L'ENTENTE ENTRE SARKOZY ET L'ISLAM

Dominique Moïsi
23 novembre 2004
Financial Times, Comment (UK)

Pendant la récente campagne présidentielle américaine, les media français, reflétant l'opinion publique, ont exprimé un soutien sans réserve pour John Kerry et un rejet total de George W. Bush. Ces derniers ont laissé entendre que cet homme qui a constamment mélangé la religion avec la politique était étranger à la culture républicaine et laïque de la France.

Pourtant - paradoxe français classique - il semble que le livre dont tout le monde parle en ce moment en France - "La République, les religions, l'espérance" de Nicolas Sarkozy - soit un véritable défi à la tradition laïque française. Ce livre prend la forme d'un dialogue entre Sarkozy et deux jeunes intellectuels, l'un philosophe et l'autre théologien. [Alors] ministre des finances, qui se retirera très bientôt pour prendre les rênes de l'UMP, [il] y démontre sa capacité étonnante à attirer l'attention des media. Sarkozy lui-même y est mis en lumière d'une façon inattendue et qui a toutes les chances de surprendre, voire de déstabiliser, tant ses amis que ses ennemis. Pourquoi un homme, qui apparaît comme l'incarnation ultime du pure politicien - une combinaison 21ème siècle de Jacques Chirac, son rival, pour son activisme et son énergie, et de et Valéry Giscard d'Estaing, pour son effort constant à incarner la modernité - , réfléchit-il sur le rôle de la religion dans la société et de la place de Dieu dans la vie moderne, y compris la sienne ? La réponse est à chercher dans la politique plutôt que dans le contenu spirituel creux de ce livre.

Sarkozy échouera peut-être dans sa tentative de devenir le prochain président français, mais il ajoute déjà une touche de modernité dans l'atmosphère étouffante de la politique française. Dans son livre, le principal rival de M. Chirac, sur sa droite, démontre une nouvelle fois son talent à poser des questions pertinentes d'une façon provocatrice.

Il commence par une citation d'Alexis de Tocqueville, in "de la Démocratie en Amérique", mettant l'accent sur la nécessité pour le modèle de la république démocratique d'avoir le soutien de la religion : "Le despotisme peut se passer de foi, la liberté ne le peut pas." Pour Sarkozy, "la liberté religieuse est la liberté d'espérer". La spiritualité est appelée à la rescousse des valeurs de la République, menacées par la faillite des institutions de l'état à les inculquer. Cette faillite est incarnée par l'incapacité de la France à intégrer 5 millions de Musulmans. Cela conduit à un sentiment d'exclusion et d'humiliation, et provoque en retour l'intolérance, voire la violence. Les vielles méthodes pour réussir l'intégration - l'armée de conscription, le système scolaire et les églises - ne sont plus capables de remplir ce rôle. L'armée est devenue une armée de métier, les professeurs sont démoralisés et les paroisses déclinent. Alors, que faut-il faire ? La religion fait partie du problème, prétend Sarkozy, et elle pourrait faire partie de la solution. Il faudrait assigner aux chefs spirituels la tâche d'insuffler à la communauté musulmane espoir et sens de la vie.

En 1905, l'Eglise et l'Etat furent légalement séparés, permettant à la République de s'épanouir par l'intermédiaire de son personnage clé : l'Instituteur. Selon Sarkozy, le problème aujourd'hui n'est pas comment séparer mais comment intégrer. Il suggère d'amender la loi de 1905 pour permettre à l'Etat français de combler le fossé entre la France et ses Musulmans. Il faut laisser l'Etat aider ceux-ci à construire des lieux de prière décents et financer la formation d'enseignants religieux parlant français et qui deviendraient les portes-parole d'un Islam tolérant et ouvert.

Parce qu'en France les Musulmans sont plus nombreux et moins riches que les autres communautés religieuses, l'Etat devrait introduire la pratique américaine de la "discrimination positive" afin de promouvoir les carrières des plus brillants d'entre eux. Sarkozy suggère que la croyance religieuse et la spiritualité tolérante et ouverte constituent la protection la plus efficace contre le fanatisme. La France devrait transcender son "culte pour la laïcité", son laïcisme, qui est devenu un obstacle pour un monde plus ouvert et plus pacifique. Sarkozy apparaît comme un véritable "Nouvel Européen" - pas dans le sens de la définition restrictive qu'en donne Donald Rumsfeld, mais comme un européen qui délimite un nouvel espace pour la religion en politique, et qui accepte la quête de la spiritualité comme un complément important dans une société démocratique moderne.

Mais la vision de Sarkozy bute sur quelques obstacles sérieux. L'un d'entre eux est que la culture républicaine est incompatible avec un "adoucissement" de la loi consacrant la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Encore plus dérangeant est l'inquiétude suscitée par sa tentative légitime d'intégrer l'Islam et qui pourrait favoriser ses éléments les plus radicaux. Légitimer les extrémistes ne les encourage pas nécessairement à atténuer leur position.

Sarkozy pose des questions valables et provocatrices. Peut-être ne fournit-il pas toujours les bonnes réponses et que sa vision ne lui ouvrira pas les portes de l'Elysée. Mais c'est le type exact d'agitateur politique dont la France a désespérément besoin alors qu'elle sombre avec morosité vers le crépuscule de l'ère Chirac.

Dominique Moïsi est Conseiller spécial de l'Institut français des relations internationales (IFRI).

Traduction (anglais) JFG