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Tandis que la Nation Américaine se Désagrège
Bush et Blair Fomentent Leur Stratégie de sortie

L'Année Dernière en Irak

Par Patrick Cockburn

CounterPunch,1er janvier 2006,


L'année qui vient de s'achever a vu les Etats-Unis admettre qu'ils ne mettront pas fin à l'insurrection. 2005 a signé la chute du pouvoir américain et britannique en Irak. En fin d'année, ces deux pays cherchaient dans l'urgence à retirer leurs troupes dans des circonstances pas trop humiliantes pour eux et sans précipiter l'effondrement total de l'Etat irakien.

L'échec des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne à gagner cette guerre ne signifie pas que ces deux années et demie de soulèvement au sein des Arabes sunnites ont permis à ces derniers d'atteindre tous leurs buts. Ceux qui ont bénéficié de l'invasion de l'Irak, orchestrée par le Président George W. Bush en 2003, ne sont pas les Sunnites, mais les Chiites irakiens et les Kurdes. En dehors de l'Irak, le pays qui le plus bénéficié de la chute de Saddam Hussein est l'Iran.

En Irak, l'année a commencé et s'est terminée par des élections. La première, le 30 janvier, était cruciale pour démontrer la puissance électorale de la communauté chiite. C'est l'Alliance Irakienne Unifiée — une coalition de partis chiites — qui a triomphé. Etant donné que les Chiites représentent 60% de la population, ce résultat ne fut pas très surprenant. Mais en Irak, après tant de siècles de domination sunnite, cela représenta un véritable séisme politique. Le verdict du scrutin de janvier a été confirmé le 15 décembre par l'élection de l'assemblée nationale, qui siègera pendant quatre ans.

Si le paysage politique de l'Irak post-Saddam s'éclaircit, ce pays donne toujours l'impression qu'il sera un endroit très violent. Une des caractéristiques frappantes de l'Irak d'aujourd'hui est la quantité de centres de pouvoir, qui, en se confrontant, causent de nombreux points de friction. L'autorité est fragmentée. Les Etats-Unis ont du pouvoir, mais tout comme les trois principales communautés : les Sunnites, les Arabes chiites et les Kurdes.

Tout ceci est très visible sur le terrain à Bagdad. Dans un quartier sunnite de Bagdad Ouest, la police locale plie et rentre à la maison à 8 heures du soir. "Je pars maintenant et la résistance va prendre le relais" nous explique un policier en montant dans sa voiture. "Si je restais dans le coin, je me ferais tuer". À Ramadi, la capitale de la province rebelle Anbar, à l'ouest de Bagdad, les insurgés ont occupé le centre ville pendant quatre heures en décembre, malgré la présence de puissantes unités militaires américaines et irakiennes. Savoir où se situe le véritable pouvoir en Irak n'est pas toujours évident. À Bassora, les forces britanniques sont censées aider à établir la police locale, mais un affrontement s'est déclenché lorsque deux soldats britanniques déguisés, en mission secrète, ont été arrêtés par la police irakienne et ensuite secourus par l'armée. Cela montre vraiment l'état des choses ! Un film montrant un soldat britannique, ses vêtements en feu alors qu'il saute d'un véhicule blindé en flammes, a été diffusé dans le monde entier. Ce sont les partis politiques chiites et leurs milices, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la police, qui sont les véritables maîtres de Bassora et du sud de l'Irak.

Le pouvoir croissant des milices est visible partout ; comme l'est l'influence de l'Iran. À un moment ou un autre, émergera en Irak un nouvel équilibre du pouvoir entre les principales communautés, les groupes insurgés et les services secrets. Cela ne s'est pas encore produit. Les nouvelles règles du jeu n'ont pas encore été acceptées. Pour donner un exemple : le gouvernement a déclaré que le week-end tomberait désormais le vendredi et le samedi. Mais dans l'ouest de l'Irak, les insurgés déclarent qu'il tombera seulement le vendredi et que tout autre chose est non-islamique. Ils ont menacé de tuer les directeurs d'école qui n'ouvrent pas le samedi.

Il y a aussi des désaccords plus sérieux. Dans le nord, les Arabes et les Kurdes contestent le territoire. Pendant la guerre de 2003, les Kurdes ont mis la main sur la ville pétrolière de Kirkuk, le soi-disant joyau du Kurdistan. Ils ne lâcheront pas. L'avenir de cette ville et des communautés turkmène et arabe vivant là est toujours litigieux.

Toutefois, en Irak toutes les divisions ne sont pas aussi béantes : les dirigeants chiites et sunnites apprécient désormais, ce qui n'était pas le cas il y a deux ans, que les Kurdes — 20% de la population irakienne — aient déjà une quasi-indépendance. Quand on les interroge dans la rue, la plupart des Kurdes préfèreraient une autonomie complète. Les principales raisons pour lesquelles leurs dirigeants veulent rester pour l'instant à l'intérieur de l'Irak est qu'ils craignent leurs voisins, comme les Turques, et qu'ils ont besoin de maintenir la présence des Etats-Unis — donc, l'accès aux revenus du pétrole.

Les Etats-Unis apprennent à jouer avec la politique communautaire. Zalmay Khalilzad, l'ambassadeur américain nommé cet été, est bien plus adepte de cela que les précédents envoyés. Ces deux dernières années, les Etats-Unis ont appris qu'il a peut-être été facile de renverser Saddam Hussein, mais qu'il est dangereux d'aller à l'encontre des Kurdes, des Chiites ou des Sunnites. Pendant les négociations rancunières sur la nouvelle constitution irakienne, le Président Bush a même appelé Abul Aziz al-Hakim, le chef du Conseil Suprême de la Révolution Islamique en Irak (CSRII), le parti religieux chiite, pour lui demander de faire des concessions. En 2003, les Etats-Unis considéraient le CSRII — pas entièrement à tort — comme un dangereux cheval de Troie de l'Iran et les soldats américains ont mené un raid sur ses bureaux de Bagdad.

Mais les Etats-Unis ont commencé trop tard à apprendre. Les Irakiens savent que quoi que peuvent dire Bush et Blair, la volonté politique de rester en Irak s'affaiblit aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. De toute manière, le rôle britannique en Irak est mineur, aussi importante que soit la place qu'il occupe dans la politique intérieure britannique. La force de 8.500 hommes ne sera jamais assez importante pour affronter les milices chiites au sud de l'Irak.

Si les Etats-Unis sont parvenus à coller à leur calendrier électoral, le 30 janvier et le 15 décembre, ainsi que pour le référendum constitutionnel du 15 octobre, c'est avant tout parce qu'ils ont répondu aux souhaits des dirigeants chiites et kurdes. Même ces "succès" ont eu leur prix. Bien que les Etats-Unis aient essayé de l'atténuer avec quelques concessions cosmétiques de dernière minute, la constitution a été adoptée en dépit de la résistance sunnite. Ces concessions permettent à la toute nouvelle Assemblée Nationale élue d'amender la constitution. Pourtant, les partis sunnites ont peu de chance d'obtenir une majorité pour cela.

Cette constitution institutionnalise la fragmentation de l'Irak. Les Kurdes auront une autonomie proche de l'indépendance. Ils pourront forer le pétrole et seront propriétaires des nouvelles réserves à découvrir. Mais la surprise de l'année est que les dirigeants chiites ont demandé et obtenu les mêmes concessions. Une super région chiite, couvrant neuf provinces dans le sud de l'Irak, sera créée. Elle représentera la moitié des 18 provinces du pays. Un ministre irakien s'est lamenté que le gouvernement central irakien pourrait se réduire à quelques bâtiments dans la Zone Verte.

Après la guerre de 2003, les Irakiens arabes, tant sunnites que chiites, se moquaient des comparaisons avec les pays divisés par le sectarisme, tels que l'Irlande du Nord et le Liban. Ils faisaient remarquer qu'en Irak les Chiites et les Sunnites se mariaient souvent entre eux. Leur histoire n'était pas une succession de massacres entre eux. Ces revendications pour une solidarité entre les Arabes irakiens ont toujours été un peu exagérées. Les amis sunnites prétendent qu'ils aiment les Chiites, sauf, bien sûr "ceux qui sont en fait des Iraniens ou leurs agents". Les Chiites, de leur côté, disent qu'ils considèrent tous les Sunnites irakiens comme leurs frères "à part ceux qui sont vraiment du parti Baas". Les revendications de bonne entente entre communautés se produisent moins souvent aujourd'hui. Les divisions se creusent parce que l'Irak était un Etat sunnite et devient un Etat chiite. Les Sunnites combattent les occupants américains et les Chiites sont, du moins pour l'instant, vaguement alliés aux Etats-Unis. Les poseurs de bombes kamikazes d'al-Qaïda en Irak ont pris pour cible à plusieurs reprises des civils chiites, comme des travailleurs journaliers faisant la queue pour du travail dans le district de Khamadiyah, à Bagdad. Des soldats et des policiers approximatifs — presque toujours chiites — ont été massacrés, encore et encore.

Jusqu'à présent, la réponse des Chiites a été limitée. Le Grand Ayatollah Ali al-Sistani, le dirigeant religieux suprême extrêmement influent parmi les Chiites, a interdit les représailles. Mais le puissant Ministre de l'Intérieur, Bayan Jabr, était auparavant un dirigeant de la milice du CSRII, la Brigade de Badr.

Ils dominent les redoutables commandos de police paramilitaire que les Sunnites considèrent comme rien de moins que des escouades autorisées à donner la mort. À la fin de l'année, les troupes américaines ont livré un raid sur un bunker du Ministère de l'Intérieur dans le district de Jadriyah, à l'ouest de Bagdad, où ils ont trouvé 158 prisonniers torturés et affamés, tous prétendument sunnites. Des corps d'hommes tués d'une balle dans la tête, mains menottées, sont régulièrement retrouvés dans les décharges et les bas côtés des routes de Bagdad.

De nombreux ministères sont devenus le domaine d'un seul parti ou d'une seule secte. Le Ministère de la santé, sous le gouvernement intérimaire, s'est rendu célèbre pour avoir été dirigé par le groupe musulman chiite Dawa, tandis que le portefeuille du ministère des transports est détenu par un partisan de l'ecclésiastique nationaliste, Muqtada al-Sadr. Ceci a un impact désastreux parce que le gouvernement commence à ressembler au Liban. Les ministres représentent leurs communautés. Ils ne peuvent pas être démis, quel que soit leur niveau de corruption ou d'incompétence.

L'impact de l'insurrection est exagéré parce que l'Etat irakien reste faible. Ceci est resté étonnamment vrai pendant l'année 2005, lorsque le gouvernement a fait extraordinairement peu pour son peuple. La fourniture d'électricité reste mauvaise à Bagdad ; les enlèvements vont bon train ; la sécurité est limitée et les Irakiens passent une grande partie de leur temps à survivre au jour le jour. La police n'est pas considérée comme protectrice. Au début de décembre, l'étudiant Mouammour Mohsin al-Obeidi a déclaré : "Les Irakiens savent que personne ne les sauvera des criminels. Ils pensent qu'il n'y aura personne pour les punir. Lorsque des gangsters sont arrêtés, ils ont assez d'argent pour négocier leur sortie de prison. Il n'y a pas de vrai gouvernement". Il s'agit d'une lamentation que l'on entend encore et toujours dans les rues de Bagdad. Les gens pensent que le gouvernement est quasiment absent — et certainement pas pour leur bénéfice.

Depuis l'invasion américaine, il y a eu trois administrations de l'Irak et toutes ont échoué. Il y a eu l'Autorité Provisoire de la Coalition, pratiquement sous la domination impériale des Etats-Unis, avec Paul Bremer, qui a contribué à provoquer la rébellion sunnite. Le 28 juin 2004, les Etats-Unis ont officiellement remis le pouvoir au gouvernement intérimaire d'Iyad Allaoui, dont l'administration était notoirement corrompue. Le 7 avril 2005, Ibrahim al-Jaafari est devenu Premier ministre mais son gouvernement s'est avéré tendu. Ces divisions reflètent largement celles des groupes qui s'affrontent en Irak. Dans ces trois administrations, le niveau de corruption était celui que l'on a attribué dans le passé à des Etats comme le Nigeria. En 2005, la totalité du budget d'acquisition de la Défense — 1,3 milliards de dollars — a disparu en échange de quelques hélicoptères et véhicules blindés inutilisables. Ce degré de corruption est à présent rendu plus difficile parce que les ministres ne peuvent pas dépenser l'argent sans autorisation.

Il y a une autre raison qui fait que l'Etat irakien est faible, ce qui ne se voit pas du premier coup. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont imaginé un Etat irakien dont les forces armées ne seraient équipées que pour s'occuper des dissensions intérieures. Leur détermination était de ne pas leur donner d'armes lourdes ou d'équipement moderne.

Malgré ce qui apparaissait dans les annonces officielles, les Etats-Unis n'ont pas été aussi généreux dans le transfert du pouvoir aux Irakiens. Le principal service de renseignements n'a pas de budget, mais il est payé et dirigé par la CIA. Les Etats-Unis ont essayé de garder le contrôle du Ministère de la Défense et de la nouvelle armée irakienne, qui est censée avoir été créée pour remplacer les forces américaines lorsqu'elles se retireront. Les militaires américains parlent des réussites et des échecs dans l'entraînement et l'équipement des soldats irakiens (ils se sont moins occupés de la police). Mais il y a un autre problème que les Etats-Unis n'ont pas vraiment maîtrisé.

La question n'est pas seulement la capacité de la nouvelle armée à se battre, mais sa loyauté. Pour qui, en fin de compte, les soldats vont-ils se battre ? Les sondages commandés par le Ministère de la Défense du Royaume-Uni montrent que l'occupation est à une écrasante majorité impopulaire tant parmi les Chiites que parmi les Sunnites. À long terme, les Etats-Unis ne peuvent pas créer un corps d'officiers loyal à l'Amérique. Ensuite, il y a aussi la question de savoir à quel point l'armée est une institution nationale. Ses 115 bataillons seraient composés de 60 bataillons chiites, 45 bataillons sunnites, 9 bataillons kurdes et d'un bataillon mélangé. Tout au long de l'année 2006, nous verrons si l'Irak va rester un seul Etat ou s'il va devenir une confédération. Il y a autant de forces favorables à l'unité que de forces favorables à la désintégration. La plupart des Arabes irakiens veulent vivre dans un seul pays. Mais les observateurs politiques craignent qu'une solution de type bosniaque soit en cours, avec Bagdad jouant le rôle de Sarajevo.


Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-François Goulon