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La Dette, Le Chômage, les Privatisations et la Guerre

Comment Greenspan a empalé l'Amérique

Par MIKE WHITNEY

CounterPunch — 6 décembre 2005


Personne n'a fait plus qu'Alan Greenspan pour assurer la disparition ultime de la classe moyenne américaine.

Personne.

Au panthéon imposant des chefs de guerre de la lutte des classes, l'image spectrale de Greenspan — le plus fervent partisan du darwinisme-social impitoyable et de l'économie de l'exclusion — dépasse en taille celles de tous les autres. Même son double, le profiteur G.W. Bush, fait figure de pâle comparaison.

En seulement cinq années, le maître de la Fed a mis au point un coup si énorme et si dévastateur que 1.300 milliards de dollars de recettes issues d'emprunt ont été adroitement transférés de la classe moyenne assiégée vers les 1% de privilégiés que Greenspan représente.

Ouah !

C'est le plus grand hold-up de tous les temps au niveau planétaire. Et il a été élaboré et exécuté dans la citadelle des ronds-de-cuir de la Réserve Fédérale.

Merci Alan.

Le partenariat qui s'est installé entre Bush et Greenspan a été l'équivalent moral de la mise à sac de Rome ; aux limites du crédit de la nation et jusqu'au dernier sou de la tirelire publique. Le mandat de Greenspan laisse une Amérique qui tangue dangereusement au-dessus d'un océan d'encre rouge et qui est prête à chavirer au premier souffle de récession.

Greenspan a été un acteur clé dans la facilitation de la guerre d'Irak, poussant les taux d'intérêts, six mois avant la guerre, vers leurs plus bas afin de maintenir artificiellement l'économie en vie pendant que la campagne de propagande faisait les unes du New York Times et du Washington Post.

Cela a formidablement bien marché.

Les Américains ont été trompés par les inventions de la Maison Blanche et anesthésiés par l'argent bon marché. Ils sont entrés dans une frénésie d'emprunt qui déversa des millions et des millions dans un marché immobilier surévalué, programmé pour éclater au moment où le nostalgique Alan prendra sa retraite et la porte de sortie.

Bien pensé, Alan.

À présent, après des années de mauvaise gestion, Greenspan délivre des mises en garde sur le chaos qu'il laisse derrière lui. Dans son charabia habituel, le président a averti que des ajustements "douloureux" auront lieu si les déficits ne sont pas maîtrisés.

"Douloureux" ou mettant la vie en danger ?

Ce fut Greenspan — le grand argentier de l'explosion budgétaire au profit de la classe des patriciens — qui a défendu les généreuses réductions d'impôt de Bush qui ont placé le pays dans les starting-blocks de la course à la fin du monde. Il a désormais rejoint Grover Norquist[1] et les "dingues de privatisation", qui veulent démanteler le peu de ce qui reste du filet social et inaugurer la nouvelle ère du capitalisme prédateur. Alan est un grand supporter de l'économie de "survie pour les plus aptes" ; cette notion selon laquelle les gens qui se trouvent en bas de l'échelle de la chaîne alimentaire sociétale méritent d'être là où ils sont afin que leurs suzerains Nietzschéens, comme le professe la Fed, puissent diriger tranquillement.

Au fur et à mesure que Greenspan donne les derniers tours de vis (augmenter les taux d'intérêts à deux nouvelles reprises avant de partir), nous sommes condamnés à voir la classe-moyenne intoxiquée par le crédit marcher vers la falaise la plus proche où elle se jettera, tels les moutons de Panurge, dans la mer.

Sérieusement, les Américains n'ont aucune idée du déluge économique qui les attend au tournant.

L'économie est financée par 8.000 milliards de dollars de dette, nécessitant QUOTIDIENNEMENT pour 2 milliards de dollars d'injections massives de capital étranger. En tant qu'ancien chef de la Fed, Paul Volcker a fait remarquer : "Cela ne peut pas durer éternellement".

Non, cela ne le peut pas. Ceci dit, tout cela fait partie d'un plan néolibéral qui a été exécuté avec succès dans tout le tiers monde ; plongeant les nations hôtes dans des dettes insurmontables, avec l'aide de régimes corrompus (Bush & Co.) et, ensuite, coupant les fonds à un public consterné. L'objectif de ces déficits massifs est de créer une crise d'insolvabilité, résultant dans la même sorte de programmes que la "thérapie de choc" et le "réajustement structurel" que le FMI applique dans le monde entier aux nations en état de banqueroute. Greenspan a permis au pays de se rapprocher de son but consistant à démanteler les programmes sociaux populaires afin que les capitaines d'industrie puissent privatiser les actifs publics. Alors, comment Greenspan s'y est-il pris ?

Comment a-t-il pu faire en sorte que le public américain somnolant ne remarque pas les déficits croissants et le transfert alarmant de richesse d'une classe vers l'autre ?

La réponse est simple : des taux d'intérêt bas — l'élixir toxique capable d'endormir tout un peuple et le rendant indifférent au désastre imminent.

Récemment, Greenspan a commencé à mettre en garde sur les difficultés à venir, avertissant que nos problèmes ne feront que "s'aggraver si l'on inversait la mondialisation en retournant au protectionnisme". En d'autres termes, préparez-vous à être en concurrence avec le travailleur le moins bien payé de la province de Canton. L'hémorragie d'emplois à hauts salaires que subit la classe moyenne ne dérange pas le chef de la Fed. Greenspan a le même sens agaçant de l'équité que son jumeau idéologique du New York Times, Thomas Friedman. Ce dernier prêche l'évangile du capitalisme du "libre échange" depuis des années. Ni l'un, ni l'autre n'essaye de cacher leur mépris pour la main-d'œuvre syndiquée ou la redistribution des profits. Le Jardin d'Eden de Friedman est le même que celui de Greenspan : un pays de lait et de miel où 99% des habitants vivent dans une pauvreté abjecte économisant le moindre sou pour s'en sortir et où la main pas si invisible que ça agrippe sauvagement la gorge d'un sous-prolétariat permanent. Bienvenu au Nirvana selon Greenspan.

Greenspan a aussi prévenu que le budget "s'aggravera substantiellement dans les années qui viennent, à moins que des mesures drastiques pour réduire le déficit ne soient prises".

"Des mesures pour réduire le déficit ?" Vous voulez dire, comme revenir sur les réductions d'impôt de Bush ? Ça va pas ? Alan, le chef de guerre de la lutte des classes, a déclaré qu'il "ne croyait pas que des augmentations majeures des taxes soient la solution".

Bien sûr que non ! Pourquoi les grosses huiles dans leurs costumes de soie et leurs Ferrari devraient-elles payer leur part ? Après tout, on peut se contenter d'augmenter une nouvelle fois l'impôt sur les salaires (le plan précédent de Greenspan) et couper un autre bras à la classe moyenne ! Personne ne s'en apercevra.

La retraite des Baby-boomers ?

Il n'y a pas à s'inquiéter : Greenspan suggère d'allonger l'âge de la retraite jusqu'à une date imaginaire où les riches cesseront de plumer les pauvres et que les comptes nationaux s'équilibrent par magie.

Du berceau à la tombe : on prépare les Américains au massacre. Les chances d'accéder à l'ascenseur social ou simplement de vivre décemment sont éclipsées par l'ordre du jour. Les cartes distribuées à sa naissance suivront l'individu jusqu'à sa mort. Les raquetteurs de Greenspan se sont enfuis avec le trésor de la nation derrière un écran de fumée constitué par les faibles taux d'intérêt. Ils nous ont bercés avec les mots doux de "prêts à taux zéro", pas de mise de départ et un bien immobilier inespéré pour tous les intrépides prêts à signer.

À présent, la sombre réalité commence à apparaître. Les taux d'intérêt augmentent, le dollar est instable, les coûts énergétiques flambent, la confiance des consommateurs s'effondre et l'or crève le plafond. Lorsque la Chine et le Japon décideront de se débarrasser de leurs bons du Trésor inutiles, l'imposante forteresse de Greenspan tombera en poussière.

Les Américains sont fous de penser qu'une institution comme la Réserve Fédéral fonctionnerait dans l'intérêt du public si elle était privatisée. La Fed opère derrière un rideau de fer de secret pour protéger les intérêts de sa composante principale : la classe des parasites. C'est par un décret de Woodrow Wilson, contraint de remettre l'avenir du pays entre les mains de ses banquiers centraux pour qu'il puisse financer la 1ère Guerre Mondiale, que cela fut autorisé. Les banquiers ont toujours compris que celui qui tient les cordons de la bourse est aussi celui qui donne les ordres. Cela explique ce que Thomas Jefferson voulait dire quand il disait : "Les établissements bancaires sont plus dangereux que les armées permanentes".

Tandis que Greenspan est au bord de la retraite, il peut être assuré que son piège s'est déjà refermé. Le pays est complètement raide et devra céder aux exigences de ses créanciers. Les "mesures d'austérité" imminentes serviront à refaçonner le tissu social américain : un ré-ordonnancement complet de la société pour répondre aux normes d'une utopie capitaliste moderne. Le paradis de Greenspan : les Etats-Unis de l'Indigence.

Mike Whitney habite dans l'Etat de Washington. Il peut être contacté ICI


Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon


[1] Grover Norquist: Ce penseur à la solde des faucons qui mènent le bal dans l'administration Bush est président de l'American Conservative Union (ACU). Il fait figure de prophète, et propose, entre autres : de libérer les héritiers et de réduire le filet social ; de créer une nation de propriétaires ; de briser les avocats et les syndicats.