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Interview Exclusive de Robert Fisk

Par Wajahat Ali
CounterPunch, publié le 1er mai 2008

article original : "An Exclusive Interview with Robert Fisk"

Voici une conversation exclusive et candide avec l'un des
rares journalistes à faire autorité sur le Proche-Orient


[…]

ALI: Un reportage britannique récent a dit que les conditions de vie à Gaza sont les pires de ces trente dernières années. Ne serait-ce que la semaine dernière, un séminaire a été pris pour cible et plusieurs civils ont été tués. Les Américains voient cela et pensent : "Les Arabes et les Juifs ne font que s'entretuer." Sur le terrain, quelle est la réalité sur le caractère explosif actuel de la situation ? Faut-il accuser un camp plus que l'autre pour cette récente explosion de violence ?

FISK: Grands dieux ! On dirait une question posée par CNN ! Vous savez, c'est une question d'Histoire : la façon dont nos sociétés se développent, et ce que l'on nous dit et que l'on ne nous dit pas. La situation en Cisjordanie, Gaza, Israël ou en "Palestine" est la même que celle que l'on avait à la fin de la Première Guerre Mondiale. Deux groupes de population veulent vivre sur le même morceau de terre et ils ont des revendications conflictuelles, dont l'une est en grande partie basée sur des actions qui remontent directement à la période ottomane et à la période britannique. Et le cas des colonies semble reposer sur l'idée de ce que Dieu a promis. Et ces deux choses ne marchent pas. On ne peut pas dire d'un côté, eh bien, j'ai le droit de propriété sur cette terre, mais aucun Dieu ne me l'a donnée. C'est la fin de la conversation, non ? A partir de là, on peut débiter toutes sortes d'allégories historiques, on peut raconter l'Histoire de différentes façons, cela ne mène à rien. A chaque fois que l'on nous dit qu'il faut tout reprendre de zéro, nous devons recommencer à partir de maintenant et oublier le passé. On ne peut pas plus oublier le passé [en ce qui concerne la Palestine] que pour l'Irak, l'Europe ou l'Amérique.

La Deuxième Guerre Mondiale est et a été constamment évoquée par Blair et Bush pour rationaliser l'invasion de l'Irak. Eh bien, on ne peut pas constamment se référer à la 2ème G.M. et traiter Saddam de Hitler de Bagdad et, ensuite, d'un autre côté, dire que nous n'allons pas remonter dans le passé pour d'autres endroits du Proche-Orient, parce que cela est dérangeant, donc, nous allons prendre les choses à partir du présent. On entend toujours des gens dire, "Regardons en avant !" (rires) A la façon des conseillers matrimoniaux qui ne considèrent que l'avenir, pas le passé, même s'il y a eu autant de chagrin. J'ai bien peur qu'il faille [considérer le passé].

Le Proche-Orient est une terre de grande injustice. Les Israéliens peuvent revendiquer, ou du moins l'espérer, que la Déclaration de Lord Balfour de 1917, promettant le soutien de la Grande-Bretagne à la création d'une patrie juive en Palestine, ne signifiait pas juste la petite partie à gauche du Jourdain qui est devenue Israël. Beaucoup d'Israéliens d'aujourd'hui ou de demain pourraient revendiquer que la Palestine voulait dire tout ce qui englobe le Jourdain. C'était l'espoir de Chaim Weizmann que l'on permette aux colonies juives, après la conférence du Caire de 1921, de s'implanter à l'Est du Jourdain. Vous avez deux groupes de population auxquels les Britanniques avaient fait des promesses contradictoires. D'une part, pour l'indépendance arabe et des promesses que l'immigration ne déposséderait en aucune manière les Arabes autochtones et qu'ils n'en souffriraient pas. Et d'autre part une promesse faite par la Grande-Bretagne de soutenir une patrie juive en Palestine. Ces choses étaient tout aussi impossibles à intégrer hier qu'elles le sont aujourd'hui.

Nous passons notre temps à aller au Proche-Orient et à installer nos divers dictateurs, qu'ils soient les Rois d'Arabie ou le Roi Farouk d'Egypte ou le Roi Idris de Libye. Ensuite, lorsque les peuples ne veulent plus de tous ces rois, nous installons au pouvoir divers généraux. Le Général Sadate et le Colonel Kadhafi. Le Roi Abdallah était un soldat, le Roi Hussein était un soldat. Alors, nous sommes surpris lorsque les gens disent, "Cela suffit !" Mais, en fin de compte, lorsque l'on demande "Qui a raison et qui a tort ?" C'est l'Histoire qui a tort. Ce sont les erreurs que nous avons faites et les injustices que nous avons commises dans cette région. On peut commencer avec l'Empire Ottoman, on peut commencer à partir de l'après 1ère G.M., et on peut commencer à partir des Américains. Et au fur et à mesure que l'on remonte dans l'histoire, les publications se font plus minces et plus fragiles, non ?

ALI: Vous êtes au Proche-Orient depuis des décennies. Vous avez vu à la fois la politique étrangère des Républicains et des Démocrates —

FISK: Quelle est la différence ? Il n'y a aucune différence. Quelle est la différence entre Clinton et Bush ? C'est comme si on disait qu'un gouvernement travailliste allait arriver en Israël et qu'il serait différent du Likoud et il s'avère ne pas être différent du tout.

ALI: Bon ! Obama, comme vous le savez, avant de se présenter à la présidentielle, était plus partial vis-à-vis des droits des Palestiniens. Mais, le mois dernier, en compagnie de Clinton, il a écrit une lettre condamnant fermement la violence palestinienne. Beaucoup se demandent : y aura-t-il un changement de politique si Obama, ou même Clinton, remporte cette élection ?

FISK: Voici la chose qui sera différente dans la politique américaine au Proche-Orient, quel que soit celui qui remportera l'élection : c'est complètement hors du sujet.

ALI: Il semble que le Liban soit une histoire oubliée. En 2006, il était en lutte avec Israël, qui a dévasté une grande partie de cette société —

FISK: Le Hezbollah était en lutte. Je ne sais si le Liban l'était, mais le Hezbollah, oui.

ALI: Ces deux dernières années, la société libanaise a-t-elle pu récupérer ou cela a-t-il seulement renforcé le Hezbollah ?

FISK: Eh bien, cela a certainement renforcé le Hezbollah, mais sa performance politique, depuis lors, a été si ambiguë que tout ce qu'il a gagné militairement en terme de prestige il l'a substantiellement perdu politiquement à l'intérieur même du Liban. Regardez ! La seule bonne nouvelle au Liban est que la guerre civile n'a pas repris. Beaucoup de gens pensaient qu'elle reprendrait, et je le pensais moi-même, mais cela n'a pas été le cas. Ceci pourrait vouloir dire que les Libanais ont réalisé la folie de la guerre : que l'on ne peut pas gagner ! Tout ceci n'est qu'une question de mort, pas de victoire. Cela signifie aussi qu'énormément de Libanais qui ont été envoyés enfants pour être éduqués [à l'étranger] durant la guerre civile — qui à Paris, qui à Londres, Genève ou Boston — sont retournés au Liban en disant, "je ne veux pas de ce sectarisme absurde et je veux vivre dans un pays normal où il n'y a plus aucune guerre". Dans cette mesure, il faut rendre hommage aux Libanais et au Liban, que celui-ci ne se soit pas désintégré, à l'instar de Gaza, de l'Afghanistan ou de l'Irak, malgré le souhait des Américains et des Iraniens de s'en servir de champ de bataille — ce qu'était [la guerre de l'été] 2006. Qu'ils apprécient leur bonne fortune est un tout autre sujet !

ALI: Vous avez une expérience du Kosovo et de la Serbie et vous savez que le Kosovo a déclaré son indépendance et sa souveraineté, le 17 février, vis-à-vis de la Serbie. Pensez-vous qu'il y a une complicité de la part d'agents occidentaux dans cette souffrance prolongée ? Est-ce un nouveau chapitre signalant l'espoir ? Et cela aurait-il pu se produire plus tôt ?

FISK: J'ai un livre en cours d'écriture, qui sortira d'ici deux ans et demi et qui impliquera pas mal de choses au sujet du Kosovo et de la Serbie, et en particulier l'Islam. Il s'appellera "Night of Power" [La nuit du pouvoir], qu'il est inutile que j'explique. [Le Kosovo et la Serbie] sont des endroits différents, bien évidemment. Les actions commises par les Serbes en Bosnie n'avaient pas les mêmes motivations politiques que les actions commises par les Serbes au Kosovo, que les Serbes considèrent comme faisant partie de la Serbie, et vous pouvez en discuter jusqu'à la saint-glinglin. Je ne sais rien à propos "d'agents" qui sont complices de quoi que ce soit. D'un autre côté, je n'ai jamais totalement écarté l'idée d'un "complot", fin de citation, parce que nous savons que la CIA et les Britanniques, par exemple, ont été impliqués dans le renversement de Mossadegh [dirigeant iranien élu démocratiquement et renversé par la CIA] et dans l'installation du Shah au pouvoir, dans l'Iran des années 50. Tout ceci est vrai. Mais l'idée selon laquelle vous pouvez manipuler des Etats pour qu'ils aillent vers l'indépendance est probablement une foutaise.

La façon dont les Kosovars étaient traités était telle que l'Europe devait étendre, d'une façon ou d'une autre, son soutien à l'indépendance. Maintenant, nous savons que dans les Balkans, comme toujours, les puissances régionales européennes mettent leur grain de sel. Exactement comme les Allemands ont soutenu l'indépendance croate, et nous savons historiquement pourquoi. Nous savons historiquement que beaucoup d'Albanais sont entrés au Kosovo pendant et avant l'Ere Tito et y ont changé la composition ethnique. Mais, là encore, jusqu'où peut-on remonter dans l'Histoire, quand c'était l'inverse qui se produisait ?

Je pense qu'il s'agit vraiment d'une histoire ottomane et de l'éclatement de l'Empire Ottoman, qui a commencé avec la Première Guerre Mondiale. Lorsque l'Empire Ottoman a commencé à frayer à l'intérieur de l'Europe, et je parle autant de la Bulgarie que de la Serbie, il ne l'a pas fait d'une façon propre. Il l'a fait avec des massacres et des tueries horribles, qui, si on en lit les comptes-rendus contemporains, ressemblent à ce que nous avons écrit sur la Bosnie dans les années 90. Un héritage historique considérable a été laissé, malheureusement, essentiellement le sang, et il a été traité d'une façon imparfaite et injuste. Je pense que le Kosovo contient les graines des hostilités à venir, parce que je ne peux évidemment pas imaginer quelque dirigeant serbe que ce soit qui réfuterait le droit de regard de la Serbie sur le Kosovo, en tant que partie du cœur historique de la Serbie. Et je ne pense pas que le problème de la Bosnie sur cette question ait été résolu. C'est juste un Etat indépendant dans une illusion fédérale, non ? Dans l'empire Ottoman, tout le monde se faisait des illusions sur ce qu'il était. Il faut remonter aux Ottomans pour comprendre tout cela.

Il y a ce livre très intéressant qui est sorti et qui s'appelle Jérusalem 1912, qui soutient de façon assez persuasive que les questions fondamentales de la propriété de la terre et de l'immigration juive sont devenues des questions majeures avant la Première Guerre Mondiale, avant que les Britanniques et les Turcs n'entrent en guerre, avant que l'Empire Ottoman ne se désintègre. Et je pense que l'on doit voir sous une lumière similaire les problèmes dans les Balkans, bien qu'ils n'impliquent pas les Arabes et les Juifs. Nous essayons constamment de supporter émotionnellement ce que nos parents et nos grands-parents ont fait. J'ai écrit La Grande Guerre pour la Civilisation, et mon père était soldat dans la Première Guerre Mondiale qui a produit le Proche-Orient actuel — non pas qu'il ait eu grand chose à voir avec cela — mais il a combattu dans ce qu'il croyait être une Grande Guerre pour la Civilisation.

L'un des problèmes des dirigeants actuels est qu'ils ne prennent plus le temps, comme le faisaient les dirigeant d'autrefois, de réfléchir et de discuter sur ce qu'ils vont faire et comment s'occuper au mieux d'une situation particulière. Leurs décisions ont peut-être été grossièrement injustes ou mauvaises, mais au moins ils les ont prises en se basant sur des considérations réfléchies, que ce soit dans des clubs londoniens ou à Downing Street ou en lisant Shelley au lit, mais au moins ils avaient l'occasion de réfléchir sur ce qu'ils faisaient. Aujourd'hui, nous vivons au rythme des conférences de presse, des émissions en prime-time, des infos du soir, sur CBS, ABC, CNN ou autres. On en fait des tonnes sur les élections présidentielles, les primaires, donc les politiques sont prises sur l'instant — à l'arrière de limousines, au téléphone portable, au-dessus d'un verre avant un dîner pris à toute vitesse alors qu'on a une conférence de presse juste après. Voilà pourquoi on a — et je n'aime pas cette expression — tout ce culte des "spin doctors" [des conseillers en communication politique], ces hommes qui arrivent avec une phrase toute faite. Donc, au lieu d'avoir une prise de décision réfléchie qui prend en considération ce qu'il adviendra demain, après-demain et l'année prochaine, la prise de décision se base sur la façon de répondre à telle critique faite il y a une minute lors de la conférence de presse. Pour cette raison, on ne planifie pas sur le long-terme.

Voilà pourquoi il n'y avait aucun plan pour l'après-guerre en Irak. Nous étions trop occupés à annoncer les victoires sur CNN. Nous n'y avons donc pas pensé. Il y a une excellente brochure universitaire de Corelli Barnett, qui était un historien britannique de tout premier plan, qui détaille point par point depuis les documents d'archive des Archives Publiques Britanniques aux Archives Nationales des documents du gouvernement de 1941. Et Churchill, en 1941, lorsque la Grande-Bretagne s'attendait encore à une invasion de l'Allemagne Nazie et avant qu'Hitler n'envahisse la Russie, avant que l'Amérique entre en guerre après deux longues années profitables de neutralité, Churchill a nommé une commission interministérielle à Londres, sous le bombardement nazi, pour préparer le gouvernement d'après-guerre de l'Allemagne occupée. Voilà, ça c'est de la réflexion avancée !

Il y a un signe sur la manière dont les gouvernements avaient l'habitude de se comporter. Quatre années avant la fin de la Guerre, lorsqu'il semblait que les Allemands allaient gagner, Churchill et les Britanniques, seuls, sans l'implication américaine dans la Guerre, préparaient l'Allemagne d'après-guerre. Et alors que les troupes britanniques, en 1945, entraient sous le feu dans Cologne, des fonctionnaires britanniques en gilets pare-balles les accompagnaient pour prendre l'Hôtel de Ville, parce qu'ils voulaient qu'une administration civile renoue immédiatement. Pour que le carburant coule, pour le rationnement, pour que les gens soient nourris. Cela a marché et les gens ne sont pas morts. Les Allemands étaient pauvres et affamés, mais ils ne sont pas morts. C'est un exemple classique, avant l'avènement de la télévision, des conférences de presse instantanées, des manipulateurs de l'information, etc., sur la façon dont les gens planifiaient l'avenir et cela avait généralement tendance à marcher : de façon générale, cela réussissait. C'était quatre ans avant la fin de la 2ème G.M.

Quatre ans avant que les Américains n'occupent le centre de Bagdad, ils n'avaient aucun plan cohérent. Ils avaient une commission disparate de 20 personnes établie au Département d'Etat et personne ne l'écoutait. Donc, vous être porté par cette prise de décision instantanée : "Alors, M. Bush, qu'allez-vous faire ? Comment répond-on à cela ?" Et Bush a eu 5 minutes pour ficeler une réponse sur ce qu'il allait dire.

Nous avions une émission en Grande-Bretagne sur la BBC qui s'appelait Desert Island Discs, où l'idée était de choisir huit disques que vous joueriez si vous étiez naufragé sur une île déserte. L'un des disques que j'ai choisis était le discours aux Britanniques que Winston Churchill a prononcé le 18 juin 1940, lorsque Dunkerque était fichue et que les Britanniques étaient seuls dans cette Guerre contre l'Europe Nazie. Et je l'ai joué parce que Bush et Blair prétendent sans cesse qu'ils sont des Churchill, mais, là, nous avions le véritable Churchill. Sa voix immensément lasse — et peut-être avait-il bu quelques verres avant de parler — et vous avez ce sentiment extraordinaire de puissance et un homme qui utilise sa connaissance de l'Histoire et en imprègne les autres. Quelle connaissance de l'Histoire Bush a-t-il ? Il confondait le Cambodge et le Vietnam. Il parle du Vietnam mais il s'est débrouillé, tout comme Cheney, pour ne pas y aller.

Vous savez, un autre problème que nous avons en ce moment est que je pense qu'il n'y a pas un homme d'Etat occidental, ce qui pourrait changer si McCain devient président, qui ait jamais été à la guerre. Tous les dirigeants du Proche-Orient ont fait la guerre, je vous l'assure. Mais aucun dirigeant occidental n'a fait la guerre. Vous voyez, leur connaissance de la guerre, ces Bush et ces Blair, ils l'ont par la télé et les films hollywoodiens. Lorsque Churchill a engagé le peuple dans la guerre, il avait été dans les tranchées de la 1ère G.M. Roosevelt avait une expérience directe. Eisenhower, bien évidemment, puisqu'il était le Commandant Suprême des Alliés durant la 2ème G.M. Donc, dans les années d'après-guerre, vous aviez des dirigeants occidentaux qui savaient ce que la guerre signifiait : cela signifiait la mort, les cris, des pertes et du chagrin. Maintenant, pour des gens comme Blair dont l'ombre subsiste à Londres sur l'ennuyeux et triste Gordon Brown, la guerre était une option politique : quelque chose que vous faisiez si vous ne pouviez pas vous mettre d'accord avec les Nations-Unies. "Avons-nous besoin ou non d'une seconde révolution ?" Ce n'était pas la façon dont on avait l'habitude d'entrer en guerre. (Rires)

Une des choses qui fait aujourd'hui défaut est le bon sens. Quiconque a du bon sens, quiconque aurait pris un peu de recul, aurait dit : "N'attaquez — pas — l'Irak !" En fait, Bush a bien commencé à parler de démocratie en Irak avant de l'envahir, malgré ce qu'en disent les commentateurs de gauche, il ne disait pas "nous voulons la démocratie", il disait, "Nous voulons la démocratie au Proche-Orient". Je me souviens avoir écrit un article en novembre 2002 demandant : "Il veut la démocratie au Proche-Orient et il veut commencer par l'Irak ?!?" Ce qui n'est pas du bon sens. Je pense qu'un grand nombre des problèmes que nous avons en ce moment est un échec à avoir une vision à long-terme sur quoi que ce soit.

Même si vous prenez le gouvernement israélien qui dit, "Nous allons déraciner le mal de la terreur, terreur, terreur", en fait, ils le disent depuis 1948. Combien d'attaques aériennes y a-t-il eu sur le Liban depuis 1948 ? Des milliers et des milliers et des milliers. Et ils n'ont rien réglé, parce qu'on nous bassine encore que nous devons déraciner la mauvaise herbe diabolique de la terreur. Parce que cela est répété à n'en plus finir sur la télévision que c'est devenu normal. Personne ne dit, "Attendez une minute, il y a un problème, là ! Si Israël est toujours en guerre après 60 ans, c'est qu'il y a un problème."

ALI: Vous avez cité ceci : "On croit souvent que les journalistes peuvent être objectifs". Vous dites aussi, "Le journalisme est vraiment une question de —

FISK: Je pense que ce que j'ai dit est "impartial". Nous devrions être partiaux en ce qui concerne la justice. L'un des problèmes que nous avons en ce moment au Proche-Orient, en partie à cause de la pression exercée sur les journalistes, surtout aux Etats-Unis, par les lobbies. J'y inclus le Lobby d'Israël, et il y a un Lobby arabe, comme nous le savons. En partie à cause de cette tendance épouvantable du journalisme américain où l'on doit donner 50% du temps à chaque camp, on finit par produire une sorte de matrice, une formule mathématique insipide, sans aucune passion ou réalisme, et c'est un peu comme lire un problème mathématique.

Beaucoup de ce qui concerne le Proche-Orient est rapporté comme un match de football : ce camp a fait ceci, ils ont marqué un but, les autres ont riposté, la balle est entrée dans les buts, etc. Donner dans un reportage un espace égal à deux antagonismes est ridicule ! Ce que j'entends par là est que si l'on fait un reportage sur le commerce d'esclaves au 18ème siècle, on ne consacre pas autant de temps pour le capitaine du négrier qu'aux esclaves. Lorsque l'on était présent à la libération d'un camp d'extermination nazi, on n'accordait pas autant de temps au porte-parole des SS. On allait parler aux survivants et on parlait des victimes.

Si l'on était présent, comme je l'étais, à Jérusalem-Ouest en 2001, lorsqu'une pizzeria israélienne a sauté et que la plupart des victimes étaient des écoliers — j'étais juste au coin de rue — j'ai fait un reportage sur cette Israélienne qui avait un pied de chaise planté dans son corps et cet enfant israélien dont les yeux ont explosé. J'ai dit dans mon article, "Qu'est-ce que cet enfant a pu bien faire aux Palestiniens ?" Et pensez-vous que j'ai donné un temps égal au porte-parole du Djihad Islamique ? Non. Pas plus lorsque j'étais à Sabra et Chatilla [le massacre des réfugiés palestiniens au Liban, supervisé par Ariel Sharon], ai-je consacré du temps au porte-parole israélien ? Si nous parlons comme des êtres humains ordinaires nous trouvant hors de chez nous et que nous voyons une atrocité, nous sommes en colère. Bon, nous, journalistes, devrions être en colère aussi si nous ressentons cela à ce propos. Et ne pas dire : "Eh bien, d'un autre côté, nous équilibrons ceci par X,Y et Z".

ALI: Quelqu'un ne peut-il pas dire 'écartons sans hésiter FOX news parce que cette chaîne est partiale et de droite !', alors ne pouvons-nous pas vous écarter tout aussi facilement puisque vous n'êtes pas un observateur objectif et impartial ?

FISK: La chose avec FOX news est qu'ils ont une version prédéterminée. Ils ne sont pas intéressés par la justice : ils sont intéressés par la "droite". Ils sont intéressés par l'aile droite des Républicains, à moins qu'un Démocrate se trouve être suffisamment à droite pour eux. Ils ont un parti pris politique. Je ne suis pas à gauche. Je n'ai jamais voté de ma vie dans la moindre élection. Si je me trouve dans la partie israélienne de Jérusalem, j'écris avec beaucoup de passion et vous pouvez regarder l'histoire dans mon livre La Grande Guerre pour la Civilisation sur l'attentat à la bombe de la pizzeria israélienne. J'étais en Bosnie et j'ai écrit avec passion contre les Serbes meurtriers, je veux dire ces Serbes qui commettaient des meurtres. Mais si je fais un reportage sur la Serbie durant le bombardement par l'Otan, je rapporte avec beaucoup de sentiments sur les civils serbes qui ont été mis à mort par l'Otan, qui savait ce qu'elle faisait. L'OTAN savait qu'ils tuaient des civils en Serbie durant la guerre du Kosovo. Et j'ai aussi rapporté ce que l'on faisait aux Albanais du Kosovo. Ce n'est pas ce que FOX News fait. Fox News a un agenda particulier.

ALI: Beaucoup de vos détracteurs, spécialement certains détracteurs sionistes, disent que vous avez vécu si longtemps au Proche-Orient que vous êtes devenu partial et avez succombé à "leur" histoire.

FISK: C'est toujours la même vieille rengaine, vous savez. Ceci arrive toujours. Si l'on arrive dans un endroit et que l'on n'écrit pas de façon convenable une semaine après être arrivé, ils disent que vous ne pouvez pas distinguer l'arbre de la forêt. Et si vous comprenez vraiment assez bien une semaine après votre arrivée, ils disent que vous êtes devenu un autochtone. Je n'ai pas risqué mas vie dans les parties les plus dangereuses du monde pour devenir un journaliste politiquement partial. Je serais complètement fou si je le faisais. Soit dit en passant, vous parlez sans cesse de mes détracteurs et de ce que les sionistes disent. Je ne lis pas les blogs, parce que je n'utilise pas Internet et que je pense que c'est de la merde. Mais je sais qu'il y a deux ou trois auteurs au Royaume-Uni, ainsi que trois ou quatre en Amérique, qui m'attaquent régulièrement, mais c'est tout. Vous devriez voir mon sac postal qui arrive avec 250 lettres par semaine. Dans le lot, peut-être deux ou trois sont très critiques, et les autres sont soit gentilles, soit me soutiennent ou soit suggèrent des articles. Ce que je dis est que l'un des problèmes que j'ai est que les gens exagèreront les chiffres et diront, "Bien, vos détracteurs disent…" ce qui semble montrer qu'il y a une armée de 600 personnes qui écrivent constamment des articles et des commentaires sur mon travail. Et ce n'est vrai. C'est faux. Je me rends aux Etats-Unis en moyenne toutes les trois semaines et demie pour des conférences et je ne rencontre pas ces personnes. Le dernier qui ait été vraiment odieux, c'était au Texas lors d'une interview et le second cameraman est venu vers moi après l'émission et a dit qu'il voulait me mettre son poing dans la figure. (Rires). Je lui ai dit de rallumer les caméras et que nous ferions cela en direct, mais qu'il numérote ses abatis lorsqu'il le ferait. Je suis au regret de dire que la plupart des gens se fichent pas mal du Proche-Orient.

ALI: En Amérique ou dans le monde ?

FISK: Un peu partout, mais particulièrement en Amérique. Et aussi en Europe. Mais quelle proportion de mes articles quotidiens traitent du Proche-Orient ? Et cette idée qu'il y a une armée de critiques ou une armée de supporters est tout simplement fausse. En gros, les gens vous lisent et ensuite ils passent à autre chose. Quel pourcentage de personnes lit l'Independent, que ce soit en ligne ou dans sa version papier ? Je n'en ai aucune idée. Je reçois probablement plus de courrier d'Amérique que de Grande-Bretagne, ce qui est intéressant. Je suis lu dans le monde arabe ainsi qu'en Israël. Je crois que j'ai reçu dans ma vie deux coups de fil anonymes en 32 ans, tous deux venant de Turquie, soulevant des objections sur ce que j'avais écrit concernant le génocide arménien. L'un d'eux s'opposait à ma critique de l'armée turque et l'autre protestait contre ma couverture du Génocide Arménien, qui s'est produit — et c'est peu de le dire ! — quelques années avant ma naissance.

Pour être exact, il y a occasionnellement des campagnes, quelques entreprises qui opèrent quelque part à Houston, et vous recevez des cartes postales en provenance de cette ville de personnes qui écrivent à mon éditeur, "Je n'achèterais plus jamais votre magazine", signé untel de Houston, Texas. Premièrement, nous ne sommes pas un magazine. Deuxièmement, hélas, nous ne circulons pas à Houston, donc cette personne ne l'a acheté nulle part, mais elle a juste été encouragée à écrire cette carte stupide qui part directement à la poubelle. Mais lorsque vous avez une campagne organisée par un lobby, en Amérique, vous avez tendance à la prendre au sérieux. Ce n'est pas le cas pour nous. Nous la mettons à la poubelle. Nous nous intéressons aux personnes, aux lettres sérieuses envoyées par des vrais gens. C'est mon cas. Je les y encourage dans le journal. Si ces lettres, en particulier si elles sont critiques ou contiennent une certaine malice, j'insiste pour que nous les parcourions, et je pense que c'est bien. Je pense que cela aide les gens à penser et éveille leurs idées ou leur questionnement sur ce qui se passe au Proche-Orient.

La vraie vérité est que je ne me sers pas d'Internet, donc je ne vois pas tous les blogs ou autres. Evidemment, je peux le dire par mes voyages et par les gens qui vont au devant de moi dans les avions, mais je n'y fais pas attention. Je suis journaliste et reporter, et l'un des grands avantages que j'ai dans le journal est que mon rédacteur en chef aime que j'écrive des articles d'opinion tout en faisant des reportages de rue. Donc, lorsqu'il y a une explosion à Beyrouth ou une guerre en Irak, j'y suis. Ce qui est une position unique, parce que la plupart des reporters écrivent peut-être un article mais n'ont pas une chronique d'opinion. Et la plupart des gens qui écrivent des chroniques ne sortent pas là où c'est chaud.

ALI: Vous les appelez des "journalistes d'hôtel", c'est cela ?

FISK: Non, c'est faux. Ce que j'ai dit était que les journalistes qui travaillaient à Bagdad et qui, pour de parfaites raisons de protection, étaient incapables de quitter leur hôtel, c'est à dire pour des questions de sécurité, de primes d'assurance contractées par les journaux pour assurer leurs vies, tout ce détail sécuritaire spécial comme les anciens militaires qui les gardent. En fait, ils se retrouvent à utiliser leur téléphone mobile depuis leur chambre d'hôtel, un hôtel gardé, c'est cela ? Le problème est qu'ils ne disent pas à leurs lecteurs, leurs auditeurs, leurs téléspectateurs, qu'ils font le reportage depuis l'hôtel. Lorsqu'ils écrivent une "dépêche de Bagdad", ils donnent l'impression de sillonner les rues. Vous trouvez des articles écrit par quelqu'un qui est assis dans un bureau avec des sacs de sable autour des murs et qu'on ne laisse pas sortir. Le côté le plus sérieux est que les lecteurs sont en droit de croire, s'ils lisent "Dépêche de Bagdad" ou de Bassora ou autre — que le reporter est libre de ses mouvements, qu'il peut aller fouiner et vérifier les histoires. Mais en fait, si vous l'avez lu, c'est juste une source de la police qui dit : "L'armée américaine dit … le gouvernement américain dit". Fin de l'histoire. Et cela devient une chambre d'écho pour ce que dit tout le monde dans la Zone Verte. Je veux dire que je peux vivre à l'Ouest de l'Irlande avec un téléphone mobile et appeler la Zone Verte et produire le même reportage. (Rires)

ALI: Dans les médias américains, on claironne que ce sont des experts.

FISK: Je ne sais pas. Ecoutez ! J'ai des collègues américains, l'un d'eux, qui écrit et qui sort de bons articles, est au New York Times. Je ne colle donc pas toutes mes critiques sur tous les journalistes. Il y a beaucoup de gens qui essayent de faire ce que je fais. Mais je m'oppose aux reporters qui ne quittent pas leur hôtel et n'en informent pas leurs lecteurs. C'est ce que j'appelle du "journalisme d'hôtel". Je ne dis jamais des journalistes qui sont au cœur de l'action qu'ils sont des journalistes d'hôtel.

Ce qui se produit maintenant, alors que les reportages au Proche-Orient sont de plus dangereux, c'est que de plus en plus de correspondants occidentaux envoient des journalistes du cru faire les reportages. Autrement dit, les Irakiens de la rue, à Bagdad, rapportent l'histoire de ce qu'ils voient au journaliste du New York Times. L'année dernière, j'ai remarqué — on s'en souvient — qu'il y avait une organisation du type al-Qaïda qui a commencé un soulèvement à Tripoli (la ville libanaise du nord) et a investi des immeubles d'appartements. J'ai sauté dans une voiture. Ils avaient investi un immeuble d'appartements à Tripoli et ils tiraient sur l'armée et j'ai accouru à Tripoli. Je connais très bien le Liban, pour y avoir vécu pendant près de 32 ans. Et je suis allé dans le centre de Tripoli, qui est une ville très sunnite, très pro-Saddam ajouterais-je, avec ses photos aux fenêtres. Et il y avait des balles qui sifflaient dans la rue et il y avait des morts, les soldats étaient sur le point d'entrer en force dans le bâtiment.

Par pure chance ou malchance, c'est selon votre point de vue, je connaissais le colonel libanais qui allait conduire cette unité de l'armée dans l'assaut de cet immeuble pour le reprendre. J'avais été à son mariage, en fait, cela veut dire que je suis son ami. (Rires) "Robert, veux-tu venir avec nous ?" Je ne portais pas de gilet pare-balles parce qu'il fait trop chaud. Donc, voici le ridicule Robert Fisk prenant d'assaut cet immeuble avec ces soldats et je ne porte jamais d'arme ou de gilet pare-balles ou autre, et j'ai vu les choses les plus incroyables.

Après coup, je me trouvais là dans la rue avec tous ces cadavres. Ce qui m'a stupéfait était que j'étais le seul reporter occidental là-bas. La plupart des autres journalistes étaient soit employés par des journaux libanais ou étaient des Libanais travaillant pour des agences de presse occidentales. J'étais le seul type anglo-saxon aux yeux bleus. Mes collègues occidentaux étaient là-bas et ils se trouvaient à l'hôtel, et je ne les critique pas. Ce qui était intéressant est que le tout premier jour critique de cette prise par al-Qaïda, j'ai regardé dans la rue et je n'ai vu aucun autre occidental. Il y avait un tas de soldats libanais, de policiers et de gens qui se tenaient là, d'autres journalistes, des équipes de télévision, ils étaient tous libanais. Maintenant, 20 ans en arrière cela n'aurait pas été le cas.

ALI: Vous venez juste de donner un bon exemple de ce microcosme, sur la façon dont vous vous trouviez sur la scène. Vous êtes l'une des rares personnes "chanceuses" — je pense que ce n'est pas le mot approprié et je ne sais même pas quel est le mot correct — à avoir rencontré Oussama ben Laden et à l'avoir interviewé.

FISK: Ce n'est certainement pas quelque chose de chanceux. Non, vraiment pas. Je peux vous dire que ce type me poursuivra pour le restant de mes jours. C'est de plus en plus de la malchance. Je peux vous le dire !

ALI: Vous l'avez interviewé trois fois en tout et il a fait quelques commentaires très intéressants à votre sujet. Je ne sais pas ce que vous ressentez avec cela mais il était assez révérencieux. En Amérique, nous considérons Oussama comme le diable en personne, et dans certaines parties du monde arabe —

FISK: Il voit M. Bush beaucoup de la même manière, bien entendu.

ALI: Bien, certains camps le considèrent comme un messie portant auréole. Steve Coll a sorti un nouveau livre sur ben Laden et dans l'interview que j'ai faite avec lui, il m'a dit que l'une des principales raisons de son leadership charismatique est sa capacité à être multiculturel, à comprendre la capacité à regarder au-delà des caractères ethniques et raciaux dans son Djihad mondial.

FISK: Non, ce n'est pas cela — c'est une explication très tendancieuse. La raison pour laquelle ben Laden est populaire dans le monde arabe est très simple : c'est parce qu'il dit des choses que les présidents et les rois locaux ne diront pas.

ALI: Que dit-il ?

FISK: Il parle de l'injustice faite au peuple musulman, d'une façon que Moubarak et le Roi Abdallah n'exprimeront jamais. Parce que, bien évidemment, c'est nous qui les dirigeons, n'est-ce pas ? Il dit tout haut ce que des millions d'Arabes pensent tout bas. Je ne sous-entends pas qu'un million d'Egyptiens et d'habitants du Golfe veuillent vraiment lancer des avions dans des gratte-ciel — ce n'est pas le cas. Mais lorsqu'il décrit l'effondrement du Califat, qui était l'Empire Ottoman, lorsqu'il parle de l'immoralité des princes et des rois du Golfe, lorsqu'il parle de l'occupation militaire ou psychologique du monde musulman par l'Occident, il dit des choses avec lesquelles des millions et des millions de Musulmans sont d'accord. Mais ils n'entendent pas leurs propres dirigeants : ce que disent les Moubarak, Kadhafi, Roi Abdallah ou Assad.

Cela ne signifie pas que ben Laden soit particulièrement intuitivement brillant. Je veux dire qu'Ahmadinejad dit un grand nombre de choses qui sont des bobards absolus, mais qui attirent l'attention. Pour moi, Ahmadinejad est outrancier, c'est un cinglé. Lorsqu'il commence à mettre en doute l'Holocauste juif, c'est similaire aux Turcs mettant en doute l'Holocauste arménien ou aux Israéliens disant qu'ils n'ont jamais chassé les Palestiniens de Palestine, que ceux-ci sont partis d'eux-mêmes en attendant que les Juifs soient rejetés à la mer et qu'ils ont obéis aux instructions à la radio. Vous connaissez l'histoire.

Mais, vous savez, ben Laden a une voix, parce que le leadership dans le monde arabe n'a pas de voix. Ou s'il en a une, c'est une faible voix qui soutient en général les Etats-Unis. Cela veut dire que les Moubarak et les Abdallah ont la permission de dire : "Si la guerre continue à Gaza, il y aura une explosion au Proche-Orient". Ils peuvent le dire, cela fait partie du cours des choses. Ils l'ont dit 70 fois et ce n'est même pas très souvent rapporté. Mais au moment où ils commencent à parler sérieusement du fait que les gens sentent qu'ils sont sous la coupe de l'Occident, ce qui est le cas, alors ils ont des problèmes. Cela veut dire que le fait est que nous n'exprimons des critiques contre Moubarak que lorsque sa police enferme la mauvaise personne qui a un doctorat de Boston ou d'Harvard, etc.

En général, on se rend compte qu'il n'y a aucun représentant arabe. Et c'est le cas depuis des décennies. Il est très intéressant qu'après la Première Guerre Mondiale, les Egyptiens persistèrent à vouloir la démocratie et persistèrent à dire qu'ils voulaient que le Roi s'en aille. Donc, les Britanniques les ont enfermés. Et la même chose est arrivée en Irak dans les années 20, vous savez, les Britanniques sont arrivés après les avoir envahis en 1917 et les Irakiens disaient : "Vous nous avez encouragés à vouloir notre indépendance et lorsque nous disons que nous voulons l'indépendance, vous nous mettez en prison !" Ce qui est bien sûr la vérité.

Naturellement, si vous remontez aux années 20 et 30, où je pense qu'une grande partie de cette histoire a pris naissance, quiconque voulait une véritable liberté était emprisonné. Donc, la seule manière dont les Arabes ont appris qu'ils pouvaient avoir un changement était au moyen d'une révolution. Ce qui voulait dire bien sûr aucune démocratie, que vous faisiez tout en secret, que ce soit au bureau ou dans des clubs ou dans les sous-sols d'une mosquée est sans importance. Donc, l'échec du monde arabe à avoir la démocratie est en partie de notre faute.

Il faut se souvenir qu'avant la Première Guerre Mondiale, les universitaires, les intellectuels et les philosophes égyptiens revenaient de France un point de vue républicain — dans le sens de la République Française — de libération, de liberté et d'égalité des plus extraordinaires. C'est la décennie où, au Caire et dans les autres villes d'Egypte, les femmes ne voulaient pas porter le voile. Où elles avaient volontairement embrassé l'Occident. Il faut retourner à l'Empire Ottoman, où la plus grande construction industrielle du monde était le Canal de Suez. Il a été construit par les Français, mais sous l'Empire Ottoman. Les Ottomans ont importé des locomotives ultramodernes depuis la Suisse vers le Liban. A Constantinople, les pachas apprenaient à peindre et à jouer du piano — ils voulaient être comme nous. Nous les avons donc détruits. Vous voyez ? Nous aimons comme c'est aujourd'hui. Nous n'avons pas besoin de trop d'armées d'occupation et ils font ce qu'ont leur dit de faire. Et s'ils n'obtempèrent pas, alors nous les bombardons.

ALI: Si les griefs de ben Laden contre les Etats-Unis et l'Occident disparaissent, et peut-être vous pouvez nous dire quels sont ses griefs principaux, puisque vous l'avez rencontré, alors —

FISK: Le monde ne fonctionne pas comme cela. Ben Laden justifie ses actions pour certains motifs. Que ce soit la corruption de la Famille Royale Saoudienne, les "Croisés" pour utiliser son expression, il dit les "forces occidentales" dans le Monde musulman. Et souvenez-vous, une de ses réalisations est qu'il a amené les forces occidentales dans deux pays musulmans supplémentaires où elles n'étaient pas auparavant — l'Afghanistan et l'Irak. Et, lorsque j'ai dit cela, j'ai utilisé le mot "réalisation" de façon ironique.

Sa raison d'être changera, comme pour nous tous. Suggérer que ben Laden se trouve là comme un personnage avec lequel on peut négocier est ridicule. Il ne veut pas négocier. L'un des principaux problèmes d'al-Qaïda est qu'il n'y a aucune négociation. Nous ne savons toujours pas que ben Laden n'est plus important. Il a créé al-Qaïda. C'est tout. C'est fini. Cela n'a aucune importance s'il meurt d'une défaillance rénale ou s'il est bombardé ou s'il meurt de vieillesse ou qu'il en ait marre ou qu'il soit assassiné ou tout ce que vous voulez, c'est finit. Al-Qaïda existe. Et à moins que nous nous occupions de l'injustice au Proche-Orient, il y aura toujours un al-Qaïda. Cela ne s'appellera peut-être pas al-Qaïda, ça s'appellera peut-être "Al-Qaïda al-Oumah", "al-Qaïda Saoudia" ou "al-Qaïda en Irak". Le mot lui-même est intrinsèquement plutôt ennuyeux, sa fondation ne me place pas sur une pensée romantique. Mais j'utilise toujours l'expression "comme al-Qaïda", qui est une inspiration mais pas un lien par qualité de membre.

Nous pensons pourtant, "Si nous capturons ben Laden et le Mollah Omar, alors tout ira bien". Et ce n'est pas vrai. Il y a cet excellent historien français de la Première Guerre Mondiale et il a donné une très bonne interview au Point, il y a quelques mois. Il a dit, vous savez, nous n'avons pas réalisé que le monde a militairement changé. Mais dans le passé, après les deux Guerres Mondiales, nous pensions que nous pouvions avoir des aventures [militaires] à l'étranger et être libres. Nous pouvions aller au Vietnam. Jamais aucun Nord-Vietnamien se s'est fait sauter devant la Maison-Blanche. Nous sommes allés nous battre en Corée, mais aucun soldat nord-coréen n'est venu se faire sauter dans le métro de Londres. Mais aujourd'hui, on ne peut plus le faire, si nous envoyons nos soldats en Irak, nous ne sauverons pas Gloucester ou Denver. Cela ne changera pas. Nous ne partons plus repousser des gentils nationalistes de gauche amicaux qui n'auraient jamais rêvé de placer des bombes dans nos villes. C'est terminé.

Que vous regardiez cela comme une immoralité croissante de nos opposants vous regarde entièrement. Mais le fait est que nous ne sommes plus en sécurité chez nous.

ALI: Donc, c'est ça le futur ? Nous devons regarder le futur en face et est-ce ainsi qu'il sera ?

FISK: Bon, on doit penser aux années à venir, pas seulement à la prochaine conférence de presse. Nous retournons au même point que je l'ai fait remarquer plus haut.

ALI: J'ai interviewé Seymour Hersh et je lui ai posé des questions sur l'activité de l'Iran au Proche-Orient. Il a dit que l'Iran fait ce qu'il a toujours fait en soutenant les Chiites. C'est ce qu'il fait au Liban et en Irak. Maintenant, vous avez mentionné Ahmadinejad comme étant un "cinglé" et —

FISK: Ouais ! Je pense qu'il est cinglé.

ALI: Les gens dissent que l'Iran a mis les doigts dans le pot de confiture en aidant le Hezbollah et en aidant les insurgés irakiens. L'Iran est-il complètement innocent ? Devrait-il être attaqué ? Et qu'est-ce qui —

FISK: Vous faites ce que CNN et FOX News font. Vous produisez un récit soutenu par le gouvernement et ensuite vous posez une question sur cela. Oui, ils soutiennent financièrement et militairement le Hezbollah et l'entraînent, nous savons cela. Soutiennent-ils l'insurrection irakienne ? Peut-être moralement. Je veux dire, ils le font peut-être mentalement, mais ils n'ont pas besoin d'enseigner aux insurgés comment faire sauter des véhicules. Je veux dire que les insurgés irakiens, dont beaucoup, lorsqu'ils étaient dans l'armée, ont combattu les Iraniens pendant 8 ans. Ils savent comment faire sauter des véhicules et assembler des bombes. Ils n'ont pas besoin de l'aide des Iraniens. Donc, depuis pour commencer on doit démêler ce qui est communément admis sur l'Iran : que c'est une grande et obscure nation qui manipule les Chiites dans tout le Proche-Orient. Je ne pense pas que les Chiites d'Irak aient besoin de l'aide militaire de l'Iran. Je ne pense vraiment pas qu'ils aient besoin d'argent. Et, soit dit en passant, lorsque vous avez une situation où la plupart des membres du gouvernement irakien sont redevables à l'Iran, on se demande bien pourquoi vous vous préoccupez des insurgés ? Lorsque Ahmadinejad est arrivé de l'aéroport en voiture, comme tout être humain normal, au lieu d'être emmené dans un hélicoptère blindé, ce qui est assez impressionnant, la presse américaine n'en a pas fait les choux gras, mais c'est pourtant la vérité.

On doit encore remonter un peu plus dans le passé. Lorsque le Shah était au pouvoir, l'Occident voulait que l'Iran soit une puissance nucléaire. Il était notre gendarme dans le Golfe, non ? Le Shah s'est rendu à New York et a donné une interview dans laquelle il disait qu'il voulait que l'Iran ait des armes nucléaires, parce qu'après tout la Russie et l'Amérique en possédaient. Et il n'y a pas eu de plainte de la part de la Maison-Blanche. En fait, c'était peu après sa rencontre avec Carter à la Maison-Blanche. Et nous, particulièrement en Europe, nous nous sommes fait concurrence pour fournir les équipements destinés à produire des centrales nucléaires.

Lorsque Khomeyni et la Révolution Islamique sont arrivés au pouvoir, avant la guerre Iran-Irak, et j'étais vraiment présent lorsqu'il a dit ceci à Téhéran : Il a dit que les armes nucléaires sont un cadeau du diable et qu'il fermerait ces programmes et toutes les installations nucléaires. Il n'y avait pas d'installations pour les armes nucléaires, il y avait juste des installations pour la production d'énergie ; elles ont été fermées sous les ordres de Khomeyni. Au plus fort de la guerre Iran-Irak, en 1986, lorsque Saddam était soutenu par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis et qu'il se servait de gaz — une arme de destruction massive — contre les Iraniens, c'est lorsque le Haut Commandement Iranien est arrivé à la conclusion que l'Irak utilisait ces armes que Khomeyni a réouvert à contre-cœur l'institution nucléaire en Iran, en conséquence directe de l'utilisation par notre ami Saddam de gaz et de produits chimiques. Ceux-ci, dans certains cas, étaient fournis par des sociétés de la Côte-Est des Etats-Unis. C'est ce qui a fait entrer les Iraniens dans le jeu nucléaire.

Maintenant, lorsque l'on regarde cela d'une perspective historique, ils sont un peu traités de façon injuste, non ? Tous les Mollahs veulent mettre la main sur des armes (Rires). Ce n'était pas le cas à l'origine. Je ne vois aucune raison particulière pour laquelle les Iraniens veulent fabriquer, en ce moment, des armes nucléaires. Parce que s'ils envoient une bombe sur Tel Aviv, ils savent que Téhéran sera détruit. D'un autre côté, si vous regardez la Corée du Nord, il est assez clair que vous ne serez pas envahi si vous avez une arme nucléaire. Là encore, vous devez prendre du recul et regarder sur le long-terme et demander, allons-nous, ou nos enfants ou nos petits-enfants, nos générations futures, nous rendre partout en disant : "Bon, il peut avoir des armes nucléaires parce qu'il est gentil et qu'il est de notre côté dans la Guerre contre la Terreur et son nom est Musharraf. Et ceux-là ne peuvent pas avoir d'armes nucléaires parce qu'ils portent des turbans".

Je veux dire que nous allons faire cette blague à trois balles chaque année en décidant qui peut et qui ne peut pas avoir ces choses. Si nous avions affaire à un monde qui s'occupe de justice, et ceci s'applique à l'Europe de l'Est, à l'Extrême-Orient, à l'Amérique Latine ou au Proche-Orient, tout le fondement de l'inquiétude concernant les armes nucléaires commencerait à diminuer. Après le soulèvement de 1798 en Irlande, où je me trouve en ce moment, chaque Irlandais que l'on trouvait en possession d'une fourche pouvant être utilisée comme arme était pendu. Mais, aujourd'hui, dans les pubs, vous pouvez les voir accrochées aux murs. Parce que ça n'a plus de rapport. Il y a cette paix ici. Si vous allez en Angleterre, vous pouvez trouver des épées de la Guerre Civile Anglaise. Eh bien, dans le sillage de cette guerre (nous parlons ici du 17ème siècle), si on vous trouvait en possession d'une telle épée, vous auriez été exécuté. Mais à présent on en trouve qui sont accrochées au mur dans des bars.

Vous savez, je n'essaye pas de faire le naïf lorsque je dis que toute cette question des armes nucléaires, une fois que la raison de l'arme a disparu, l'arme devient sans intérêt. Si l'Iran ne se sentait pas entouré par les Américains, parce que les Américains sont en Irak, en Afghanistan, dans le Golfe, au Tadjikistan, en Ouzbékistan, au Pakistan, je pense qu'ils ne s'inquiéteraient pas autant de défendre l'Iran. Bien que l'on réalise, évidemment, que se débarrasser des Taliban et de Saddam, tous deux ennemis de l'Iran, signifie que l'Iran a en fait gagné la guerre américaine en Irak. Il est facile de commencer par des questions comme : "Soutiennent-ils l'insurrection irakienne ?" Probablement pas. "Soutiennent-ils le Hezbollah ?" Assurément. Mais, là encore, qui soutient les Israéliens ? Les Américains.

Il n'y a aucun doute que le missile tiré par le Hezbollah, dans la guerre de 2006, contre le destroyer israélien qui, soit dit en passant, a été presque coulé, provenait d'Iran. Mais ne me dites pas que les bombes larguées sur le Hezbollah ne provenaient pas des Etats-Unis, bien sûr qu'elles venaient de là-bas.

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Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]