué des soldats à la droite de la voiture. C'est une rue étroite et ils se tenaient à peine à quelques mètres de distance. Il raconte qu'ils ont immédiatement commencé à tirer, de la droite et de l'arrière. C'est seulement après cela qu'il a entendu crier en hébreu, qu'il ne parle pas. La petite Akaber était déjà allongée sur le siège avec la tête explosée.

Kamal l'a prise dans ses bras, mais les soldats lui intimèrent l'ordre de la laisser sur la route. C'est ainsi qu'ils restèrent sur la route — la fillette morte et son oncle blessé.

Les soldats du Yamas lui ordonnèrent de se lever, de lever les bras et ensuite de se rasseoir. Ils continuaient de tirer en l'air, relate Kamal. Un voisin prit la fillette et la porta chez le docteur qui l'attendait. À partir de là, elle fut transportée à l'hôpital qui constata son décès.

Le bras de son oncle fut bandé sur le lieu même et il fut emmené en jeep militaire pour être interrogé. Il déclare que les soldats l'ont battu. Il y avait un chien dans le véhicule, qui le renifla, et un soldat qui s'appelle Raslan le frappa à la tête, dit-il, lorsqu'il se mit à parler en arabe. Kamal a reçu trois balles dans le bras et dans la jambe. Il dit que sept balles ont touché la fillette, dont trois dans la tête.

Le taxi jaune de marque Renault nous raconte l'histoire : Ses roues sont intactes, mais sa carrosserie est constellée d'impacts de balles. La lunette arrière est en miettes et il y a des impacts de balles dans l'appuie-tête et dans les flancs du véhicule. Il y a des tâches de sang partout : le sang de la fillette morte et de son oncle blessé. Pendant tout ce temps, ils ont caché sa mort à son père.

Abdel Rahman avait entendu les tirs — le cabinet du docteur n'est pas loin de leur maison — mais il n'a jamais pensé qu'il s'agissait de sa fille, ni même de son frère. Il se rendit chez le docteur et là, ils lui dirent qu'Akaber avait été blessée. Le docteur lui injecta une dose de sédatif et il dit qu'il ne s'est pas réveillé avant le lendemain matin. C'est seulement lorsqu'il se réveilla et qu'il rentra à la maison, vers 5 heures du matin, que son autre frère lui annonça la mauvaise nouvelle. Sa femme était déjà au courant : Elle avait entendu la nouvelle sur une station de télé en arabe.

À travers ses larmes, le père veut nous dire quelque chose : la mère de la fillette, Ikram, est née en Israël. Akaber était aussi israélienne. Elle était née dans un hôpital de Nazareth et avait un certificat de naissance israélien. Elle a été enterrée au cimetière d'al-Yamoun samedi matin.

Le porte-parole des F.D.I. a déclaré : "le 17 mars, alors qu'une unité des forces spéciales de la Police des Frontières était engagée dans l'arrestation d'hommes recherchés, dans le village d'al-Yamoun, au nord-ouest de Jénine, l'unité a encerclé une zone dans laquelle on soupçonnait que des hommes recherchés s'y cachaient. Pendant l'opération, les forces virent un taxi qui semblait suspect s'approcher de la zone et commencèrent la procédure d'arrestation d'un suspect. Lorsque le taxi n'obtempéra pas à l'appel des soldats, ils ouvrirent le feu en direction du taxi".

Est-ce qu'il a quelqu'un pour croire que l'oncle n'aurait pas obtempéré si les soldats lui en avaient donné l'ordre ? L'homme emmenait sa jeune nièce chez le docteur. L'armée a annoncé simplement que "les F.D.I. regrettent d'avoir touché la fillette palestinienne et qu'elle mène une enquête complète sur les circonstances de cet événement".

La scène de la destruction : un bulldozer palestinien a retiré dimanche les décombres à proximité de la maison familiale des Zaid. Un immeuble de cinq étages, que les soldats suspectaient d'abriter des hommes recherchés, a été partiellement détruit. Les membres de la famille bouchent à présent les trous avec des parpaings et ses colonnes élégantes menacent de s'effondrer. Dans l'arrière-cour se trouvent d'autres épaves de voitures : un taxi jaune de marque Mercedes, une Subaru blanche et d'autres morceaux de métal qui étaient autrefois des voitures.

Mohammed Zaid, qui est propriétaire d'un des appartements, sort des débris.. Son oncle, qui se trouve avec lui s'écrie : "Voici l'armée juive — voici la méchante armée juive". Mohammed se souvient qu'à environ sept heures du soir vendredi, il a vu un autre groupe de soldats à l'extérieur de son commerce de légumes. Ils ont exigé qu'il dise à tous les résidents de quitter l'immeuble.

Il y avait cinq grandes familles — [la sienne,] celle d'un avocat, celle d'un docteur, celle d'un ingénieur et celle d'un professeur — qui vivaient dans ces cinq étages. Tous les locataires sont sortis dans la rue et ont dû attendre jusqu'au petit matin — des douzaines d'enfants, de femmes et d'hommes — jusqu'à ce que les soldats terminent leur travail.

Mohammed raconte que les femmes et les enfants servaient de bouclier entre la zone où des personnes tiraient contre les soldats, d'une maison, et la zone où la Police des Frontières retournait le feu. Lorsque le bâtiment fut évacué, ils envoyèrent Mohammed allumer toutes les lumières dans toutes les pièces pour voir si quelqu'un s'y trouvait encore.

Un bulldozer des F.D.I. était prêt à démolir la structure. Mohammed a dit qu'il a suggéré aux soldats de l'accompagner pour constater qu'il n'y avait plus personne à l'intérieur, mais ils le firent taire, en disant : "Nous savons ce que nous avons à faire".

Vers minuit, le bulldozer commença à démolir. La maison d'en face fut aussi endommagée.

Mohammed dit qu'il a demandé à un officier : "Est-ce que la loi israélienne vous permet de faire cela ?" Selon Mohammed, l'officier lui aurait dit : "Allez donc vous plaindre auprès de l'ONU !"

Le frère de Mohammed, un dentiste, dont la clinique a été complètement détruite, a essayé de dire à un officier qu'il était un docteur "pour les humains", et l'officier lui répondit : "Ferme-la !"

Mohammed a été emmené pour être interrogé à l'installation de Salem et a été libéré seulement samedi après-midi. Il déclare avoir dit à ses interrogateurs : "À la télévision, vous déclarez que vous êtes une démocratie". L'interrogateur a répondu : "La démocratie, c'est seulement pour la télé !"

[Un autre] Mohammed, professeur, a déclaré : "Je dis toujours à mes élèves que nous aimons la paix. Que vais-je leur dire à présent ? Que c'est à quoi ressemble la paix ?"

Nous nous rendons sur colline où Akaber a été tuée. Un panneau indique le chemin vers la clinique du Dr Samara. Quelqu'un a placé une rangée de petites pierres sur la route où se trouvait le taxi, pour marquer l'emplacement du petit corps. Les tâches de sang n'ont pas encore été effacées.

Sur une vieille affiche électorale, la photo de Yasser Arafat semble regarder en direction de ce mémorial improvisé, en souvenir d'Akaber.

Gideon Levy écrit pour Ha'aretz.

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Note:

[1], L'unité YAMAS (l'acronyme hébreu de "Yehida Mishtartit Mistaravim") est une force spéciale de lutte antiterroriste sous couverture.


Traduit de l'anglais (États-Unis) par [JFG-QuestionsCritiques]