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Les Français Repoussent les Limites
de la Lutte Contre le Terrorisme

"Les pouvoirs étendus des magistrats chargés de poursuivre les terroristes
ne génèrent guère de contestation publique"

Par Craig Whitlock du service étranger du Washington Post
Mardi 2 novembre 2004; Page A01


PARIS - Dans de nombreux pays européens, des anciens détenus de la prison militaire américaine à Guantanamo Bay, à Cuba, ont célébré leur liberté retrouvée. En Espagne, au Danemark et en Grande-Bretagne, des détenus récemment libérés se sont publiquement insurgés contre leur traitement à Guantanamo, gagnant la sympathie de politiciens et de journaux locaux. En Suède, le gouvernement a accepté d'aider un vétéran de Guantanamo à poursuivre en dommages-intérêts ses ravisseurs américains.

Ce n'est pas vraiment comme cela que ça se passe en France, où quatre prisonniers de la base navale américaine ont été arrêtés sitôt rentrés au bercail en juillet, et on n'a plus entendu reparler d'eux depuis. Selon la loi française, ils pourraient rester enfermés aussi longtemps que trois années, le temps que les autorités décident s'ils doivent être renvoyés devant un tribunal - des limbes légales que leurs avocats accusent de ne pas être très différentes de ce qu'ils ont connu à Gantanamo. Armé des lois et des politiques antiterroristes parmi les plus strictes d'Europe, le gouvernement français a ciblé agressivement les radicaux islamiques et les autres personnes considérées comme constituant une menace terroriste potentielle. Alors que les autres pays occidentaux débattent de l'équilibre approprié entre sécurité et droits individuels, la France n'a guère connu de contestation publique au sujet de tactiques qui seraient controversées, voire illégales, aux Etats-Unis et dans d'autres pays.

Les autorités françaises ont expulsé une douzaine d'ecclésiastiques islamiques pour avoir soit-disant fait l'apologie de la haine ou de l'extrémisme religieux, y compris un imam d'origine turque dont les fonctionnaires ont dit qu'il avait nié que des Musulmans aient été impliqués dans les attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Depuis le début de l'année scolaire, le gouvernement a imposé l'interdiction du port de signes religieux à l'école, une politique destinée en grande part à empêcher les jeunes filles musulmanes de porter le voile.

Les fonctionnaires du contre-terrorisme français ont dit que leur approche préventive avait payé, leur permettant de prévenir des complots avant qu'ils ne se réalisent et d'empêcher en premier lieu des cellules radicales de se former. Ils disent que les tuyaux venant d'informateurs ainsi qu'une coopération étroite avec les autres services de renseignements leur ont permis de contrecarrer des attaques qui avaient été planifiées contre l'ambassade des Etats-Unis à Paris, contre des sites touristiques dans l'île de la Réunion dans l'Océan Indien et contre d'autres cibles.

"Il y a une réalité aujourd'hui : Dans notre pays, sous couvert de la religion, des individus prêchent l'extrémisme et appellent à la violence," a dit le Ministre de l'Intérieur, Dominique de Villepin lors d'une récente réunion de leaders islamistes à Paris. "Il est essentiel que nous nous y opposions par tous les moyens."

Thomas M. Sanderson, un expert en terrorisme au Centre des Etudes Stratégiques et Internationales à Washington, a dit que la France a combiné sa stratégie d'application stricte de la loi avec une campagne diplomatique plus douce au Moyen-Orient destinée à renforcer les liens avec les pays islamistes.

"Vous voyez vraiment la France faire un effort pour jouer le rôle de la puissance occidentale amicale," et distincte des Etats-Unis, a-t-il dit. "Lorsque l'on en vient aux opérations contre-terroristes, la France est un noyau dur. …Mais ils savent aussi très bien ce qu'est la diplomatie publique."

La France a adopté une stratégie d'application de la loi qui dépend en grande partie d'arrestations préventives, de profilage ethnique et d'un réseau efficace national de collecte d'informations. Les juges et les enquêteurs anti-terroristes français sont parmi les plus puissants d'Europe, soutenus par des lois qui leur permettent d'interroger les suspects pendant des jours sans intervention d'avocats de la défense.

Cette nation poursuit une telle politique à un moment où la France bien reconnue dans le monde avec ses critiques contre les Etats-Unis pour avoir détenu à Guantanamo des terroristes supposés sans protections juridiques normales. Les politiciens français ont aussi protesté avec force contre la décision des Etats-Unis d'envahir l'Irak, disant que cela a exacerbé les tensions avec le monde islamique et a aggravé la menace terroriste.

Malgré la discorde politique à propos de l'Irak, les services de renseignements français et ses fonctionnaires du contre-terrorisme disent qu'ils travaillent en étroite collaboration avec leurs homologues américains sur les enquêtes relatives au terrorisme.

Avec la plus grande population musulmane d'Europe, la France est étroitement surveillée par ses pays voisins, dont un grand nombre sont en train de durcir leurs propres lois antiterroristes ainsi que celles sur l'immigration. Mais même après les attaques du 11 septembre et les attentats du 11 mars sur les trains de banlieue à Madrid, les autres pays européens ont rechigné à adopter complètement le modèle français, en partie héritage judiciaire de l'ère napoléonienne qui a toujours accordé aux magistrats chargés des poursuites des pouvoirs importants.

La Grande-Bretagne, par exemple, a typiquement besoin de plusieurs années pour extrader les suspects de terrorisme vers d'autres pays et respecte les droits attachés à la liberté d'expression des imams qui font l'éloge d'Oussama ben Laden, le chef d'Al-Quaida, et qui soutiennent la guerre sainte. Il y a trois années en arrière, l'Allemagne n'interdisait pas d'être membre d'une organisation terroriste étrangère, comme Al-Quaida, du moment où elle n'opérait pas à l'intérieur du pays. Nombre de lois et de politiques antiterroristes en France datent de 1986, lorsque ce pays luttait contre des groupes extrémistes palestiniens et européens. Depuis lors, le gouvernement a modifié et étendu ces lois à plusieurs reprises, donnant graduellement aux autorités des pouvoirs étendus pour expulser et écrouer.

"Des Zones de Haute Pression"

Le terrorisme constitue "une belligérance toute nouvelle et sans précédent, une nouvelle forme de guerre et nous devons nous adapter sur la manière de la combattre," a dit Jean-Louis Bruguière, un juge antiterroriste français prédominant. "Lorsque votre ennemi se trouve sur votre territoire, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord, vous ne pouvez pas utiliser des forces militaires parce que cela serait inapproprié et contraire à la loi. Vous devez donc utiliser des forces et des armes nouvelles."

Par moment, les autorités françaises ont travaillé sur des dossiers terroristes à l'extérieur de leurs frontières, reprenant les enquêtes aux pays non disposés ou incapables d'arrêter les suspects par eux-mêmes.

L'année dernière, Christian Ganczarski, un ressortissant allemand et agent supposé d'Al-Quaida, est arrivé en Arabie Saoudite pour un pèlerinage religieux à la Mecque. Ganczarski, converti à l'Islam et qui est devenu une connaissance personnelle de ben Laden, était soupçonné par les autorités françaises d'avoir aidé à organiser l'attentat en avril 2002 contre une synagogue à Djerba, en Tunisie, et qui a causé la mort de 21 personnes.

Les fonctionnaires saoudiens se préparait à renvoyer Ganczarski en l'Allemagne, mais lorsque les fonctionnaires Allemands firent savoir qu'ils ne disposaient pas des preuves pour l'arrêter, les autorités saoudiennes ont organisé un détour, et l'on mis sur un vol avec une correspondance à Paris. Lorsque Ganczarski est arrivé à l'aéroport Charles de Gaulle le 2 juin 2003, il fut mis en détention pour être interrogé par la police française.

Dix-sept mois plus tard, Ganczarski se trouve toujours emprisonné en France, mis en examen pour une conspiration supposée dans l'attaque tunisienne. Les enquêteurs français ont réclamé la juridiction territoriale dans cette affaire parce que des ressortissants français ont fait partie des victimes dans l'attaque tunisienne.

Encore l'année dernière, les fonctionnaires antiterroristes français ont tuyauté le gouvernement australien sur le fait qu'un touriste français en visite, Willie Brigitte, était soupçonné de faire partie d'une cellule terroriste à Sydney qui était en train de planifier là-bas des attaques pendant la Coupe du Monde de rugby. Ne disposant pas eux-mêmes de preuves tangibles, les fonctionnaires australiens ont expulsé Willie Brigitte vers la France en octobre 2003, où il fut arrêté. Il est, lui aussi, toujours en prison, où il est assujetti à des interrogatoires réguliers.

Le juge français antiterroriste qui est chargé de ces deux dossiers est Bruguière, un magistrat investigateur qui selon la loi française est doté de larges pouvoirs de poursuites, comprenant la capacité d'ordonner des perquisitions, des écoutes et d'interroger les suspects.

Pendant la dernière décennie, Bruguiére a ordonné l'arrestation de plus de 500 personnes sur le soupçon de "conspiration en relation avec le terrorisme," une accusation large qui lui donne la liberté de manœuvre pour emprisonner des suspects pendant qu'il mène ses enquêtes.

"Il n'y a d'équivalent nulle part en Europe. Cette disposition est très, très efficace en matière de règlement judiciaire pour s'attaquer aux réseaux qui soutiennent le terrorisme," a dit Bruguière dans une interview. "Combattre le terrorisme c'est comme le temps. Vous avez des zones de haute pression et des zones de basse pression. Les pays qui ont des zones de basse pression" attirent le terrorisme.

"L'érosion des Libertés Civiles'

Bruguière a estimé que 90 pour-cent des prévenus qu'il a inculpés et conduits devant la justice ont été condamnés. Des critiques affirment toutefois que la plupart des gens qui ont été arrêtés en France sur les ordres de juges anti-terroristes ne font jamais l'objet d'accusations liées au terrorisme et finissent par être libérés. Les statistiques officielles françaises relatives aux poursuites en matière de terrorisme ne sont pas facilement disponibles, c'est pourquoi il est difficile d'estimer les résultats de ces procès.

William Bourdon, un avocat parisien représentant Nizar Sassi et Mourad Benchellali, deux des quatre ressortissants français libérés de Guantanamo Bay en Juillet, a dit que ses clients ont été à nouveau arrêtés, pas parce qu'on les soupçonnait de quelque crime que ce soit en France, mais simplement parce qu'ils étaient allés en Afghanistan avant l'invasion conduite par les Etats-Unis en 2001. Selon la loi française, ses clients pourraient rester en prison jusqu'à trois années le temps que les autorités terminent leur enquête. "Ce qui a eu lieu ici est totalement injuste," a-t-il dit. "Il y a un haut degré d'inhumanité dans cette décision."

Michel Tubiana, avocat et président de la Ligue des Droits de l'Homme en France, a raconté l'histoire d'un marchand de volaille qu'il a défendu par le passé pour illustrer combien il est facile pour des suspects de se faire arrêter en vertu des lois anti-terroristes françaises.

Il a raconté que le marchand, Hakim Mokhfi, fut détenu en juin 2002 après que les autorités avaient appris qu'il était allé dans un camp au Pakistan avant le 11 septembre 2001 et qu'il connaissait une personne qui était une connaissance de Richard C. Reid, le Britannique qui a plaidé coupable aux Etats-Unis sur l'accusation d'avoir essayé de faire exploser en décembre 2001 un avion d'American Airlines avec des explosifs cachés dans ses chaussures.

Les Français Repoussent les Limites de la Lutte Contre le Terrorisme

A trois reprises pendant les cinq derniers mois, a raconté Tubiana, des juges de juridictions extérieures désignés pour réviser le dossier de ce marchand ont fixé des délais au juge d'instruction pour soit l'inculper, soit le libérer. Les délais ont été dépassés, mais son client reste sous les verrous, comme le montre les documents du tribunal. "Il n'y a en fait aucun contrôle" sur ces magistrats, a-t-il dit. "Ils sont tout puissants."

Tubiana a cité une nouvelle loi passée l'année dernière qui a supprimé l'obligation pour la police antiterroriste française d'avoir un témoin oculaire lorsqu'elle est mandatée pour une perquisition. Cette obligation était destinée à éviter de placer des fausses preuves.

"Il y a eu définitivement une érosion des libertés civiles en France, et pas seulement sur le terrorisme," a dit Tubiana. "Nous voyons en ce moment des choses qui auraient été impensables il y a 10 ans."

En même temps, Tubiana et d'autres avocats de la défense reconnaissent que les enquêteurs du contre-terrorisme français utilisent en général efficacement les outils dont ils disposent.

Selon des experts de l'antiterrorisme, là-bas, la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) - l'agence de renseignement intérieure - emploie un grand nombre d'arabophones et de Musulmans pour infiltrer les groupes radicaux. La police est aussi prompte à utiliser la menace d'arrestations préventives pour persuader les suspects de travailler comme informateurs.

Le Ciblage des Religieux

Le gouvernement français a aussi intensifié ses efforts pour sévir contre les religieux islamiques radicaux. Tandis que les autorités ont depuis longtemps le droit d'expulser des étrangers s'ils sont jugés représenter une menace pour la sécurité publique, les députés ont fait passer une loi, cette année, qui rend possible l'expulsion de non-nationaux pour incitation "à la discrimination, à la haine ou à la violence" contre quelque groupe que ce soit.

La cible de cette nouvelle loi : un imam né en Algérie, Abdelkader Bouziane, un religieux vivant à Lyon qui a été expulsé une première fois en avril après avoir exhorté publiquement les Musulmans à attaquer des cibles américaines en France et qui a dit ensuite dans une interview que la polygamie était autorisée pour les hommes et qu'ils avaient le droit de battre leurs femmes. Bouziane fut autorisé à retourner en France à la suite d'un verdict favorable en appel, mais il fut déporté en Algérie le mois dernier sous la nouvelle loi.

Bruno le Maire, un conseiller important du ministre de l'intérieur, a dit que les autorités avaient placé environ 40 mosquées sous étroite surveillance et qu'elles réagissent rapidement à chaque fois qu'elles découvrent un religieux qui prêche le radicalisme.

"Il n'y a pas de lien direct entre ce que ces imams disent et le terrorisme, mais il y a des liens indirects qui peuvent mettre en danger la démocratie et la sécurité de notre pays," a-t-il dit. "C'est pourquoi nous devons faire très attention à ces gens."

D'autres pays, dont les Etats-Unis, ont des politiques de longue date qui empêchent les agents du maintien de l'ordre d'infiltrer les lieux de culte. Jusqu'à présent, toutefois, l'approche agressive de la France n'a pas généré de critiques très importantes.

Dalil Boubakeur, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, a dit que de nombreux Musulmans soutiennent les expulsions et se sentent aussi concernés vis à vis de la prévention d'attaques terroristes que les autres citoyens français. "Nous trouvons que l'arrogance publique de ces extrémistes est totalement intolérable," a-t-il dit. "Le fondamentalisme monte… C'est une vraie menace. L'état devrait prendre des mesures contre ces sortes de gens qui bouleversent la société, pas seulement lorsqu'il y a une attaque terroriste, mais en amont."

Notre correspondante spéciale Maria Gabriella Bonetti a contribué à ce reportage.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon