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Une leçon de l'Histoire romaine

Une guerre d'Irak impériale au début de l'ère chrétienne

Par GARY LEUPP

CounterPunch — 4 octobre 2005


L'empereur romain Trajan a régné de 98 à 117 et conduit l'empire à son extension maximum. Il est généralement considéré comme l'un des "bons empereurs" qui ont tenu les rênes du pouvoir de 96 à 180 ; et, il est vrai que son administration fut marquée par une relative tolérance (envers les Chrétiens, par exemple) et une certaine efficacité. Toutefois, parmi les erreurs qu'il a commises, il y a cette attaque contre l'Empire Parthe qui débuta en 115 ou en 116. Il a personnellement conduit ses troupes en Mésopotamie (que nous appelons aujourd'hui l'Irak), s'emparant de la capitale Ctésiphon, sur le Tigre à côté de la Bagdad actuelle. Il a gagné le Golfe Persique et selon les mots d'Edward Gibbon, "Il eut l'honneur d'être le premier général romain, puisque le dernier, à avoir jamais navigué sur cette mer éloignée". Homme aux ambitions sans bornes, il rêvait de naviguer du Golfe au loin vers l'Inde.

A l'époque, l'Irak faisait partie du territoire perse (iranien). Nous appelons aujourd'hui son peuple des "Arabes" parce qu'ils parlent l'arabe, de la même façon que nous appelons les Marocains, les Egyptiens et les Syriens des "Arabes". Mais les Arabes d'origine habitaient la Péninsule Arabique, dans ce qui est aujourd'hui le Royaume de Jordanie. Trajan l'annexa (et le nomma par la suite "Arabia Petraea") vers 106, faisant entrer, pour la première fois dans l'empire, une large population arabe. En même temps, il introduisit d'autres Sémites dans la maison. En conquérant la Mésopotamie, qui comprenait une population de peut-être un million de Juifs, il plaça pratiquement tous les Juifs du monde sous la loi romaine. (Voir à ce sujet Norman F. Cantor, The Sacred Chain : The History of the Jews, 1994). (Nous avons tendance à supposer que les Juifs étaient tous concentrés en Judée, mais il y avait au début du premier siècle, selon Philon, un million de Juifs à Alexandrie en Egypte, tandis que Flavius Josèphe écrivit plus tard au même siècle que les villes syriennes d'Antioche et de Damas avaient d'énormes populations juives. A cette époque, il y avait au moins 10.000 Juifs — et peut-être jusqu'à 40.000 — à Rome même.)

Ces conquêtes moyen-orientales ne réussirent pas à Trajan. Les Mésopotamiens se soulevèrent en rébellion ; un neveu du roi (qui s'était enfui au-delà des montagnes Zagros) organisa la résistance perse en attaquant les garnisons romaines. Selon F. A. Lepper (Trajan's Parthian War, 1948) "les commerçants et les intermédiaires de toutes sortes" s'opposèrent à l'invasion. Les Juifs locaux qui avaient été à l'aise sous la loi Parthe constituèrent un élément clé du soulèvement. Pendant ce temps, les Juifs de la Judée romaine, qui s'étaient révoltés en 66-70, se rebellèrent une nouvelle fois dans ce que les historiens appellent la Guerre de Kitos (115-117) .

Le monothéisme sémitique s'est attaché, ailleurs aussi, à bouleverser la politique. À Cyrène (dans ce qui est aujourd'hui la Libye) les Juifs se sont révoltés en 115 sous le commandement d'un messie autoproclamé — Loucoua. Ses forces détruisirent les temples romains et les bâtiments du gouvernement à Cyrène, massacrant Grecs et Romains, et avancèrent sur Alexandrie où elles détruisirent d'autres temples païens ainsi que la tombe de Pompey. Les Juifs de l'île de Chypre, menés par Artémion, se révoltèrent aussi. (Les lecteurs du Nouveau Testament se rappelleront la référence aux Juifs dans ces endroits lointains : Simon de Cyrène qui porte la croix de Jésus et le compagnon de voyage de Paul, Barnabé, un Juif de Chypre.)

À en croire l'historien grec du troisième siècle — Dion Cassius — qui rapporte (sans aucun doute avec une certaine exagération) que les rebelles juifs ont tué 220.000 personnes à Cyrène et 240.000 à Chypre, le terrorisme basé sur la religion était devenu désormais l'ordre du jour. Après avoir envahi la Mésopotamie, Rome fut incapable de contenir les combats sur ce seul front. La guerre exacerba le ressentiment anti-romain latent, attisa le fanatisme et l'intolérance religieux et produisit du terrorisme aussi loin qu'en Afrique du Nord. Mais dans un effort considérable, et bien que quelques combats persistèrent un an après la mort de l'empereur, les forces de Trajan réprimèrent les diverses révoltes juives. (En résultat à cet épisode, selon Dion, les Juifs furent intégralement chassés de Chypre)

Trajan n'était pas entré en guerre dans l'intention de provoquer des rébellions ou le terrorisme. Sa raison apparente était de punir Parthe pour avoir interféré politiquement dans le royaume d'Arménie, que Rome considérait comme faisant partie de sa sphère d'influence. Mais Dion Cassius a rapporté qu'il s'agissait d'un "prétexte" et a déclaré que Trajan voulait tout simplement "gagner la renommée". Dans sa récente biographie de Trajan, Julian Bennett est d'accord avec cette affirmation (Trajan, Optimus Princeps : A Life and Times, 1997).

En 117, le fier empereur choisit avec sagesse de se retirer de Mésopotamie et mourut en retraite en Cilicie. L'année suivante, son fils adoptif et successeur, Hadrien, rendit la Mésopotamie à Parthe. Dion écrivit : "Et c'est ainsi que les Romains, en conquérant l'Arménie, la plus grande partie de la Mésopotamie et les Parthes, avaient enduré pour rien de rudes épreuves et de graves dangers". Mais, comme l'historien B. W. Henderson le dit, "il fut très sage d'abandonner ce qui ne pouvait être gardé". La Mésopotamie regagna son ancien statut de partie prospère de la Perse. Jusqu'à la chute de l'empire, plus d'un siècle plus tard, les citoyens de Rome ne souffrirent pas de la perte d'une paire de provinces orientales détenues brièvement ou de la restauration de la puissance de Parthe. Il ne souffrirent pas plus lorsque Hadrien, sur l'île de Grande-Bretagne, à l'autre bout de l'empire, choisit de construire sa célèbre barrière entre Rome et les tribus celtiques "barbares". Le Mur d'Hadrien, marquant la frontière de la Grande-Bretagne romaine, dénotait la reconnaissance réaliste des limites de la puissance impériale.

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Ibn Khaldoun, l'érudit arabo-musulman d'Afrique du Nord, qui vécut au 14ème siècle — l'un des plus grands penseurs historiques de tous les temps — mit en garde contre le jugement "par comparaison et analogie". Il faisait remarquer que sont nombreux "ceux qui tirent des analogies entre les événements du passé et les événements qui se produisent autour d'eux, jugeant le passé en fonction de ce qu'ils connaissent du présent. Pourtant, la différence entre les deux périodes peut être considérable et conduire ainsi à des erreurs grossières".

Bien vu ! Je ne tire pas d'analogies ici. L'empire actuel, embourbé en Irak, a été embarqué là-bas par un empereur qui a utilisé un prétexte pour gagner la renommée. Son invasion a généré une indignation généralisée, conditionnée par le fanatisme religieux. Les troupes de l'empire affrontent ce que les Romains affrontèrent en Mésopotamie — selon les termes de Gibbons : "Les légionnaires 'tombaient sous la soif et la chaleur', ils ne pouvaient ni espérer la victoire s'ils maintenaient leurs rangs, ni casser leurs rangs sans s'exposer au danger le plus immanent. Dans cette situation ils furent progressivement débordés par le nombre, harcelés par les rapides évolutions et détruits par les flèches de la cavalerie barbare".

Oui, il y a bien un parallèle. Mais si l'Amérique peut être comparée à Rome, George Bush n'est assurément pas Trajan. Et tirer une analogie entre les deux pourrait vraiment produire une erreur grossière.

Gary Leupp est Professeur d'Histoire à la Tufts University (Massachusetts), et Professeur-adjoint en Religion Comparée. Il est l'auteur de Servants, Shophands and Laborers in the Cities of Tokugawa Japan; Male Colors: The Construction of Homosexuality in Tokugawa Japan; et de Interracial Intimacy in Japan: Western Men and Japanese Women, 1543-1900. Il contribue aussi à la chronique sans merci de Counterpunch sur les guerres d'Irak, d'Afghanistan et de Yougoslavie, Imperial Crusades [Les Croisades Impériales].

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Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon