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Fermer les yeux sur un génocide

Un Véritable Déni de l'Holocauste

Par Sam Smith

CounterPunch — 22 février 2006


L'emprisonnement en Autriche du négationniste de l'Holocauste, David Irving, nous rappelle à quel point il est facile d'imiter le mal, même lorsqu'on l'excorie. La loi qui a condamné Irving est du même type que celle que les Nazis auraient invoquée — bien que pour des objectifs fort éloignés — et qu'Orwell a systématiquement attaquée dans "1984".

Nombreux sont ceux qui ne se rendent pas compte de cette ironie, tout engagés qu'ils sont dans le plus grand de tous les dénis de l'Holocauste : refuser de regarder sérieusement en face les raisons pour lesquelles, en premier lieu, l'Holocauste s'est produit . Rejeter entièrement la faute sur l'antisémitisme est aussi dangereusement 'ahistorique' que nier son existence. Oui, les Juifs furent les victimes. Mais pourquoi un préjugé aussi ancien et aussi épandu a-t-il pu produire cette fois-là un résultat aussi extrême?

Nous éludons cette question parce qu'elle nous entraîne dans des endroits où nous ne voulons pas aller. Comme le rôle que jouent la bureaucratie moderne et la technologie dans l'amplification du mal. Comme le mélange des intérêts privés et ceux de l'Etat d'une manière que le monde n'avait jamais connu auparavant. Comme l'élite libérale allemande [de l'époque] qui a failli étrangement en ne s'opposant pas au mal — et comme, en écho, l'élite libérale américaine faillit aujourd'hui en ne le faisant pas non plus.

On passe tout simplement à côté de quelques-unes des leçons les plus importantes de l'Holocauste. Parmi celles-ci, ainsi que Richard Rubenstein l'a fait remarquer, il y a le fait que l'Holocauste n'ait put être mené que par "une communauté politique avancée dotée d'une police et d'une bureaucratie de fonctionnaires, extrêmement bien formés et disciplinés.

Dans "La perfidie de l'histoire : La Shoah et l'avenir de l'Amérique", Rubenstein trouve aussi que les parallèles entre les Nazis et leurs adversaires sont inconfortables. Par exemple, un émissaire juif hongrois rencontra en 1944 Lord Moyne, alors Haut Commissaire britannique à l'Egypte, et lui suggèra que les Nazis seraient peut-être d'accord pour sauver un million de Juifs hongrois en échange de fournitures militaires. Lord Moyne lui répondit : "Que vais-je faire de ce million de Juifs ? Où vais-je les mettre ?"

Rubenstein écrit : "Le gouvernement britannique n'était en aucune façon contre la solution finale, tant que les Allemands faisaient la majeure partie du travail". Pour les deux pays, c'était devenu un problème bureaucratique. Un problème, suggère Rubenstein, "comme l'expression de certaines des tendances les plus profondes de la civilisation occidentale, au cours du 20ème siècle.

À combien d'écoliers dans le monde enseigne-t-on que les guerres du siècle dernier ont tué plus de 100 millions de personnes ? La 1ère Guerre Mondiale, à elle seule, a fait environ 10 millions de morts. Une grande partie de tout cela — y compris l'Holocauste — était conduite par une culture de la modernité qui avait ainsi transformé le pouvoir que les institutions exercent sur l'individu. Ces derniers allant devenir ce qu'Erich Fromm a appelé homo mechanicus, "attiré par tout ce qui est mécanique et ayant tendance à être contre tout ce qui est vivant, finissant par faire partie de la machine — acceptant de tuer ou de mourir pour la maintenir en marche".

Ainsi, avec une efficacité digne d'Auschwitz, plus de 6.000 personnes périrent chaque jour et pendant 1.500 jours durant la 1ère Guerre Mondiale. Rubenstein raconte que le premier jour de la Bataille de la Somme, les Britanniques perdirent 60.000 soldats et la moitié des officiers qui leur étaient assignés. Mais la logique interne bureaucratique de la guerre n'a pas faibli un instant ; pendant les six mois qui suivirent, plus d'un million de soldats britanniques, français et allemands allaient perdre la vie. L'avancée totale des Britanniques : dix kilomètres. Dans cette guerre, vous n'étiez plus une personne. Les graines de l'Holocauste sont à chercher dans les tranchées de la 1ère Guerre Mondiale. Les individus ne comptaient pas plus que les balles qui les tuaient, ils n'étaient plus qu'un élément de l'arsenal consommable de l'Etat.

Mais nous ne parlons pas de cela, n'est-ce pas ? L'enseignons-nous à nos enfants ? Bien sûr que non !

Le problème, lorsque l'on utilise la conséquence plutôt que les origines de l'Holocauste pour notre métaphore ou notre message, c'est que nous ne sommes pas du tout préparés pour ces pratiques, ces lois et ces arguments qui peuvent produire des conséquences similaires. Nous étudions les chambres à gaz alors que l'on devrait nous enseigner où elles sont nées.

Sam Smith est rédacteur en chef à la Progressive Review.


Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon