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     Le plus haut degré d'avidité et la pire privatisation
depuis celle des chemins de fer [britanniques]
    Par George Monbiot
The Guardian, mardi 14 février 2006

De tout le tohu-bohu qui a entouré la privatisation la semaine dernière du service de recherche de la Défense du gouvernement britannique - Qinetiq - une déclaration m'a arrêté tout net. Lord Drayson, le ministre des acquisitions de Défense, a affirmé que c'était un "bon modèle pour les privatisations futures". Trois choses m'ont interpellé. La première, c'est que Lord Drayson est ministre des acquisitions de Défense. J'étais passé jusqu'à présent complètement à côté de ce fait remarquable. La deuxième chose est que, si le gouvernement envisage vraiment d'autres privatisations, c'est la première dont nous entendons parler. Drayson avait quoi d'autre en tête ? Y a-t-il quelque chose qui n'a pas encore été vendu ? La troisième chose est que, à l'exception de la privatisation des chemins de fer en 1996, il est difficile de penser à un pire modèle pour un bradage du gouvernement.

Comme tout le monde le sait à présent, l'introduction en bourse de Qinetiq, vendredi dernier, a fait monter la valeur des actions acquises par Carlyle, la firme d'investissement américaine, d'environ 840%. Carlyle, dont le conseil d'administration est honoré, entre autres éminences, par l'ancien Premier ministre John Major, a acheté sa part aux enchères en 2002 lorsque la bourse avait plongé. Carlyle a payé £42m [63m€] pour obtenir 31% des parts qui, à la clôture de vendredi, valaient £351m [509m€]. La semaine dernière, elle a fourgué plus de la moitié de ses parts. Son président, qui a payé £129,000 [187.000 €] pour sa part dans la société, vaut maintenant £27m [39m€], et son directeur général, £22m [32m€].

Comme ce fut le cas pour les quatre directeurs de Rover (qui sont partis avec £40m [58m€]), il est difficile de voir ce qu'ils ont fait pour mériter de telles sommes. Ainsi que le prédécesseur travailliste de Lord Drayson, Lord Gilbert, l'a fait remarquer : "Toute cette valeur a été construite par des fonctionnaires avec de l'argent public. Je considère que tout ceci est absolument indigne … c'est un véritable scandale". Dans une lettre parvenue samedi au Daily Telegraph, l'ancien directeur général de la Defence Research Agency [l'agence de recherche pour la défense] - l'organisme gouvernemental qui a été scindé et qui est devenu Qinetiq - a décrit ces profits comme "une avidité au plus haut degré" : ces deux hommes, a-t-il déclaré, ont mis la main sur les bénéfices de décennies de travail effectué par ses scientifiques et ses ingénieurs.

Le chef de Lord Drayson, le Secrétaire à la défense John Reid, a soutenu que la société vaut autant "à cause de la valeur qui y a été ajoutée" par le management de Carlyle. "C'est précisément pourquoi (nous) les avons fait entrer". Mais si le gouvernement savait que Carlyle ferait autant d'argent, pourquoi a-t-il permis à cette société d'acheter sa participation à un prix si bas ? En fait, en 2002, le gouvernement avait été mis en garde par Lord Gilbert et par Lord Moonie, qui était le ministre aux acquisitions de Défense au moment où Carlyle a acheté sa participation, que le contribuable était en train de faire rouler. Moonie a dit que c'est le Trésor qui l'a décidé. Le gouvernement y est allé en parfaite connaissance de cause.

On pourrait soutenir qu'une grande partie de la valeur de Qinetiq a été ajoutée, non par le génie de ses directeurs, ou même de ses ingénieurs ou de ses scientifiques, mais par un énorme contrat avec le Ministère de la Défense, signé le jour même (le 28 février 2003) où Carlyle a acheté sa participation. "L'Accord de Partenariat à Long-Terme", en vertu duquel Qinetiq gère les zones de tir de missiles britanniques, est de £5,6Mds [8,1Mds€] sur 25 ans. En fait, avec un tel contrat, chacun d'entre nous aurait pu acheter cette participation de 31% sans même sortir son portefeuille : vous auriez pu emprunter l'argent à des taux d'intérêt faibles, en échange de votre garantie de revenu futur. Carlyle admet qu'il a souscrit une partie du capital en re-finançant ses revenus sur la base de ce contrat. Le Guardian a aussi rapporté que Qinetiq aurait pu laisser derrière elle quelques dettes potentielles lors de son introduction en bourse : le gouvernement pourrait supporter les coûts de nettoyage de quelques terrains qu'il a utilisés.

À tous ceux qui ont étudié l'initiative financière privée, cette histoire - d'actifs garantis et de réduction du passif - sera familière. La vente de Qinetiq comporte moins de risques pour le public que la privatisation partielle de nos écoles, de nos hôpitaux et de tout ce qui reste dans le secteur public, puisque les dettes potentielles sont beaucoup plus faibles et l'impact à long terme d'une mauvaise exécution de ce contrat moins conséquent. Mais il semble clair que ces provisions généreuses ont fait grossir la société en vue de sa privatisation. Comme Lord Gilbert le dit : "Le Ministère de la Défense a été considéré comme un agneau qu'on mène à l'abattoir".

Dans le passé, des ministres ont cherché à justifier des affaires comme celle-ci en prétendant que les profits des sociétés sont bons pour le ministère des finances. Mais il leur sera difficile d'appliquer cet argument à la privatisation de Qinetiq. En effet, Carlyle a acheté sa participation par l'intermédiaire d'une série de "véhicules à but spécial" basés à Guernesey, ce qui veut dire qu'elle ne paiera pas d'impôts sur la vente de ses parts. On a dit que le gouvernement savait que Carlyle utiliserait un paradis fiscal avant que l'accord ne soit passé. À cet égard, on peut faire quelques parallèles entre l'histoire de Qinetiq et la vente des propriétés du service des impôts britannique à Mapeley - une société d'investissement enregistrée aux Bermudes.

Quant à Lord Drayson, j'ai été stupéfié par sa nomination, non pas parce que je crois qu'il manque d'expérience pour cette branche du gouvernement, mais parce que je crois qu'il en trop. Avant de prendre ses fonctions, Paul Drayson savait pas mal de choses sur les acquisitions de Défense : il avait réalisé une affaire appréciable avec le Ministère de la Défense.

Jusqu'en 2003, lorsqu'il la vendit pour £542m [785m€], Paul Drayson était le PDG d'une entreprise pharmaceutique fondée par son beau-père, Powderject. Il reste toutefois un généreux donateur du Parti Travailliste. Après le 11/9, le gouvernement britannique pris la décision de stocker des vaccins contre la variole. Le 30 novembre 2001, le Ministère de la Défense détermina que le type de vaccin qu'il souhaitait acheter était la souche Lister. La seule société qui possédait des stocks suffisants était une firme germano-danoise, Bavarian Nordic. Le 6 décembre 2001, Paul Drayson, avec quelques autres hommes d'affaires, fut invité à Downing Street. Peu après, des fonctionnaires du gouvernement rendirent visite à Bavarian Nordic pour entamer des négociations dans le but d'acheter le vaccin. On leur a dit que c'était trop tard : Powderject venait juste d'acheter les droits exclusifs de distribution pour le Royaume Uni. Si le gouvernement voulait la souche Lister, C'est à la société de Drayson qu'il devrait désormais l'acheter. Le gouvernement paya £32m [46m€] pour les vaccins, dont, semble-t-il, £20m [29m€] aient été des profits. Le Guardian a essayé d'interroger le cabinet de Tony Blair et Paul Drayson pour savoir si lors du petit-déjeuner à Downing Street on avait discuté de la souche Lister, mais aucun des deux n'a voulu faire de commentaires. On ne sait donc pas si Drayson a pris conscience des intentions du gouvernement lors de cette réunion.

En mai 2004, Tony Blair fit de Paul Drayson un pair à vie, et cela a aussi attiré la controverse : six semaines après avoir été anobli, il donna £500,000 [725.000€] au Parti Travailliste. En mai 2005, il rejoignit le gouvernement. Depuis lors il a été responsable d'assurer que le Ministère de la Défense reçoive un bon rapport de ses contrats avec les entreprises privées.

Ici, nous avons affaire à une privatisation - la première privatisation totale que le gouvernement de Tony Blair a menée - et cela a permis à une société d'investissement américaine d'empocher des centaines de millions de livres sterling d'argent gratuit, dont la plus grande partie sera exemptée d'impôt. Cette société a été aidée par des revenus garantis pendant 25 ans par le gouvernement britannique et par la possibilité de se débarrasser de dettes. Elle a été supervisée par un homme qui s'est fait remarquer pour la première fois du public à la suite d'une affaire d'acquisition de défense entourée de controverse, et qui se retrouve à présent ministre des acquisitions de la Défense. Est-ce qu'il y a quelqu'un pour être d'accord que cela est un "bon modèle pour de futures privatisations" ?

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon