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     Fraude et corruption
    Par George Monbiot
The Guardian , Mardi 8 février 2005

Oubliez l'ONU. Le régime d'occupation américaine s'est servi jusqu'à 8,8 Mds de dollars essentiellement dans les caisses irakiennes, en seulement 14 mois.

Les sénateurs républicains qui ont dédié leurs carrières à démolir les Nations-Unies sont rarement accusés de timidité. Pourtant, ils sont devenus étrangement silencieux jeudi dernier. Henry Hyde est devenu Henry Jekyll. Norm Coleman a laissé tomber sa fougue habituelle et s'est fait tout miel. Persuadés que l'ONU est une conspiration contre la souveraineté des Etats-Unis, ils étaient prêts à lancer leur attaque pour faire tomber Kofi Annan et détruire son organisation. Le rapport de Paul Volcker, l'ancien président de la réserve fédérale des Etats-Unis, était censé prouver que, grâce à la corruption au sein du programme pétrole-contre-nourriture des Nations-Unies, Saddam Hussein pouvait maintenir son régime en détournant les revenus du pétrole pour son propre compte. Mais Volcker est arrivé avec tout autre chose.

"La principale source de financement externe pour le régime irakien," a-t-il rapporté, "est provenu des violations aux sanctions en dehors du cadre du programme [pétrole-contre-nourriture]." Ces violations consistaient à des "ventes illicites" de pétrole à la Turquie et à la Jordanie par le régime irakien. Les membres du conseil de sécurité des Nations-Unies, y compris les Etats-Unis, étaient au courant et n'ont rien fait. "La loi des Etats-Unis exige que les programmes d'assistance aux pays qui violent les sanctions de l'ONU soient stoppés à moins qu'il soit décidé que leur poursuite est dans l'intérêt national [des Etats-Unis]. De telles décisions ont été prises par les administrations américaines successives."

En d'autres termes, bien qu'il ait été informé d'un trafic qui a rapporté au régime de Saddam Hussein quelques 4,6 Mds de dollars, le gouvernement des Etats-Unis a décidé de laisser faire. Il a agit ainsi parce qu'il a estimé que ce trafic était dans son propre intérêt national, puisqu'il aidait des pays amis (la Turquie et la Jordanie) a échapper aux sanctions contre l'Irak. La plus grande source de financement illégal de Saddam Hussein n'a pas été approuvée par les responsables de l'ONU mais par des hauts fonctionnaires américains. Cela paraît étrange à dire, mais ni M. Hyde, ni M. Coleman n'ont encore râlé sur ce sujet. Mais tout ça n'est rien à côté de ce qui va suivre.

Il est vrai que l'audit des Nations-Unis aurait dû être meilleur. Une partie de l'argent "pétrole-contre-nourriture" a atterri entre les mains de Saddam Hussein. Un de ces fonctionnaires, avec l'aide d'un diplomate britannique, a aidé à attribuer un contrat à une entreprise britannique, plutôt qu'à une entreprise française. Le cas le plus grave implique un fonctionnaire nommé Benon Sevan, et qui est accusé d'avoir acheminé du pétrole irakien vers une société qu'il privilégiait, et ce dernier pourrait avoir reçu en retour 160.000 dollars. Le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, a pris des mesures disciplinaires contre les deux hommes, et a promis de leur retirer leur immunité diplomatique s'il sont poursuivis. On peut difficilement trouver de contraste plus saisissant à la manière dont les Etats-Unis ont traité les accusations contre leur propres fonctionnaires et qui sont bien plus graves.

Quatre jours avant que Volcker ne rapporte ses découvertes sur Saddam Hussein, l'inspecteur général des Nations-Unies sur la reconstruction en Irak a publié un rapport sur la CPA (Coalition Provisional Authority, l'autorité provisoire de la coalition) — l'agence américaine qui a gouverné l'Irak entre avril 2003 et juin 2004. Le travail de l'inspecteur général consiste à s'assurer que l'argent dépensé par l'autorité est correctement comptabilisé. Cela n'a pas été le cas. En seulement 14 mois, 8,8 Mds de dollars manquent à l'appel. C'est plus que tout ce Mobutu Sese Seko a réussi à voler durant les 32 années où il a piller le Zaïre. C'est 55.000 fois ce que M. Sevan est accusé d'avoir reçu.

L'inspecteur général a découvert que l'Autorité était "plombée par des incompétences graves et une gestion médiocre". Et il n'a pas été méchant. D'autres enquêtes suggèrent qu'elle était aussi plombée par une fausse comptabilité, la fraude et la corruption.

La semaine dernière, un conseiller britannique au comité de gouvernement irakien a dit dans l'émission "File on Four" [dossier sur la quatre] de la BBC que les fonctionnaires du CPA exigeaient des bakchichs allant jusqu'à 300.000 dollars pour attribuer des contrats. L'argent irakien saisi par l'armée américaine a tout simplement disparu. Quelques 800 millions de dollars ont été remis à des officiers supérieurs américains sans être comptés ou même pesés. 1,4 Mds de dollars supplémentaires se sont envolés de Bagdad vers le gouvernement régional kurde dans la ville d'Irbil, et n'ont pas été revus depuis.

Des contrats ont été accordés par la CPA à des sociétés américaines sans aucune garantie financières. Ils ont été établis sans appel d'offre, sous la forme d'accords à "coût-majoré". Ce qui veut dire que ces sociétés ont été payées sur leurs encours, et ont reçu en plus un pourcentage de ces dépenses sous forme de profit. Elles étaient très fortement encouragées, en d'autres termes, à dépenser autant d'argent que possible. Le résultat, c'est que l'Autorité semble en avoir eu exécrablement peu pour son argent. Pour vous donner un exemple, les auditeurs du Pentagone ont déclaré qu'au cours d'un seul contrat, une filiale d'Halliburton a surfacturé la CPA de 61 millions de dollars pour du carburant importé. Il semble que cela a été officiellement sanctionné. En novembre, le New York Times a obtenu de la part d'une femme officier du génie de l'armée US une lettre insistant sur le fait qu'elle ne "succomberait pas aux pressions politiques de la part… de l'ambassade des Etats-Unis d'aller contre mon intégrité et de payer le carburant plus cher que nécessaire". Elle a été déboutée par ses supérieurs, qui ont émis un mémo insistant que les prix que cette société faisait payer étaient "corrects et raisonnables", et qu'on ne demanderait pas de produire les chiffres requis pour les justifier.

Il apparaît que d'autres sociétés ont facturé à l'Autorité du travail qu'elles n'ont pas accompli, ou qu'elles ont payé des sous-traitants pour le faire à leur place pour une fraction de ce qu'elles ont reçu de la CPA. Pourtant, même quand elles ont été confrontées à des preuves en béton pour malfaçon, l'Autorité a continué de les employer. Lorsque l'inspecteur général recommanda à l'armée américaine qu'elle refuse de payer les sociétés qui l'ont surfacturée, il a été ignoré. Personne n'a été poursuivi ou puni. Le ministère de la justice américain refuse d'assister les dénonciateurs qui traînent ces sociétés devant les tribunaux.

Ce qui rend tout cela si grave est que plus de la moitié de l'argent que la CPA distribuait n'appartenait pas au gouvernement américain mais au peuple irakien. La plus grande partie provenait des ventes de pétrole effectuées par la coalition. Si vous pensez que le programme pétrole-contre-nourriture de l'ONU prenait l'eau, jetez donc un coup d'œil au système pétrole-pour-la-reconstruction de la CPA. Pendant l'intégralité de la période où la CPA était aux commandes, il n'y avait aucun compteur pour calculer la quantité de pétrole coulant dans les pipelines irakiens, ce qui veut dire qu'il n'y avait aucun moyen d'établir quel montant l'Autorité à extrait de la richesse du pays, ou si elle était payé un prix honnête pour ce pétrole. Selon l'organisme de contrôle international en charge de l'audit, la CPA était aussi "incapable d'estimer la quantité de pétrole… qui a été détourné".

L'Autorité violait manifestement les résolutions de l'ONU. Ainsi que Christian Aid le fait remarquer, l'argent irakien que la CPA distribuait était censé être soumis depuis le début au contrôle international. Mais aucun auditeur ne fut nommé jusqu'à avril 2004 — juste deux mois avant que le mandat de la CPA ne se termine. Même à ce moment-là, ceux-ci n'avaient aucun pouvoir pour lui demander des comptes ou même pour leur demander de coopérer. Mais suffisamment d'information a fuit pour suggérer que 500 millions de dollars produit par le pétrole irakien pourrait avoir été "détourné" (mot poli pour piqué) pour contribuer à payer l'occupation militaire.

J'espère que MM Hyde et Coleman ne vont pas cesser de demander si l'argent du pétrole irakien a été dépensé correctement. Mais peut-être que nous ne serons pas surpris si leur silence aimable persiste.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon