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Le Sommet des Sangsues

Pourquoi la Gauche doit se Donner Rendez-Vous à Gleneagles

Par JOHN HILARY

CounterPunch, 15 juin 2005,


Il y a trente ans, en novembre 1975, le Président français Giscard d'Estaing (l'auteur de la nouvelle constitution européenne récemment rejetée) avait invité les dirigeants britannique, américain, allemand, japonais et italien pour un sommet de trois jours au palais présidentiel de Rambouillet, près de Paris. Le monde n'était alors pas si différent : l'économie globale luttait contre les prix record atteints par les hydrocarbures et les Etats-Unis s'apprêtaient à mettre un terme à leur dernière invasion. Du moins, Harold Wilson, qui représentait le Royaume-Uni à ce premier sommet, n'avait pas envoyé de troupes au Vietnam.

En juillet prochain, les mêmes puissances, plus le Canada et la Russie, se réuniront dans le cadre du G8 dans la station de golf de Gleneagles. Tous les congés des policiers ont été annulés et les résidents locaux seront dotés de cartes d'identité afin de pouvoir accéder à la zone sous contrôle militaire qui encerclera le sommet. En même temps, cette opération de sécurité, conçue pour protéger le G8 des manifestations populaires, et qui va coûter la bagatelle de 150 millions de livres (230 millions d'euro), en démontrant que [les] dirigeants élus [britanniques] ne sont capables de maintenir leur suprématie que par la force brute, retire toute légitimité à ce sommet. Alors, où espèrent-ils en venir ?

Maintenir l'Afrique dans la pauvreté

A l'origine, le G8 fut conçu comme un forum dans lequel les plus grandes puissances pouvaient faire cause commune sur les questions économiques les plus urgentes du moment. La dimension dramatique des premiers sommets provenait de l'état de choc dans lequel se trouvait le capitalisme global face à la crise du pétrole et à l'inflation galopante des années 70. Mais les thèmes qui y furent abordés nous sont par trop familiers : les problèmes énergétiques mondiaux, l'instabilité financière et la mainmise du capital par la libéralisation du commerce et la création de nouveaux marchés partout dans le monde.

Il se peut qu'aujourd'hui l'économie globale semble plus à son aise, mais sous les apparences se cachent des tensions aussi fortes que celles d'il y a trente ans. Le cliché selon lequel nous vivons dans un monde interdépendant porte en lui-même des conséquences sérieuses. En effet, les pays les plus riches sont désormais totalement dépendants du travail à bon marché dans les pays les plus pauvres. Les importations de produits à prix cassés sont essentielles pour contenir l'inflation dans les pays riches, tout comme les importations de matières premières bon marché restent cruciales pour maintenir les marges de nos entreprises. Garder le contrôle de ces chaînes d'approvisionnement est une question prioritaire depuis bien avant que les anciennes colonies d'Afrique et d'Asie ne gagnent leur indépendance.

Donnant suite au rapport que sa Commission pour l'Afrique a émis en mars dernier, Tony Blair a annoncé que l'Afrique serait un sujet essentiel traité à Gleneagles. Pourtant, en privé, les officiels britanniques ont concédé que le G8 n'offrira aucune concession sur les politiques économiques qui maintiennent l'Afrique dans la pauvreté. Au contraire, le communiqué final de Gleneagles réaffirmera son soutien à une conclusion rapide du Round de Doha sur les pourparlers relatifs au commerce international, et dont le but consiste à ouvrir les économies du monde émergent à plus d'exploitation par les corporations multinationales basées dans les pays riches. Des rapports onusiens ont confirmé l'impact dévastateur d'une telle libéralisation sur les pays les moins développés du monde : les Etats qui ont le plus ouvert leurs marchés ont aussi été ceux dont la pauvreté s'est la plus accrue ces dix dernières années.

Les pays du G8 portent une responsabilité particulière sur la pauvreté en Afrique. Le G8 contrôle en profondeur la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) grâce à leurs structures établies selon la règle "un dollar, une voix". Par l'intermédiaire de ces deux institutions, le G8 a imposé les programmes d'ajustement structurel qui ont entraîné la stagnation économique, le chômage de masse et l'accroissement de la pauvreté dans les années 1980 et 1990. Aujourd'hui, le G8 maintient son contrôle sur l'Afrique en exerçant un monopole de l'aide humanitaire et de la réduction de la dette, toutes deux conditionnées à l'observance des politiques économiques néolibérales dont le G8 fait la promotion.

Les pays du G8 dominent aussi l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qui prétend agir sur la base démocratique "un membre, une voix" mais qui n'a pas soumis un seul texte au vote durant ses dix années d'existence. Au lieu de cela, l'OMC fait en sorte que les pays pauvres sacrifient leurs propres intérêts économiques en les menaçant de perdre l'aide internationale, le bénéfice de la réduction de la dette ou des occasions commerciales s'ils ne se plient pas aux propositions du G8. "Le Programme de Développement de Doha" fixé par l'OMC et qui a été tant vanté n'a pas tenu ses engagements, et a, au contraire, exposé les pays en développement à la menace que constituent un libéralisme accru et la pauvreté.

Les officiels britanniques en charge du commerce admettent que le 'programme de développement' n'a pas grand chose à voir avec leur travail véritable. En réponse aux fortes pressions exercées par des groupes d'intérêts tels que la Confédération de l'Industrie Britannique (Confederation of British Industry), l'impulsion donnée va vers la réalisation de l'accès à de nouveaux marchés pour les entreprises britanniques grâce à la libéralisation accrue des secteurs manufacturiers, industriels et des services dans le monde émergent. De son propre aveu, le Royaume-Uni a été en première ligne de la campagne destinée à ouvrir les marchés des pays émergents dans ces secteurs. Le manifeste du Parti Travailliste qui stipule "Nous ne pensons pas que les pays pauvres devraient être forcés à libéraliser [leurs économies]" sonne creux face à cette réalité.

Le Royaume-Uni n'est absolument pas seul à danser sur l'air des corporations. Tous les autres pays du G8 basent leurs politiques sur les souhaits des lobbies industriels, dont beaucoup sont réunis dans des fédérations internationales telles que le TransAtlantic Business Dialogue (l'amicale atlantiste des affaires) et la Chambre de Commerce Internationale (ICC), sans parler des groupements régionaux comme le Forum Européen des Services (European Services Forum) et l'UNICE, la fédération des employeurs européens. En plus de son lobbying régulier auprès des représentants des pays du G8, l'ICC a le privilège spécial de former une représentation officielle à chaque sommet du G8. Qu'il n'y ait aucun doute, les négociations de l'OMC sont bien sa top priorité pour l'année à venir.

La préoccupation suprême du G8 est le contrôle de l'économie globale au bénéfice de ses sponsors industriels. Ce contrôle est maintenu au jour le jour par les institutions dont la liste figure ci-dessus ; et en dernier recours, il repose sur la domination militaire et la diabolisation des forces d'opposition. La prétendue "guerre contre le terrorisme" était liée explicitement à l'agenda économique du G8 à la suite de l'invasion de l'Afghanistan en 2001, conduite par les Etats-Unis. En effet, il fut signifié aux délégués qui assistaient à la Conférence Ministérielle de Doha, organisée par l'OMC, que toute opposition à un nouveau round sur la libéralisation du commerce serait interprétée comme un soutien au terrorisme. Le cordon de sécurité qui a été jeté sur Gleneagles n'est rien d'autre que le symbole de la puissance militaire soutenant l'aventure capitaliste à travers le monde.

Un pétrole bon marché coûte que coûte

Nulle part ailleurs que dans le combat pour les hydrocarbures ne voit-on aussi clairement le lien entre l'économique et le militaire. Les pays du G6 que se rencontrèrent en 1975 à Rambouillet déclarèrent franchement : "Nous sommes déterminés à sécuriser les sources énergétiques nécessaires à la croissance de nos économies." Depuis cette déclaration, la nécessité d'une énergie bon marché pour alimenter la surconsommation du monde développé est resté une priorité du G8. Assis sur la troisième réserve mondiale de pétrole, l'Irak n'avait aucune chance.

Cependant, la plus grande menace à l'approvisionnement futur en pétrole bon marché ne vient pas tellement de l'opposition politique dans les états producteurs, mais de l'augmentation de la demande. Ajoutée aux niveaux insoutenables de consommation d'énergie dans les pays riches, la croissance rapide de certains pays émergents, particulièrement les consommateurs majeurs que sont la Chine et l'Inde, fait monter aussi la pression. Même en capacité maximale, la production globale de pétrole est incapable de répondre à cet accroissement de la demande, et des prédictions de prix 'exorbitants' de plus de 100 $ le baril ont multiplié les alertes à la récession mondiale. Le FMI estime que le prix élevé du pétrole, prévu pour le futur, produira un 'choc permanent' sur l'économie globalisée.

La Chine et l'Inde ont toutes deux été invitées à Gleneagles, et des officiels [britanniques] ont confirmé que la crise mondiale du pétrole figure en premier à l'ordre du jour de ce sommet. Toutefois, le débat ne résoudra pas le problème de la sous-capacité. Le refus par les pays riches de réduire leurs propres niveaux de consommation, ajouté à la demande additionnelle des pays émergents, conduit inexorablement vers une lutte internationale pour les ressources énergétiques. La plaidoirie personnelle du Président Bush en direction de la famille royale saoudienne pour qu'ils poussent leur production ne fait que souligner à quel point les Etats-Unis sont dépendants de l'étranger pour leurs approvisionnements en hydrocarbures.

Ceci explique la tension grandissante qui se cristallise sur d'autres sources, et en particulier sur l'Iran. Suite aux nouvelles découvertes de gisements de ces dernières années, l'Iran se vante désormais de représenter la deuxième réserve mondiale de pétrole (derrière l'Arabie Saoudite), ainsi que la deuxième réserve mondiale de gaz naturel (après la Russie). De plus, la production iranienne est bien en dessous de ses capacités, et l'Iran dispose d'un potentiel considérable pour accroître sa production de gaz et de pétrole, à un moment où tous les autres principaux producteurs sont sur le point d'atteindre leurs limites.

La Chine et l'Inde se fournissent déjà toutes deux - dans une proportion significative - en gaz et en pétrole auprès de l'Iran, tout comme le Japon, mais les Etats-Unis restent fidèles à leur politique isolationniste de sanctions contre ce pays. Bush a constamment dénoncé l'Iran comme faisant partie de "l'axe du mal", accusant Téhéran de financer le terrorisme et de développer des armes de destruction massive. Exactement les mêmes accusations qui préfigurèrent l'invasion de l'Irak.

Pourtant, plutôt que de retenir les Etats-Unis de la folie d'une guerre contre l'Iran, les puissances du G8 ont fait monter les enchères en dénonçant publiquement le programme nucléaire énergétique de l'Iran comme constituant une menace militaire. A la suite de leur déclaration de 2003 sur la non-prolifération, qui s'adressait spécifiquement à l'Iran, le communiqué du G8 de l'année dernière a identifié l'Iran comme faisant partie des trois pays (avec la Libye et la Corée du Nord) qui posent 'un problème de prolifération' à la sécurité planétaire. Malgré la suspension unilatérale par l'Iran de son programme nucléaire, le temps de permettre à l'Agence Internationale à l'Energie Atomique (AIEA) de vérifier sa nature pacifique, le gouvernement Bush refuse d'exclure une action militaire contre ce pays. L'Iran a mis en garde les Etats-Unis qu'ils 'jouent avec le feu'.

Défier le G8

Les pays du G8 peuvent faire avancer leurs intérêts au sein des agences spécialisées des Nations-Unies, à l'intérieur de l'OTAN (pour certains d'entre eux) ou à l'OMC, la Banque Mondiale ou le FMI. Il est à noter que les sommets du G8 remplissent une fonction additionnelle qui englobe ces discussions plus techniques. En même temps qu'ils permettent aux dirigeants les plus puissants du monde de nouer des liens personnels et de développer la confiance entre eux, ces sommets offrent un forum pour se mettre d'accord sur les grands modèles qui guideront la politique mondiale de l'avenir.

Et pourtant, par-dessus tout, le G8 garde une attraction particulière pour les principales puissances puisque c'est un club très privé qui établit lui-même ses propres règles. Les discussions ont lieu en secret, exemptées de toutes considérations de transparence ou de responsabilité. On ne peut y assister que sur invitation et sans perturber les débats par la suggestion de plus de démocratie ou de plus de représentativité. Le G8 est une déclaration sans excuse de puissance pure.

Gleneagles offrira aux dirigeants du G8 l'occasion de projeter cette puissance sur la scène internationale à un moment où leur image est méchamment ternie à la fois par la guerre d'Irak et par leur échec constant à s'occuper des causes originelles de la pauvreté dans le monde. La contribution des media, auxquels est offert un accès spécial au sommet, étant entendu que leurs reportages resteront dans les limites convenues, leur est vitale. Avec l'aide des media, les dirigeants du G8 renverront une image compréhensive en direction de la pauvreté, de l'Afrique et du changement climatique. Les journalistes reprendront les communiqués de presse officiels et s'en retourneront.

Voilà pourquoi une présence alternative ce juillet en Ecosse est si importante. En l'absence d'un véritable défi à l'hégémonie du G8, son véritable visage restera caché et sa puissance incontrôlée continuera à grandir. Les actions de masse de Birmingham, Cologne et Gênes ont attiré l'attention internationale sur les impacts réels des politiques du G8 et sur les alternatives qui existent. Le succès de ces actions à contraint les sommets successifs à se tenir loin des centres-ville dans des endroits de plus en plus retirés, justement pour échapper à la protestation populaire.

L'Ecosse n'est pas très accessible, et pourtant 100.000 personnes sont déjà attendues dans les rues d'Edimbourg pour le grand rallye "Make Poverty History" (Jetons la pauvreté dans les oubliettes de l'Histoire) qui aura lieu le samedi juste avant le début du sommet. Pourtant la menace posée par le G8 exige une réponse plus radicale que les appels, même s'ils sont louables, de "Make Poverty History" pour un commerce équitable et pour une augmentation de l'aide humanitaire. Plus fondamentalement encore, il nous faut nous demander comment peut-on laisser ces huit hommes politiques [George W. Bush, Tony Blair, Jacques Chirac, Silvio Berlusconi, Gerhard Schröder, Vladimir Poutine, Junichiro Koizumi et Paul Martin], impliqués si profondément dans la mort et la souffrance de millions d'êtres humains de part le monde, exercer une telle puissance sur notre avenir commun.

Pour cette raison, "War on Want" et d'autres groupes radicaux tiennent un contre-sommet le dimanche 3 juillet, défiant explicitement l'ordre mondial représenté par le G8 et mettant en avant des alternatives démocratiques sérieuses pour un meilleur avenir. Ces débats serviront en retour de toile de fond aux manifestations de la semaine qui auront lieu à et autour de la réunion du G8 à Gleneagles. Cette fois, comme dirait M. Bush, ils peuvent se sauver mais ils ne peuvent pas se cacher.

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John Hilary est le directeur politique et des campagnes de War on Want, et dont la mobilisation pour le G8 se trouve ici.

Avec l'aimable autorisation de redpepper.org.uk

Traduction (Anglais) JFG