Mexique : le joker électoral
L'Elément Marcos
Par John Ross
CounterPunch, 19 mai 2006
L'Elément Marcos est devenu, de façon inattendue, le joker dans cette 2ème élection présidentielle très serrée qui se déroule au Mexique.
Alors qu'il était trop loin pour se faire entendre, sillonnant les sentiers de l'arrière-pays mexicain avec son "Autre Campagne" dans une croisade anti-électorale destinée à fédérer dans une nouvelle alliance de gauche les groupes de lutte du sous-prolétariat, le porte-parole de la rébellion en passe-montagne a repris du service en tant que Délégué Zéro. Il est resté à l'écart de l'agitation électorale, même s'il l'a fustigée sans relâche. Mais l'arrivée de Marcos, fin avril, dans la capitale l'a fait revenir sous le feu des projecteurs nationaux, alors qu'il reste moins de 50 jours d'ici à l'élection.
Pas un seul sondage dans cette course électorale mexicaine n'est digne de foi - ils ont tous été honteusement achetés par les uns ou les autres. Toutefois, pendant presque 30 mois, Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO), l'ancien maire de Mexico et candidat du PRD (le Parti Révolutionnaire Démocratique, de gauche), a fait la course en tête. Il a même eu jusqu'à 18 points d'avance.
Mais, depuis d'avril, il a été la cible d'un déluge de spots publicitaire offensifs - auxquels il n'a pas répondu - l'étiquetant, en lettres capitales sur tous les écrans de télévision, d'être un danger pour la nation et son avance s'est effritée. Visiblement, le match est serré entre AMLO et le candidat du PAN (Parti d'Action Nationale, de droite), Felipe Calderon. Les sondages à la solde du PAN donnent même 10 points d'avance à Calderon. Par ailleurs, Mitofsky Associates a passé un contrat avec le géant de la télévision, Televisa, pour produire des sondages mensuels. Ceux-ci penchent en faveur de Calderon, mais n'attribuent au candidat du PAN qu'un seul point d'avance, avec une marge d'erreur de 2%. Tous les instituts de sondage donnent l'ancien dirigeant du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel, de droite), Roberto Madrazo (71 ans), bon troisième avec 23 à 28% des intentions de vote.
La chute d'AMLO s'est encore accentuée par l'arrivée du Sous-Commandant Marcos dans la capitale. Discours accusateurs après discours accusateurs, le Délégué Zéro a dynamité sans relâche, durant ces cinq derniers mois, le PRD et son candidat. Bien que l'Autre Campagne se concentre sur les carences du processus électoral et celles des partis politiques à répondre au besoin du peuple, Marcos réserve toujours ses invectives spéciales à Lopez Obrador et au PRD - l'Autre Campagne est, après tout, une lutte pour les cœurs et les esprits de la gauche mexicaine.
Mais le coup le plus cruel que le Délégué Zéro a asséné à son rival de gauche est peut-être venu lorsqu'il a déclaré sous le feu des caméras de télévision qu'Andres Manuel Lopez Obrador sortirait vainqueur de l'élection du 2 juillet. Certains milieux pensent que cet "appui" de Marcos pourrait avoir les mêmes conséquences que l'apparition d'Oussama ben Laden à la télévision la veille de l'élection présidentielle US de 2004, qui effraya des millions d'électeurs et les poussèrent à réélire George Bush.
En vérité, l'apparition de Marcos à Mexico fin avril n'a généré que peu d'intérêt auprès de la presse et la participation aux manifestations et aux meetings fut, de façon embarrassante, plutôt faible. Mais les deux jours de combat sanglant à San Salvador Atenco, juste à l'extérieur de la capitale, entre les paysans affiliés à l'Autre Campagne et les forces de l'ordre fédérales, qui se traduire par des centaines d'arrestations, les violations endémiques des droits de l'homme, les viols sur des prisonnières et des images de brutalité policière à vous retourner l'estomac, jamais montrées à la télévision mexicaine, ont permis à Marcos de revenir sous les projecteurs des médias.
À la tête des manifestations pour la défense des paysans emprisonnés et jurant de camper dans la ville de Mexico jusqu'à ce qu'ils soient relâchés, le Délégué Zéro a rompu une interdiction qu'il s'était auto-imposée de donner des interviews aux médias commerciaux (la couverture de l'Autre Campagne a été limitée à la presse alternative). Une interview exclusive en trois parties dans La Jornada - ce journal est favorable autant à la lutte zapatiste qu'à Lopez Obrador - a révélé que la pensée de l'ancien sous-commandant est d'effectué une transition EZLN [le parti zapatiste] dans un monde plus grand au-delà des montagnes indigènes et de la jungle de leur communautés autonomes dans le Sud-Est du Chiapas. Après La Jornada, les interviews ont commencé à s'enchaîner, des douzaines de journalistes nationaux et internationaux se sont alignés pour en faire d'autres.
Puis, le 8 mai, Marcos a surpris la classe politique mexicaine en acceptant de se rendre dans un studio de la chaîne Televisa, une entreprise qu'il a méprisée et raillée pendant ces 12 dernières années et que ce matin-même dans La Jordana il dénonçait comme étant le véritable gouvernement du Mexique. Et il s'est assis pour la toute première fois avec un animateur-vedette pour débattre à bâtons rompus de l'état de la nation et des élections prochaines, ce qui a rétabli avec efficacité sa crédibilité en tant que personnage politique national dans cette vidéocratie obsédée par la télé.
Parmi les observations les plus pertinentes du Délégué Zéro : les trois candidats sont des "médiocres" qui géreront le Mexique au bénéfice des entreprises transnationales, mais il a dit que Lopez Obrador avait un style distinct pour s'occuper de la crise ici-bas et sortirait vainqueur le 2 juillet.
Bien que les observateurs divergent sur l' "appui" de Marcos, certains disant que c'est le baiser de la mort pour la candidature d'AMLO, d'autres que ce n'est qu'un bécot sur la joue, la réaction de Lopez Obrador est à classer dans la catégorie "chevreuil pris dans les phares". Il a mis l'accent sur l'animosité de longue date qui règne entre le PRD et l'EZLN pour se désolidariser du dirigeant zapatiste. C'était trop tard. Calderon, dont l'un des conseillers clés est l'initié de droite à Washington, Dick Morris (ce militant du PAN est l'homme de Washington), a immédiatement accusé Marcos d'être un "militant PRD" et prétendu qu'AMLO roule pour Marcos. Il a accusé Lopez Obrador et le Délégué Zéro d'être de mèche pour déstabiliser le Mexique - des spots télé ont été diffusé dans les 24 heures de l'interview que Marcos a donnée à Televisa. A l'arrière plan, Madrazo du PRI a appelé la "mano duro" (la main de fer) à contrôler de tels éléments subversifs, disant des paysans d'Atenco, dont les larges couteaux sont le symbole de leur lutte, sont les "machettes jaunes" d'AMLO (le jaune est la couleur du PRD).
La seule défense de Lopez Obrador contre cette dernière attaque fut d'affirmer que le maire Texcoco, qui a été le premier à envoyer la police pour faire face aux paysans d'Atenco, était membre du PRD. Les membres de ce parti, généralement prompts à dénoncer les violations des droits de l'homme, ont gardé cette-fois-ci leur distance avec le déchaînement de la police à Atenco, de peur qu'en en parlant, cela aura un peu plus terni l'image de Lopez Obrador.
Certains mettent en doute l'affirmation du Délégué Zéro qui a largement circulé, selon laquelle AMLO sera le prochain président du Mexique, la qualifiant de peu sincère. Après tout, appeler à élire Calderon après que l'Autre Campagne a fait tout son possible pour convaincre les électeurs de ne pas voter pour AMLO ne pouvait que soulever la colère des militants PRD, le long du parcours de l'Autre Campagne.
Alors même que Calderon se sert de Marcos pour hisser le drapeau rouge, ce dernier soutient que la peur de l'instabilité chez les électeurs n'altèrera pas les résultats électoraux. Néanmoins, en 1994, Ernesto Zedillo transforma les peurs déclenchées par la rébellion zapatiste et l'assassinat de l'héritier apparent du PRI, Luis Donaldo Colosio, en participation importante qui lui permit de remporter la présidence mexicaine.
Bien que le Délégué Zéro mette les trois partis politiques dans le même sac, il est communément admis qu'un retour au pouvoir du PRI animerait les éléments de l'armée mexicaine qui veulent toujours éradiquer l'Armée Zapatiste de Libération Nationale et exciterait la soif des paramilitaires affiliés au PRI pour le sang zapatiste. D'un autre côté, la violence répétée des groupes de paysans affiliés au PRD contre les bases EZLN dans le Chiapas n'est pas un signe annonciateur de temps meilleurs pour les rebelles sous le pouvoir d'AMLO.
Le PRD et l'EZLN campant sur leurs positions, le seul boulevard de convergence pourrait se trouver dans des manifestations post-électorales. Alors que la course restera serrée jusqu'au tout dernier moment, il est à parier que l'écart entre Calderon et Lopez Obrador sera, le 2 juillet, de moins de 100.000 voix sur 72 millions d'électeurs inscrits. Si des chiffres pouvant être mis en doute déclarent Calderon vainqueur, le PRD, invoquant le vol de l'élection en 1988 au détriment de Cuauhtémoc Cardenas, sera enclin à refuser les résultats émis par l'Institut Fédéral Electoral (IFE), qu'AMLO range et classe parmi les partisans du PAN, et le PRD descendra dans la rue - et, en particulier, à Mexico, où il concentre un très grand nombre de supporters et où se situe l'IFE.
Selon l'embarras qu'éprouvera, le 2 juillet, Roberto Madrazo, en fonction du score du PRI, son parti pourrait participer aux mobilisations en dénonçant aussi les résultats - jusqu'à présent, Madrazo a refusé de signer le "pacte de courtoisie" dont l'IFE fait la promotion.
Historiquement, l'EZLN a plus un penchant pour la protestation post-électorale qu'à la participation aux élections-mêmes. En 1994, convaincus que Cuauhtémoc Cardenas ne ferait pas descendre la protestation dans la rue s'il était une nouvelle fois battu par la fraude, les zapatistes cherchèrent à inspirer eux-mêmes de telles protestations (ils n'y réussirent qu'au Chiapas).
Le meilleur pari, c'est que, vu la perception générale que l'élection sera à nouveau volée, l'EZLN mettra son animosité de côté, comme elle le fit l'année dernière lorsque le PRI et le PAN tentèrent d'exclure AMLO des élections - le "desafuero" [l'excès]. Mais les zapatistes entreront dans la bataille politique en faisant le calcul qu'AMLO, qui conduit avec talent les manifestations de rue, cherchera à canaliser la colère des électeurs par des propositions politiques acceptables.
Le retour de Marcos sous les projecteurs nationaux est une conséquence involontaire de l'Autre Campagne. Déterminé à utiliser le calendrier électoral pour démasquer le processus électoral et la classe politique qui le gère, la position de Marcos comme anti-candidat a fait de lui autant un candidat qu'AMLO, Calderon ou Madrazo. L'apparition télévisée en prime-time du Délégué Zéro sur Televisa l'a vraiment installé - volontairement ou pas - dans cette même classe politique que l'Autre Campagne déteste.
Traduit de l'anglais (États-Unis) par [JFG-QuestionsCritiques]